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La zone d’intérêt (The zone of interest) – Jonathan Glazer – 2024

37. La zone d'intérêt - The zone of interest - Jonathan Glazer - 2024Echos d’un sombre empire.

   10.0   Impossible de ne pas relancer l’adage lanzmannien de la représentabilité possible des camps de la mort. Or cet interdit supposé – qui aura notamment fait couler beaucoup d’encres divergentes au moment de La liste de Schindler, de Spielberg ou de La vie est belle, de Begnini – aura peut-être bien trouvé une invalidation il y a une petite dizaine d’années avec un autre film sur la Shoah : Le fils de Saul (2015). Film qui s’était par ailleurs vu attribué les louanges de Lanzmann lui-même.

     A la lecture ou l’analyse du film de Jonathan Glazer, il est en effet bien difficile de ne pas repenser au film de Lazslo Nemes, qui collait au visage – et à la nuque – d’un membre du Sonderkommando à Auschwitz reléguant hors-champ ce qu’il voyait, mais pas ce qu’il entendait. Dans La zone d’intérêt, la mort n’est plus réfléchie dans le regard d’un homme mais savamment effacée par des bourreaux qui ont construit des murs pour ne pas la voir et choisit par la même occasion de ne pas l’entendre.

     Pourtant cet hors-champ n’est pas entièrement respecté par la mise en scène et les nombreuses infiltrations dans le cadre de cette industrialisation de la mort résistent. La bande sonore était la clé du film hongrois – saturée de cris, langues différentes et vacarme des fours crématoires – et elle le sera évidemment du film polonais, plus disparate, plus lointaine, plus délébile mais tout aussi manifeste, puisque l’image, donc la reconstruction des camps, est difficilement envisageable et ici même s’avèrerait hors-sujet. D’autant plus que ces images, nous les connaissons fort bien : On sait malheureusement que derrière ces murs se déploie le plus grand génocide de l’histoire de l’humanité.

     Le prologue annonce d’emblée son programme paradoxal : Un écran noir résiste trois minutes durant, accompagné par les cordes de la violoncelliste Mica Levi. Une musique sépulcrale, qui se formerait au détour d’un chemin sinueux situé entre l’ambient cathédrale et l’ambient guttural. C’est une forme de préliminaire abstrait de l’expérience à venir. L’impression de s’extirper de l’enfer (d’un camp, d’une chambre à gaz, d’un four crématoire…) pour atterrir sur un territoire à la plénitude harmonieuse, accompagné par la chaleur du jour, les chants des oiseaux. Il s’agit bien entendu un leurre, ou plutôt une affaire de point de vue et d’accommodation. C’est aussi une profession de foi : il y aura le son et l’image. Le son avant l’image. Il ne sera pas qu’un habillage, il existera en tant qu’entité propre et matérielle.

     Or ces bruits, ce vacarme, ce chaos sonore, ces cris, ces coups de feu, ces machines de mort, bien que continuellement – mais subtilement – présentes (jusque dans ce retour de balade bucolique : le gracieux bruit du vent entre les arbres est remplacé par celui spongieux d’une nappe de four crématoire) demeurent lointains. Dispositif en somme calqué sur le projet nazi dans sa conception : tout garder invisible jusque dans la destruction de cette destruction, faire disparaître les preuves de l’accomplissement génocidaire, symbolisées par ces cendres fertilisantes que le jardinier utilise aussi probablement pour masquer l’odeur des corps qui brûlent.

     Le film a ceci de très étrange qu’à cette idée de l’invisible derrière le mur répond celle de l’ultra visible dans la maison et son jardin, attenant au camp. L’image est d’une netteté effrayante (la photographie est signée Lukasz Zal) et le dispositif d’enchainements de plans fixes, à renfort de multiples caméras, avec effets grand angle, fait immanquablement penser à des caméras de surveillance, définissant un cinéma qui semble faire écho à la mise en scène des téléréalités, avec ces captures, en temps réel, d’une pièce à l’autre, d’un couloir à l’autre. Et cette idée, toujours, que l’univers sonore est rempli aussi et surtout de ce qui se déroule derrière cet espace parfaitement capturé. C’est très déstabilisant. Et glaçant.

