Archives pour la catégorie Joachim Lafosse

Les Intranquilles – Joachim Lafosse – 2021

03. Les Intranquilles - Joachim Lafosse - 2021« J’veux m’enfuir, quand tu es dans mes bras »

   8.5   Qu’il investisse une cellule mère-fils toxique, les prémisses d’un infanticide ou la dislocation conjugale, le cinéma de Joachim Lafosse se veut précis, froid, implacable, mais paradoxalement vivant (quand il ne se vautre pas dans l’épate binaire d’A perdre la raison) et plein de trouées inattendues.

     On sait son admiration pour Pialat, mais ce patronage assumé se loge moins dans l’idée d’une dynamique naturaliste habituelle (quand on parle de film à la Pialat, disons) que dans sa réappropriation formelle : On se souvient de cet ultime travelling dans Nue-propriété, qui faisait directement référence à celui de La gueule ouverte. Travelling arrière qui sera à nouveau utilisé dans la dernière scène des Intranquilles, avant une coupure au noir, brutale, bouleversante. Mais si l’on pense encore à Pialat, c’est cette fois moins sur une idée de plan que sur une construction de la répétition. C’est à Nous ne vieillirons pas ensemble auquel on songe et ses variations autour de la dispute conjugale. Ici ce sont les variations autour d’une montée de crise.

     Comme souvent chez Lafosse, la majorité du film se déroule à l’intérieur du foyer familial. Leila (Bekhti, incroyable vraiment, on ne l’avait pas vu aussi impressionnante depuis Une vie meilleure, de Cédric Kahn) restaure des meubles anciens, Damien (Bonnard, qui livre une performance hors-norme, très physique) est artiste peintre. Ils ont un petit garçon d’une dizaine d’année. Ils ont sans doute vécu des moments plus doux par le passé, mais le film choisit ce carrefour (sans doute parce qu’il est un carrefour créatif plus fragile pour Damien) et de nous plonger d’emblée au sein de la crise. La première scène est à cette image : Leila se repose sur la plage, elle semble sereine. Damien emmène son fils en bateau un peu plus loin. Une famille heureuse ? Les apparences sont trompeuses. Très vite, Damien stop le bateau et décide de rentrer à la nage tandis que le garçon, pas si surpris, ramène le bateau jusqu’à sa mère, qui s’inquiète mais ne semble pas plus que cela surprise non plus.

     On comprend que ce n’est pas la première fois : Damien souffre de bipolarité. Maladie dont on ne guérit pas dit-on. Maladie qui chez lui s’avère d’autant plus problématique qu’il s’en sert pour coucher ses idées sur toiles, contrairement aux médicaments qu’il doit prendre, qui ont plutôt tendance à endormir sa créativité. En effet, chaque crise le plonge dans un vertige créatif qu’il ne maitrise pas, cumulant les nuits blanches et révélant une hyperactivité au quotidien ou une totale apathie, qui perturbent constamment la cellule familiale, à l’image de cette obsession soudaine qu’il fait pour le changement d’une table ou de son irruption à l’improviste dans la classe de son fils, avec des pâtisseries plein les bras. On ne sait jamais ce qu’il va faire : S’il va courir ou s’effondrer, crier ou chanter, lever la main ou te prendre dans ses bras.

     Un peu à l’image des crises crescendos de Damien, Les intranquilles avance par blocs de séquences, privilégiant deux types de filmage : Très mobile dès qu’il s’agit de saisir l’univers de Damien, notamment quand il peint ; au contraire très posé, dès l’instant que Leila est dans le champ, de façon à d’autant plus accentuer les entrées et sorties de champ de Damien, en mouvement perpétuel. Et parfois, la mise en scène trouve une sorte d’équilibre entre les deux, comme si elle participait brièvement à leurs miettes de bonheur éphémères. Une scène dans une voiture en sera le point d’orgue, rappelant une autre sublime scène de voiture dans Deux jours, une nuit des Dardenne, La nuit n’en finit plus, de Petula Clark étant remplacée par Idées noires, de Bernard Lavilliers.

