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Le clair de terre – Guy Gilles – 1970

12650903_10153438069642106_8585436504218380814_nJe veux voir, le temps perdu.

   9.0   C’est une affaire de découpage, plus encore que lors des deux précédents films de Guy Gilles. La couleur est devenue omniprésente. On sait que la couleur chez lui se fait prison, angoisse, invite à la fuite. Les images vont et viennent comme des flashs. Tout s’accorde avec le personnage qui file vers ses origines, n’est déjà plus là, se voit à Tunis, quitte un Paris flou, fantomatique, grippé, mécanique.

     Lors de son voyage, il croise une femme dans un village d’escale, une Annie Girardot endeuillée mais volontaire, qui dira que l’église ici sonne tous les quarts d’heure comme ça on ne risque pas d’oublier le temps qui passe. Elle parle de son mari défunt. Puis de peinture. Le montage aussi se repose, s’aère, ses couleurs sont plus chaudes, charnelles.

« Prends le temps, prends le temps, le temps de t’arrêter
Prends le temps seulement, le temps de respirer
Prends le temps simplement de regarder les fleurs
Simplement une fleur, et d’aimer sa couleur
Et d’écouter le vent, et d’écouter la vie
La vie qui bat le temps, bat  le temps dans tes veines ! »

     C’est pourtant un village qui semble porter le deuil plus que les autres, mais au sein duquel il y aura cette percée, rencontre sans suite, superbe. Toujours ce paradoxe cher au cinéma de Guy Gilles, qui ne s’enferme pas dans le schématisme. Tout est toujours double sinon davantage.

     Le film est rythmé par des rencontres, brèves comme cet homme sur le bateau ou guidées et durables avec ici une chanteuse, là une institutrice. Plus loin ce sont deux adolescents portant le même prénom, curieux et bienveillants. Plus loin encore, une famille de pied-noir qui n’ont pas bougé. Un dialogue se crée. Une passerelle pour agrémenter ce voyage intérieur.

     Guy Gilles comme Pierre (Ils fusionnent) aussi va sur les traces de son passé. Tunis remplace l’Alger de son enfance ; Et il s’inspire des souvenirs de son petit frère, de neuf ans son cadet, qui aura vécu son déracinement avant l’adolescence. Parfois, quelques photos et cartes postales se glissent ci et là comme des substituts aux souvenirs. Car Pierre n’avait pas six ans la dernière fois qu’il a vu Tunis. Paris aura toujours été associé à la mort de sa mère. Patrick Jouané, son acteur fétiche, est bouleversant dans chacun de ses regards, silences, errances.

« Quand on est petit, le temps de grandir
Parce qu’on croit qu’alors, alors on pourra
Et quand on est grand, le temps de souffrir
Parce que sans souffrir, on n’peut rien avoir
Le temps de chercher, avant de trouver
Et avant d’y être, le temps d’y aller
Le temps de comprendre, le temps d’oublier
D’apprendre et d’attendre, la vie est passée ! »

     C’est probablement celui des trois films de Guy Gilles qui est le plus expérimental. Les plans défilent, toujours dans une brièveté statique tenant de l’album photo dans lequel parfois s’immisce une zone de rêve. L’accompagnement sonore aussi est extrêmement travaillé, foisonnant, entre les sons de la ville, la mer, les cris et d’autres plus délicats à distinguer ; Mais aussi des bribes musicales. On dirait presque un disque d’ambient, tout en entrelacs et mélancolie, j’ai beaucoup pensé au Passagenweg de Pierre-Yves Macé. Le rêve cohabite ici même avec le cauchemar, le souvenir avec le fantasme, dans une séquence nocturne extirpée d’un inconscient torturé.

« Homme libre, toujours tu chériras la mer »

     Si l’institutrice confie que le plus difficile est de voir s’en aller ceux que l’on aime, elle reconnaît que la somme de ses souvenirs l’empêche de s’ennuyer et cite Baudelaire avec malice et plaisir de voir que le temps s’arrête quand on est face à cette immensité bleue. La mer, image parfaite, sera bientôt vectrice de noyade.