     L’entièreté de cette extermination en marche reste donc hors-champ, à l’exception de traces qui viennent s’accrocher au monde extérieur, un mirador, les toits des camps, la fumée des trains, celle des cheminées. Il y a aussi les déportés utilisés pour la maison Höss comme les bonnes, un jardinier, un garçon qui vient nettoyer les bottes, un autre qui apporte dans une brouette des vêtements ou des objets ayant appartenus aux juifs. Ces traces glissent bien entendu jusque dans la maison et notamment les chambres : un manteau de fourrure, un rouge à lèvres, des dents en or. Mais on pourrait aussi citer cette séquence des cendres et de l’ossement dans la rivière. Ou tout simplement ce plan du nouveau four crématoire circulaire autour duquel les ingénieurs nazis sont en train de se réunir. En réalité, le camp est partout, dans chaque plan. Partout si on écoute, évidemment. Mais partout aussi si l’on regarde. Et tout cela sans montrer de chambre à gaz, de fours crématoires, de trains ni de mitraillettes. La mort est partout sans qu’on la voie. Tout simplement car cette famille ne la voit pas. Ils vivent et circulent, quotidiennement, sans la voir. Le film tente de capturer ce point de vue et la temporalité de leur routine. Routine que Glazer reproduit à l’appui de photographies prises par les SS de leur quotidien, dans une démarche presque archéologique : il ne s’agit plus de faire témoigner des survivants (parce qu’il n’en reste plus) mais les archives et objets.

     Ainsi, la figure récurrente de La zone d’intérêt c’est la déambulation d’un corps dans le cadre et dans l’espace. C’est Rudolf Höss qui effectue son rituel avant d’aller se coucher, de verrouiller les portes et d’éteindre chacune des lumières de pièce en pièce, de couper le robinet de la piscine, de fumer une cigarette, de récupérer dans un couloir sa fille qui ne parvient pas à dormir. C’est Hedwig Höss qui reçoit sa maman et lui fait visiter les lieux, les chambres, son jardin. Ce sont les prisonniers juifs, asservis, qui arpentent les lieux eux aussi, chacun en respectant scrupuleusement la tâche qui lui est allouée. Et c’est le chien, qui traverse la maison lui aussi, en permanence. Tout le film est construit sur un méticuleux arpentage des lieux. Selon un découpage méthodique. Une narration par l’espace au sein duquel il s’agit de quadriller une zone, quotidienne, intime et banale.

     C’était déjà au cœur des recherches de Claude Lanzmann dans Shoah, cette idée d’habitude et d’espace à soi (j’y reviens après) : On y entendait le témoignage de ce paysan qui cultivait son champ jouxtant un camp, uniquement séparé par des barbelés. Il disait qu’il entendait tout, que c’était affreux mais qu’il a fini par s’habituer aux cris. C’est tout l’intérêt complexe du film de Glazer, dont le but premier, serait de rétablir une fois encore cette idée de banalité du mal. Voire de quotidienneté du mal. Car si La zone d’intérêt crée un trouble c’est justement dans cette captation du quotidien, donc des habitudes. Les Höss ont peut-être mis du temps à s’habituer à ce quotidien, aux cris derrière les murs, à l’odeur. Mais ils y sont parvenus. Chose que ne parviendra pas à faire la mère d’Hedwig (la seule qui évoquera le nom direct d’une victime juive, d’ailleurs) qui disparait mystérieusement après qu’on l’a vu en pleine insomnie. Plus discrètement, chose que ne parviendront pas à faire les enfants, qui, quelque soit leurs âges, et qu’importe s’ils s’amusent en journée, ne dorment pas correctement, comme si l’horreur devenaient palpable pour eux la nuit.