     Et le plus beau là-dedans, c’est que le film se vit en partie du point de vue de l’enfant, qu’il prend en compte son regard, ses interrogations, son désarroi, sa peine, en permanence. Rôle bouleversant tant il n’est jamais que spectateur, puisque le garçon est entièrement conscient de la maladie de son père, lui suppliant parfois de se calmer ou allant prévenir sa mère d’un danger à venir. C’est probablement la plus belle réussite du film que de lui avoir offert une place à part entière. Rien d’anodin puisque Lafosse raconte un peu de son enfance ici, lui qui dû aussi supporté la bipolarité de son père. Son plus beau film. J’en suis sorti rincé.

L’économie du couple – Joachim Lafosse – 2016

07. L'économie du couple - Joachim Lafosse - 2016Dans la maison.

   7.5   Chialer sur une scène où l’on danse sur Bella, de Maitre Gims : Check. Plus sérieusement, c’est un très beau film, j’y retrouve le Lafosse qui m’avait tant marqué, ému avec Nue-propriété, qui déjà, se déroulait intégralement ou presque dans une baraque. Je me souviens qu’on s’en extirpait qu’à la toute fin, dans un travelling arrière, qui évoquait aussi bien la fin de News from home, d’Akerman que celle de La gueule ouverte, de Pialat. Il me faudrait le revoir, toutefois. Lafosse récidive ici ou presque, puisqu’il y aura ce très long plan fixe à l’hôpital, juste avant la fin. Mais il y a ce dernier plan, fixe lui aussi, dans le bureau d’un juge, pour sceller la séparation – un peu comme à la fin de Mon roi, de Maïwenn – qui est d’une puissance froide hors du commun, au regard de ce qu’on a vu précédemment qui jouit certes d’un certain étouffement et d’une violence sourde marqués par le quotidien de ce couple en crise, mais qui ouvre aussi sur des éclats lumineux en permanence, à l’image de la séquence dansée. Des éclats tout court, des dérapages inédits, inattendus, aussi bien avec les deux jumelles (que Lafosse n’hésite pas à filmer, mettre au centre de chaque scène ou presque, et tant mieux car elles sont excellentes) que lors de ce long repas avec des amis, par exemple, ou avec les allées et venues de cette grand-mère qui doit composer avec les humeurs électriques de sa fille et son gendre. C’est donc un huis clos mais ce n’est jamais filmé comme une pièce de théâtre, Lafosse variant les plans et leur longueur, jouant aussi bien avec le hors champ qu’avec les changements météorologiques. Certaines scènes sont très étirées, d’autres au contraire très courtes. Et mine de rien, une idée que je retiens c’est qu’on y parle sans cesse d’argent, de l’organisation pour le partage, de ce que vaut la maison qu’elle a payé avec le pécule de ses parents, de ce qu’elle vaut avec les travaux qu’il a apportés. C’est un beau film de couple, de famille, mais surtout un beau film sur une maison, qui n’est pas seulement un décor mais une valeur « physique » ou « émotionnelle » difficilement quantifiable. J’ai trouvé le film absolument passionnant et émouvant de bout en bout. Quant à Bérénice Bejo et Cédric Kahn, ils sont tous deux absolument épatants.

À perdre la raison – Joachim Lafosse – 2012

À perdre la raison - Joachim Lafosse - 2012 dans Joachim Lafosse 4091346162110

Massacre domestique.   

