Norwegian wood.
8.5 Nouvelle adaptation du roman Le feu follet de Pierre Drieu La Rochelle. On a parfaitement en tête le très beau film de Louis Malle donc Joachim Trier doit aussi bien éviter l’écueil de la redite que celui du film construit autour de son issue. En effet, Le feu follet se suffit déjà à lui-même et l’on sait en adaptant ce récit que le personnage central finira par mettre un terme à ses jours. Bel exemple du film qui doit se détacher de sa référence et exister pour lui seul en se fondant dans sa propre époque. Ces inquiétudes une fois balayées, je dois reconnaître que le film norvégien est venu me cueillir, progressivement, avec cet état spleenétique latent, sa tendresse infinie, son élégance, son amour de l’errance et ces dialogues de retrouvailles, finalement archaïques, puisqu’ils sont coincés entre deux temporalités distinctes.
Anders, en cure de désintoxication, sort provisoirement, une journée, afin de se rendre à un entretien d’embauche en prévision de sa réinsertion imminente. L’occasion de retrouver Oslo et dans le même temps d’aller rendre visite à des proches. Dans son viseur : sa sœur et son meilleur ami.
Le film s’ouvre sur des plans de la ville d’Oslo, détachés au point d’en réduire le format de l’image, comme si on avait voulu convoquer des souvenirs à travers un petit film amateur. Plusieurs voix, chacune leur tour, parlent de quelqu’un, en lui attribuant une action qu’il aimait faire. Fouler les rues piétonnes, manger une glace la nuit, courir sans but. Parlent-elles d’Anders ? A cet instant du film – sorte de prologue – nous ne l’avons toujours pas vu, on peut donc considérer que ce sont les voix de tout le monde, les voix d’Oslo, qui résonnent et rendent hommage à des proches qui ne sont plus – un peu à la manière de ces interludes inventifs dans Les amours imaginaires où Xavier Dolan mettait en scène des monologues face caméra de personnages lambdas qui n’étaient pas dans le film, évoquant chaque fois leurs déceptions amoureuses.
Le film se termine comme il avait commencé. Mais les voix ont disparus, ne reste que ce lourd silence qui envahit Oslo – clin d’œil à L’éclipse de Antonioni – à travers des lieux que l’on a traversé aux côtés d’Anders durant tout le film. Anders a disparu, la vie aussi. Et les plans remontent le film en son entier pour se terminer sur la vue de cette chambre qui ouvrait le dernier jour d’Anders, post prologue. Mais sans lui cette fois, sans cette silhouette qui s’étire en observant le balai autoroutier.
La première fois, au cinéma, j’avais trouvé le film un peu trop séducteur, aussi bien dans certains choix utilisés pour peupler cette errance que dans son utilisation musicale ou des effets stylistiques un peu arty. En fait, je pense que la mise en scène s’adapte parfaitement à son personnage et à ceux qui gravitent autour de lui, cette tendresse naïve. C’est une captation de trajectoires filmée comme on écouterait une petite musique funèbre mais sous une humeur hypnotique et solaire. On se croirait plongé dans un album de Joy Division et le parallèle est tellement flagrant que, hasard ou non, j’ai beaucoup réécouté les galettes Unknown pleasures et Closer ces derniers jours. Et si les films de Joachim Trier tiraient leurs ambiances de la musique ? New Order dans son premier long-métrage Nouvelle donne et Les Smiths, dit-il, dans son prochain. Ici, par exemple, j’aime beaucoup l’équipée nocturne, avec cette inconnue, justement parce que le film semble s’être perdu avec Anders, semble avoir si bien fait corps avec lui qu’il en a oublié les desseins primordiaux de cette première journée dehors. Le film a glissé. Il aurait dû s’avérer bavard (au vu de la première retrouvaille, avec son meilleur ami) au contact de la petite sœur (on ne saura pas s’il s’agit de sa sœur aînée ou cadette, mais il a cette manière d’en parler en protecteur déchu que je trouve absolument bouleversant et m’amène à penser qu’il est le grand frère) mais la soirée se terminera de façon étrange sur le bord d’une piscine déserte (prête à la vidange) après avoir fait résonner les cris sur une place réputée pour son puissant écho. Je reconnais que le film est parfois envahi de symboles pas toujours des plus subtils mais dans le même temps je trouve ça tellement beau et le film m’emporte. En moins réussi, il y a la scène de la cafétéria, où Anders écoute les discussions des autres, tente peut-être de saisir un peu de leur vie. C’est son dernier jour, il se permet tout. Dommage que dans un élan moins mémorable Joachim Trier glisse dans ce brouhaha choisi une discussion d’adolescentes sur le suicide d’un homme.