     Je reviens rapidement sur la découpe formelle. Il y a une idée simple qui représente assez bien le dispositif de l’invasion nazie par le plan. C’est l’ouverture du film. Pas le plan d’ouverture (la famille saisie dans un moment disons dominical au bord d’une rivière) ou la scène d’ouverture (la journée passée à la campagne, disons) mais l’ouverture c’est-à-dire le glissement de la tranquillité vers l’horreur : La famille Höss est rentrée de leur sortie bucolique, ils vont dormir et le lendemain on comprend qu’il s’agit de l’anniversaire du père, de Rudolf Höss, qui cette fois n’est plus en maillot de bain mais en uniforme nazi. Il reçoit une barque en guise de cadeau d’anniversaire. On entend par ailleurs déjà un mélange de cris étranges et de machines en marche hors-champ sans qu’il soit clairement discernable non plus. Puis on vient lui rendre visite : deux nazis en uniforme, puis d’autres. Avant qu’il y en ait des dizaines, venus l’honorer. Et chaque fois c’est le plan qui crée le changement, le crescendo horrifique de l’invasion nazi. La découpe des plans.

     Les Höss sont des petits propriétaires très satisfaits de leur ascension sociale. La discussion qu’ils tiennent tous deux en bord de rivière, concernant son éventuelle mutation à lui, parle uniquement de ce rêve qu’ils sont parvenus à construire. Rêve par ailleurs vanté par le Führer lui-même, comme le rappelle Hedwig pour le convaincre. Lors de mon premier visionnage j’étais un peu gêné que le film crée un nœud scénaristique autour de cette mutation et de cet éventuel départ. Mais c’est un nœud centré sur le lieu, justement, on en revient à cet espace, la maison de leur rêve. De fait, si le film arpente tant ces lieux c’est aussi pour définir un espace de propriété. Cet espace vital (assimilation en référence au « lebensraum » ce concept d’espace vital souhaité par les nazis) qui leur permet d’être bien chez eux, de ne pas regarder le monde qui les entoure. Sans le placarder, le film nous fait comprendre qu’au fond – avant qu’ils ne décident d’être des bourreaux du peuple juif – ce couple a les mêmes ambitions que nous, que quiconque vivant dans nos sociétés familialistes actuelles, ce besoin de délimiter des frontières et sa propriété. L’analogie entre le fascisme de 1943 et le capitalisme d’aujourd’hui est glaçante : maximisation des richesses et de la production, hiérarchisation de la performance, éloge de l’ingénierie, obsession du rendement. Rien ne diffère sinon l’entreprise directe de mort. La réunion de chefs de camps nazis vers la fin du film évoque une réunion de gérants de multinationales, avec des ordres du jour, des brainstormings. Des idées fortes comme celle-ci, des échos, des brèches, le film en est parsemé de toute part.

     Exemple d’une autre idée pour le moins atypique : Dans l’inconscient collectif, les camps de la mort sont saisis dans un climat volontiers hivernal – et l’on sait, climat polonais à l’appui, qu’il y faisait souvent très froid – or ici tout se joue dans un écrin ensoleillé, principalement l’été. Et l’une des grandes scènes du film, au sens où il capte longtemps une temporalité, se joue lors d’une fête autour de la piscine. Sans doute l’instant où le dispositif qu’on a dit « de télé-réalité » fonctionne à plein régime, tant le film capte plein de choses en même temps, par un enchainement de plans fixes, dans le jardin, la maison.