   3.0   C’est Le septième continent à la sauce Audiard – Arestrup et Rahim, on prend les mêmes et on recommence ! La déliquescence d’une femme jusqu’à l’impensable et les rapports de dominations qui engendrent la tragédie. Partir d’une situation de bonheur ultime (la rencontre amoureuse) pour en arriver à son extrême opposé (le meurtre). C’est déjà binaire. Ici, on part d’un fait divers qui a secoué la Belgique il y a quelques années, un quadruple infanticide. Le film abat ses cartes d’emblée puisque les premières images montrent quatre petits cercueils prenant l’avion en partance pour le Maroc, après que la maman, sur un lit d’hopital, ait demandé qu’on les y enterre. Un accident ? Pas vraiment étant donné ce que suggère le titre du film et la séquence suivante, cassure elliptique évidente (pas de « dix ans plus tôt » ni de générique transitoire) pour dire qu’au sein du couple, avant la tragédie dont on ne perçoit que pleurs et cercueils, il y a eu le bonheur.

Le sujet est fort et vaste autant qu’il est casse-gueule puisqu’on comprend rapidement que l’objectif de Joachim Lafosse est moins de se concentrer sur le drame ultime ni de créer l’angoisse jusqu’au terrassement final (façon La cérémonie) que de comprendre comment un couple si souriant (ce sont les premières images récurrentes que l’on voit d’eux) peut en arriver jusque là. Exercice périlleux. Ce pourrait être tranchant, déchirant que si le film acceptait de jouer sur le terrain de la banalité, que s’il refusait cet aspect best of d’une descente aux enfers. Pour cela, il y a le récit, mais essentiellement la mise en scène. Akerman l’avait bien compris. Les quelques bonnes idées de A perdre la raison relèvent du scénario : une djellaba que l’on ne lâche plus, la question de l’avortement pour le quatrième enfant, l’évasion éventuelle de l’autre côté de la méditerranée. Dès qu’il s’agit de mise en scène ça se gâte, comme c’est le cas dans cette séquence de pure performance, en plan fixe latéral insupportable, où Emilie Dequenne chante Femmes je vous aime, au volant de son véhicule en pleurant toutes les larmes de son corps. C’est d’ailleurs curieux car cela semble être une scène pivot, dans la mesure où le comportement de la jeune femme paraît viré vraiment au noir à cet instant là, à croire que Julien Clerc y est pour quelque chose.

On sent parfois que Lafosse tente d’aller débusquer des banalités, se faire naturaliste mais son schéma initial est bien trop programmatique (une scène de demande en mariage, une scène de mariage, un voyage de noces, une scène d’accouchement, une autre grossesse etc…) pour que l’on soit happé par un dispositif plus immédiat, spontané. Tant est si bien que lorsqu’une séquence d’apparence anodine s’étire un peu on s’attend à un mini-désastre – démonstration quand la plus grande des filles tombe dans les escaliers. Rien ne fonctionne. Toutes les séquences restent alors des étapes importantes d’une vie, de celles que l’on note six mois plus tôt sur un calendrier. Autrement dit que tout ce qui est montré doit être utile, utile pour comprendre la chute. Il me semble que le film aurait gagné à davantage resserré sa mise en scène sur des détails plutôt que ce dispositif ô combien mécanique. La dernière demi-heure est tout de même meilleure par ailleurs, puisque Lafosse se permet des choses, il se permet de ne mettre qu’au centre son personnage féminin, il se permet de faire sortir provisoirement puis intégralement le mari du cadre pour ne garder que la présence du mal, le beau-père, tout en gentillesse et misogynie incarnées, aussi prévoyant que menaçant. Mais ça ne grimpe jamais non plus, la faute aussi à ce parti pris de départ consistant à limiter le poids du drame en le libérant de son effet de surprise. Problème est qu’on y pense durant tout le film et que l’anxiété grimpe davantage au moment de la quatrième grossesse. Sans compter que l’on force les sourires et les moments de gaîtés au début, pour montrer qu’ils appartiennent à un temps de paix, puis on gonfle les grimaces et les pleurs à mesure que le mal s’immisce. Au début, c’est comme si le rire était déjà triste. Les scènes à l’école – la femme est enseignante – en sont la plus fidèle illustration binaire et appuyée tant les sourires forcés (avec une classe de collège parfaitement sympathique et perspicace) cèdent donc la place aux mines déconfites et à des enfants terribles.