     Au bout de son chemin c’est la mort que Pierre va trouver. Pas la sienne, ni celle d’un membre de sa famille, mais celle d’une amie, parisienne, plus jeune que lui. Une mort absurde, terrible qui brise la jeunesse et la fougue qui l’habite. Une mort qui pourtant touchera autant Pierre qu’une simple rengaine, qui le fait pleurer chaque fois qu’elle entre dans ses oreilles. Une rengaine qui rappelle un souvenir, une fille, un bonheur éphémère, dilapidé dans le temps, caché dans les tréfonds de la mémoire, attendant son appel pour réapparaître, cette éternelle rengaine qui vient tirer les larmes.

     J’aimerais voir davantage de films de Guy Gilles mais ces trois-là me suffisent pour y voir un immense cinéaste, singulier, torturé ; Une sorte de Leos Carax avant l’heure, moins mégalo, plus discret. Un jeune poète proustien, d’une intelligence rare.

Au pan coupé – Guy Gilles – 1968

Au pan coupé - Guy Gilles - 1968 dans * 730 au%20pan%20coup%C3%A9Partir et mourir.

   9.5   Le noir et blanc, tout en gris et dégradés de roses et bleus, est associé au présent, il est cerné, ombragé, morose ; La couleur s’invite parfois, appartenant aux temps de grâce, aux souvenirs.

     Il y a les prémisses d’Un amour de jeunesse dans Au pan coupé. La sensation que l’éphémère échappe au temps. Le visage du garçon convoque d’ailleurs celui du film de Mia Hansen-Løve. Son désencrage du monde et son envie de fuite avec.

     La mort brise l’élan passionnel, romanesque. Elle ouvrait le film dans le récit d’une vieille dame, déjà, qui allait aussi ouvrir ce pan de souvenir. Le film est rempli de ces petites parenthèses infinie, qui surgissent ci et là, au gré des glissements. Souvent, les souvenirs s’invitent au sein d’autres souvenirs.

     « Je préfèrerais le savoir mort que chaque jour l’imaginer loin de moi » dira Jeanne à cet homme qui l’écoute lui raconter ses souvenirs, qui ne sont eux-mêmes pas vraiment ancrés dans le passé puisqu’ils se sont séparés sans jamais se revoir. Le narrateur annonce même que Jeanne ne saura jamais que Jean est mort.

     Il y a aussi du Carax là-dedans dans cette façon qu’ont les personnages de raconter un moment, un souvenir, le souvenir d’un souvenir. C’est écorché, saccadé autant que les plans qui les traversent, courts, comme des flashs. Jean est à Gilles ce qu’Alex sera à Carax. Dans chaque cas ce sont des morceaux d’eux, une incarnation de leur solitude.

     Quelquefois, certains lieux saisis à la volée, se dédoublent. Un gris du présent fondu dans l’image vive du passé, l’errance suicidaire fondue dans la passion insouciante. On exagère volontairement la beauté du passé dans le cinéma de Guy Gilles. C’est une image intime, mouvante. Les visages y prennent souvent tout le cadre.

     Macha Méril, sublime, est ce regard trouble, double, apaisant, bouleversant qui traverse tout le film. Ses yeux sont un océan de divagations et de tristesse. 

     Jean, lui, est ailleurs. Il est fasciné par les murs, ce qu’ils racontent, ce qui y est inscrit. Les murs sont pour lui des poèmes. Jeanne fera l’expérience de cette révolte suicidaire puis elle devra se séparer de ce passé, franchir ce mur, déchirer une vieille lettre, ranger une photo, trier des cartes postales, afin de faire ressurgir tous ces souvenirs, ces instants inoubliables et cet éternel regret de ne pas avoir offert à Jean le goût de la vie.

« Je me souviens » répète souvent Jeanne.

Se souvenir comme vivre.

Se rattacher à la vie.

