O Fantasma.
9.0 Harmony Korine cherche à mettre en scène le souvenir fiévreux d’une quête de l’instant magique d’une jeunesse paumée dans ses idéaux obscènes et superficiels. C’est un petit groupe de copines à la recherche de ce détachement ultime, dans l’ère du temps, un abandon corporel total. Point G d’une civilisation consumériste et faussement hédoniste. « Je ne connais pas d’endroit avec autant de spiritualité » dira l’une d’elles, dans les nombreuses impressions mémorielles ou fantasmées qui traversent le film. Le spring break devient le kif ultime, un kif qui mérite que l’on repousse absolument toutes les limites.
Aucune distance n’est prise avec le sujet, ces corps que le cinéaste met en scène, filmant de la même manière ces déhanchements sur la plage et ces feintes de mouvements sexuels, où l’on voit par exemple des garçons renverser leurs bières sur le corps presque nu des filles, tenant la bouteille comme s’il s’agissait de leur manche. Comme dans les mots employés, outranciers ou à peine discernables : la première apparition des filles, en plein amphithéâtre, voit l’une écrire sur une feuille son désir de sucer de la queue et l’autre de lui répondre « Spring breaker bitch » en l’y accompagnant d’un dessin d’une bite. Comme dans le déferlement de violence, essentiellement à la fin, frontal mais complètement déréalisé, ou encore la bouffonnerie qui accompagne ce type sinistre se vantant de son stock d’armes. L’arme à feu a une place dominante dans le film – on sait qu’on est dans un film américain. Fictive ou réelle, elle entre dans chaque plan, vecteur de l’adrénaline suprême. Fictive, que l’on pointe sur sa tempe une main déguisée en arme ou que l’on menace les clients d’un resto au pistolet à eau. Réelle, que l’on tire de vraies balles vers le ciel ou que l’on engage un jeu sexuel tendance sado maso où les filles obligent leur protégé à sucer les canons de ses flingues chargés. C’est une scène incroyable, dans la lignée du pilon de poulet dans le dernier film de Friedkin.
La linéarité du récit n’est pas ce qui intéresse Korine, la linéarité au sens hollywoodien du terme je veux dire. Il n’y a que des rencontres, des glissements, de tempo comme de genre. La fin n’en est pas une non plus forcément, idéalement. C’est une parenthèse, un rêve d’ado qui se referme en pétard mouillé. C’est en somme l’antithèse de Projet x, qui ne reposait que sur son dispositif comique, accompagné d’une progression crescendo, visant l’éjaculation extatique. J’adore les deux films mais je sors différent des deux, l’un est une géniale récréation paresseuse et jouissive quand l’autre est un voyage, habité d’un spleen et d’un désespoir magnifique. J’ai pensé à Millenium mambo. La caméra virevolte, le montage est ivre, les couleurs explosent, le plan est infini, l’espace informe, les mots sont lâchés puis abandonnés dans l’espace, rien n’est placardé à quoi se rattacher, paroles comme actions, seules restent les impressions.
Dès lors que l’on accepte le réel fantasmé du film, accentué par cette esthétique aux néons et cette petite musique entêtante, on ne peut être déçu par sa déstructuration et cette non-fin ou cette fin excessive. Korine répond au final DePalmien de Scarface (autre film sur la retranscription de la vulgarité d’une époque) qu’Alien (méconnaissable James Franco) vénère tel un dieu, ou aux débauches de violences sans fin proposées par un Gta. Je pense que le cinéaste se permet par le cinéma de proposer sa propre vision trash d’une jeunesse plongée à la fois dans l’ivresse, l’excès et le néant. Quelque part j’ai pensé au cinéma d’Araki. Les données diffèrent mais dans chaque cas, le dispositif jusqu’au-boutiste me fascine. En fait, cette fin apparaît comme une boucle du braquage du fast food (construit selon un travelling épatant) et je ne la trouve pas plus outrancière, pas plus réelle. C’est un film à boucles, les récurrences sont nombreuses. Il suffit d’évoquer cette reconstitution fascinante de leur propre braquage qu’elles vantent auprès de la quatrième – un peu en retrait dans la quête d’adrénaline – qui n’y a pas participé. C’est la fragile du groupe, c’est une chrétienne, une fille à papa, mais ce n’est pas vraiment son initiation que le film raconte, contrairement à ce qu’on en aurait fait ailleurs. Capter une image, arrêter le temps, avoue t-elle pourtant rêver, un peu plus tard. Une image déjà recherchée dans un autre film de fuite, quarante-cinq ans plus tôt, Easy rider. Chaque époque a son évasion. « Spring break forever » entonnent inlassablement les filles. « Seems like a dream » répète ce gangsta ridicule, seul au monde, nouvel amoureux transi. Un personnage magnifique avec des dents en argent, un phrasé à couper, tripotant ses armes à feu comme un enfant son hochet, capable de tuer autant que de jouer Everytime de Britney Spears au piano. Quelle scène, au passage ! Où la mélodie se mélange bientôt à des images de tueries au ralenti chassées parfois par la danse des filles cagoulées brandissant leurs fusils à pompe vers le ciel doré.