Lafosse fait du travail de bon élève. D’élève libre, comme clamait son précédent film. L’auteur en vogue. On ne déborde jamais, on ne surprend jamais. Tout est tellement maîtrisé d’un bout à l’autre, pas d’incarnation. Le film est vide alors qu’il a tout pour être plein. Ça pourrait grimper comme du Chabrol mais ça s’effondre comme du Ursula Meier. La déception est à la hauteur de ce que j’attendais d’un cinéaste dont j’avais adoré le premier film, Nue propriété, autrement plus subtil (dans les rapports fraternels notamment) que cette charge à Césars.

Nue propriété – Joachim Lafosse – 2007

174%2Fcinemovies%2Fdf8%2F9b9%2F8a1dcd902e99fd1ea2d76daa0a%2F-movies-110545-7Nous ne vieillirons pas ensemble.  

     8.0   Voilà un film entièrement pour moi. Qui parle un peu de moi quelque part, et surtout avec une mise en scène que j’affectionne : durée des plans, climat explosif, cadre clinique. C’était l’histoire d’une famille, c’est l’histoire d’une famille disloquée. Seuls les liens fraternels ont survécu à cet éclatement familial. Après le divorce, le père est parti habiter ailleurs, avec une autre femme, la mère occupe le foyer de leur enfance, entretenant une relation avec le voisin, se cachant, évitant comme elle peut les conflits, atténuant par la même sa propre liberté. Juridiquement, la nue propriété constitue ce qui nous appartient mais ce dont on ne peut jouir. Pascale voudrait vendre sa grande maison, ouvrir une ferme auberge ailleurs tout en suivant son ami Jan. En se heurtant pour la première fois à ses fils, capricieux, quelque chose se casse, le climat s’alourdit et s’apprête à imploser. L’ambiance bon-enfant qui régnait jusqu’ici se transforme en jeu méchant, provocation insupportable. L’état fusionnel entre les deux frères (faux jumeaux) devient oppressant, dans leurs désaccords vis à vis des volontés de leur mère, violent, les blagues ne font plus rire, les complicités disparaissent. La réussite est telle que l’on croit éminemment à ce changement invisible. Le climat n’est pas invivable non plus, tout fonctionne en saynètes. D’un repas où le ton monte furieusement, Lafosse y succède une partie de ping-pong. Comme à la bonne époque ! Cet état fraternel très fort, qui sait passer au-dessus des événements inéluctables actuels me rappelle celui que j’ai vécu, il y a quelques années. Mais nous avions vécu cela plus jeune, différemment, nous avions su rebondir très vite, ne pas se laisser emprisonner de nostalgie, d’habitudes tenaces nuisibles au climat familial, passer à autre chose intelligemment. Dans le film, ils sont beaucoup plus âgés, encore maternés, alors qu’ils sont en âge de travailler, d’avoir des enfants même. Trop attachés à cette maison d’enfance, dans laquelle ils ont leurs souvenirs, dans laquelle ils répètent incessamment tous leurs jeux – tour de moto-cross, ping-pong, console vidéo – et leurs habitudes d’enfants – le bain commun en est l’exemple parfait. Puis dans une accélération des choses, où la mère s’en va provisoirement après une altercation déstabilisante avec son fils, provoquant une sorte d’avant goût d’un futur désormais inéluctable et proche, une scène violente survient, partie de rien, un accident. Tous sont alors réunis à la fin du film, comme un dernier instant cruel. Les derniers mots du père envers son fils sont bouleversants « nous quatre ça n’a pas marché, c’est tout » et ce cadre si étouffant depuis le début du film, sans cesse occupé, sans cesse dans une angoisse progressive, s’en va de lui-même, à la manière de Maurice Pialat dans La gueule ouverte. Nous nous éloignions de cette maison, sillonnons les routes entre forêts et champs et le film s’achève. Tout est à reconstruire. Chacun de son côté.


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silencio


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