     Un vieil album lui fait se souvenir. Un vieil album qui raconte la vie d’une femme, inconnue, puisque Jeanne explique que ce vieil album photo, elle l’avait trouvé dans une brocante. C’est pour elle le souvenir d’une vie qui défile racontée, improvisée par Jean. La photo d’un rire rappelle ce rire. Il rappelle sa douceur. « Je voudrais tout recommencer ».

     Là c’est un immeuble en ruines, qui dévore Jeanne et le cadre. Que représente t-il d’autre qu’un engloutissement du passé ? Une dame vient avouer à la jeune femme qu’elle aurait aimé vivre là jusqu’au bout, avec tous ses souvenirs. Elle aussi a le droit à sa couleur, dans un bref souvenir de Jeanne, image figée, image malgré tout.

     Jean dira de la vie qu’elle est perdue loin dans le temps. Qu’en somme, le privilège c’est la vie et non la trace qu’on en laisse. Je ne sais pas si Guy Gilles aura vécu mais il aura laissé cette trace fine, délicate, belle et terrible. C’est un film extrêmement fragile. Pas étonnant que Guy Gilles ait écrit L’été recule à la fin de sa vie. C’est au Memory Lane, de Mikael Hers que Au pan coupé me fait surtout pensé, en fin de compte.

L’amour à la mer – Guy Gilles – 1965

19848Brève histoire d’amour.

   8.0   Déjà, il s’agit je crois de l’un des seuls films à évoquer aussi ouvertement La guerre d’Algérie, sans pour autant s’en servir comme de rampe scénaristique. Si l’histoire entre Geneviève et Daniel file lentement vers une attendue séparation, c’est moins à cause d’un traumatisme de guerre que d’un éloignement insaisissable.

     L’amour à la mer est un superbe document sur une liaison fragile, une amitié inébranlable, Paris et Brest. Le film varie ses tonalités de couleurs dans son noir et blanc, roses, jaunes, sépia, suivant la marque du souvenir, intense, sensitif. Le film est surtout marqué par des relations épistolaires comme si déjà, par l’échange, il empêchait de se mouvoir dans le présent. On ouvre des tiroirs de souvenirs comme on feuillette un livre, à l’image du souvenir de Paris qu’en a gardé Guy, l’ami de Daniel, campé par Guy Gilles lui-même. Difficile de ne pas y voir de lui dans ce personnage.

     L’amour à la mer, en tant que rejeton rejeté de la Nouvelle Vague, est composé d’apparitions brèves et délicieuses : Jean-Pierre Léaud, Juliette Gréco, Jean-Claude Brialy, Alain Delon. Il est surtout marqué par une voix off intermittente, accompagnatrice du voyage, doux et triste, dans la beauté et la pauvreté. Ailleurs, c’est le montage alterné qui déroute. Je ne sais plus si c’est Daniel ou Guy qui dira « J’aime beaucoup les objets pourvu qu’ils portent en eux les traces du temps » mais qu’importe, l’idée symbolise assez bien l’ambiance dans laquelle le film s’enlise et se fige. C’est une attente mutuelle engluée dans la mélancolie.

     Il y a ici une fraîcheur, une jouvence enthousiasmante, qui s’imprègne de la Nouvelle Vague, mais d’une autre manière, quelque part entre Adieu Philippine, Lola et Vivre sa vie mais il y a une mélancolie folle que la Nouvelle Vague n’avait pas encore atteinte. En se libérant de son histoire d’amour, le film se fige dans un désespoir silencieux. On croise une mariée sur un trottoir, joyeuse dans sa belle robe, en réalité shootée pour une pub de mode. Le retour final, malgré toute la tendresse qui s’en échappe est un leurre. Le temps a fait son office. C’est l’histoire d’un amour qui s’évapore. On ressent beaucoup la mort dans L’amour à la mer sans qu’elle y soit présente au sens propre. Guy Gilles n’a que 22 ans quand il se lance dans ce premier long métrage. C’est un jeune romantique. Fuyant et triste.


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