Il y a aussi tous ces dialogues, il faut en parler. Le premier tient une place importante et j’adore sa construction car là où le cinéaste aurait pu enfermer ses personnages et ennuyer, il déconstruit le déplacement et découpe à l’ellipse. Ainsi, la retrouvaille s’effectue d’abord dans l’appartement de son ami, aux côtés de sa femme et sa fille. Puis il y a un exil invisible dans un bureau ou une chambre, où l’ami sera finalement sollicité pour retrouver un citron siliconé pour les dents du bébé. Plus tard, la conversation se poursuivra dans un parc, sur un banc, et une fois que le plan changera ce sera un autre banc, avant que l’on atteigne les marches d’une ruelle, sans qu’on ait eu réellement la sensation d’une scission dans la discussion. Le film permet au spectateur d’apprivoiser la perte de repère générale d’Anders. Et le dialogue, in fine, aura lui aussi glissé, d’une prise de connaissance mutuelle du devenu de chacun, il évoquera l’idée que l’on se fait du bonheur des autres, le désespoir inébranlable et la possibilité du suicide. Il y a cette impossibilité à comprendre les choix de chacun, comme lorsque Anders refuse la pitié de son ami et son hypocrisie de même que les mots qu’il utilise pour espérer qu’il se ressaisisse. « Regarde ma vie, j’ai 34 ans et j’ai rien. Et je n’ai pas le courage de tout recommencer » dit Anders. « On ne fait plus l’amour, on en profite pour jouer à Battleship sur console, quand la petite s’en va dormir » lui répond son ami. Il n’y a pas de bonheur, que des satisfactions. Quand Anders dit qu’il aimerait ressentir ce bonheur qui traverse la vie de son ami et ce dernier de lui répondre qu’il pourrait avoir ça lui aussi s’il s’en donnait les moyens, Anders lui avoue que cette situation (marié, un enfant) qui fait le bonheur de son ami, ne ferait pas le sien. Le film est très fort pour faire entrer en collision des états d’âmes qui ne peuvent fusionner.
Plus brève mais sans doute plus surprenante, et surtout plus émouvante est la discussion avec cette jeune femme, qu’Anders semble bien connaître (à moins qu’il ne soit l’ami de son mari qui restera intégralement hors champ, pensons-nous au départ), lors de cette soirée festive (un anniversaire ?) où son meilleur ami (que l’on ne verra pas à la fête) l’avait invité. Le dialogue est distant. Anders prend des nouvelles. La jeune femme n’ose pas vraiment lui dire qu’elle est heureuse avec son homme. Puis elle évoque ces couples qui autour d’eux font tour à tour des gosses, mettant en avant son refus d’entraver à ce point sa liberté conjugale avant que l’on ne comprenne que cet enfant se fait attendre, qu’il prend son temps et que le poids des enfants des autres est trop fort moralement pour surmonter cette attente. C’est finalement Anders qui remonte le moral de cette amie. Le temps d’une phrase, on aura compris qu’il a partagé la vie de cette femme, quelque temps, par le passé. Il y a aura un baiser, un dernier baiser. Tellement inattendu qu’il mettra court par sa gêne à cette discussion de retrouvaille. C’est une séquence absolument sidérante.
Le film n’agit pas toujours de façon aussi floue mais il prend le parti de considérer le spectateur comme celui des vingt-quatre dernières heures de la vie d’Anders, ni plus ni moins. Sans lui offrir de repères simplistes ni alourdir le vécu de chacun des personnages. On apprend d’eux seulement s’ils font partie intégrante de l’image (le meilleur ami est l’exemple le plus évident) ou s’ils sont relayés par un intermédiaire (l’amie de la sœur d’Anders) mais dans certains cas, leur absence les laisseront dans l’ombre, aussi bien le personnage en question que le rapport qu’entretient Anders avec. C’est le cas d’Iselin, une jeune femme qu’il tente de joindre par téléphone à plusieurs reprises. Ses messages vocaux laissent penser qu’il s’agissait de sa dernière relation amoureuse, avant qu’il ne sombre dans la drogue. Même ce rapport à la drogue est particulièrement opaque. On ne sait pas si Anders a fait de la prison ou s’il est uniquement parti en cure de désintoxication, s’il dealait ou si seulement il se droguait.
Oslo, 31 août est une errance sans espoir, mais à la recherche d’un miracle. Miracle qui n’arrivera évidemment pas, dont on se demande si quelque soit la rencontre (et quelque soit son dessin) et son issue, l’une d’elles aurait pu sauver Anders de cette appropriation inéluctable qui l’habite depuis les premiers instants (tentative de noyade) jusqu’au crépuscule de cette journée dont on attendait rien sinon un sursaut impossible.