Le parti pris passionnant concerne le régime d’images utilisées. Le récit est décousu, le montage est épileptique, les images sont imbriquées et dilatées dans le temps, certaines apparaissent et disparaissent, d’autres sont des récurrences, autant d’impressions rétiniennes que la mémoire a sélectionné. La voix-off est quasi prépondérante, le dialogue se transformant lui aussi souvent en voix-off, démarrant en concordance avec l’image pour terminer ailleurs, ou inversement. Lorsque les filles échangent entre elles dans une piscine, les voix se prolongent, d’autres images s’insèrent, de complicité, comme lorsqu’elles font l’équilibre dans un couloir par exemple, ou les flash fantasmés d’un bonheur illusoire, cliché rejoué ad eternam les présentant toutes les quatre, ensemble, au bord de l’océan au coucher du soleil. On s’engouffre inexorablement et si le cap change à maintes reprises (l’arrestation, la rencontre avec Alien, le départ de Faith…) le film ne rebondit pas pour autant, il ne modifie pas sa rythmique, ni son esthétique, ne rentre pas dans le rang. Il n’y a pas de cassure que l’on regrette. Ce n’est qu’affaire de cinéma, proche de l’abstraction. Il y a mille idées de mise en scène.
J’aime beaucoup ce que le film raconte du groupe. Rare sont les films capables de l’incarner si bien avant de littéralement l’abandonner au profit de la fête comme on poursuivrait un match quand un coéquipier sort blessé ou expulsé. Uniquement le goût du plaisir individuel, de la fierté du goût de l’extrême. Quand l’une décide de rentrer chez elle, les autres la supplient de rester, prétextant qu’elle va manquer l’évasion de sa vie. Elle finit par partir, les autres restent. C’est une désagrégation de groupe, qui me rappelle énormément la désagrégation dans le film de Sophie Letourneur, La vie au ranch. En fait, ce sont des groupes auxquels je crois et je souffre de les voir se disperser. Il y a cette séquence centrale sur le parking d’un fast food où elles chantent ensemble puis dansent sur un tube des Spice Girls (c’était une chanson de Julien Clerc dans La vie au ranch, qui endiablait les festivités) avant de reconstruire la mise en scène de leur braquage. C’est Thelma et Louise, à quatre. Mais ce goût pour l’adrénaline, appréhendé forcément différemment, les séparent et l’on rejoue les départs selon les mêmes plans, les mêmes motifs. Au final il ne reste qu’une image parfaite que l’on voudrait figer. Le souvenir ou le fantasme du groupe reconstitué, face à la mer, ce spring break rêvé dans une vie que l’on a provisoirement laissé de côté.
Je trouve que c’est le film d’une époque, comme l’était Kids (réalisé par Larry Clark mais écrit par Korine, déjà) il y a vingt ans, Virgin suicides il y a quinze, Elephant il y a dix. On regarde ça comme on écoute un disque. Spring breakers est un grand film sur la jeunesse, son appétit de la superficialité, de la drogue, du sexe, de la violence, la dose d’adrénaline qu’il fallait aux surfeurs de Bigelow dans Point Break retranscrit ici dans une pause printanière d’abandon corporel on the beach. Jusqu’au désespoir d’une vague ultime ou d’une fête fantasmée qui n’arrivent pas. Ou pas tout à fait comme dans le fantasme que l’on s’en faisait.