     On peut aussi voir vu d’étranges ponts avec le précédent film de Jonathan Glazer, Under the skin. Je me suis dit, devant La zone d’intérêt, que dans les cinémas qu’on appellera cinéma-dispositif rien ne m’intéresse plus que la façon dont l’auteur, un moment donné, brisera ce dispositif. Glazer y parvient à de nombreuses reprises. Premièrement en refusant le hors champ intégral : on peut voir de la fumée des cheminées, celle des trains, on aperçoit les miradors : si les personnages semblent avoir oublier cette réalité derrière les murs, la mère de Hedwig Höss verra aussi ce que l’on voit, se met à penser, notamment lorsqu’elle observe les flammes des fours par la fenêtre de la chambre en pleine nuit. Secundo par deux séquences en caméra thermique (ou en image négative?) – dont on croit au préalable qu’elles sont les images incarnées par le conte que lit Höss à sa fille – qui semblent échappées d’un rêve et paradoxalement, raccrocher à la vie, du moins à la résistance. Il y a aussi cette étrange scène où une jeune fille joue du piano et superposé sur les notes de la partition, un poème nous est écrit donnant la sensation que le piano s’exprime et qu’il est sous-titré. Et enfin, bien entendu, par sa trouée finale, le moment où le film par ailleurs ose un peu arracher les larmes.

     C’est un film immense. Et froid. Froideur qui tient à distance mais qui se révèle essentielle d’autant plus qu’elle rejoint le flash forward final, la plus grande idée du film, qui n’en manque donc pas : Rudolf Höss semble voir, par ce regard caméra (ce regard qui nous regarde par cet œilleton) les vestiges de son massacre, jusqu’à en vomir. Ou plutôt, il semble faire face à ce qui reste de lui aujourd’hui. Ce que le monde a gardé de son entreprise génocidaire : il n’est plus du tout le grand ingénieur vanté par Hitler mais le plus grand exterminateur de l’histoire du nazisme. Cette dernière séquence fait surtout intervenir le présent : Cette fois c’est le musée d’Auschwitz qu’on arpente. Et c’est une autre routine qui supplante celle qu’on vient de capter une heure et demie durant, celle de ces femmes de ménage, qui nettoient le musée. Machinalement parce que c’est leur quotidien, leur routine et qu’en un sens elles sont insensibilisées à la charge mémorielle des lieux. Le film fonctionne par échos, constamment. Celui-ci est bien entendu le plus ambigu et troublant. Chef d’œuvre absolu, qui hante pour longtemps.

Under the skin – Jonathan Glazer – 2014

Under the skin - Jonathan Glazer - 2014 dans * 2014 : Top 10 under-the-skinStar extraterrestre.

   8.5   La douce mélodie d’Under the skin, aussi violente que douce par ailleurs, naît de la succession de rencontres au volant d’une voiture traversant les rues désolées d’un Glasgow nocturne. C’est une image qui reviendra dont on ne se séparera pas. Une répétition ponctuée par le même rituel contenant les mêmes mots d’apprivoisement, parure suffisante pour masquer la différence de cet être hybride qui conduit le véhicule autant que le rythme et le récit.

     C’est probablement la chose la plus fascinante, terrifiante, sidérante que l’on verra sur un écran de cinéma cette année. On pourrait grossièrement situer ça entre Pola X, Sombre et Holy motors, formellement parlant. L’univers sonore (dément) rappelle celui de Penderecki dans Shining couplé avec celui d’Hermann de Psychose. Rien que ça, oui. Il y a au moins, entre autres, deux images incroyables, que je ne suis pas prêt d’oublier.

     Le film s’ouvrait sur la modélisation d’un œil. Non la transformation totale, mais celle de l’œil, simple, précis, apparenté ici à un assemblage astral, un œil/planète, toujours très Kubrickien dans la forme. Ce film-là qui pourrait n’être que resucée de films emblématiques définis, trouve une respiration singulière le tout sans faire étalage de prouesses techniques optant pour un mélange discret d’effets sonores et d’ondulations rythmiques participant à la fascination globale qu’il exerce pendant et après le visionnage. Under the skin a cette faculté de s’installer durablement et progressivement dans la mémoire.

     Une ambiance unique s’installe aussi, de part ce choix géographique, l’Ecosse, puisque les éléments y sont froids, absurdes, puissants. L’immensité qui caractérise cette terre n’a rien de séductrice, c’est une immensité terrifiante, scandaleuse, en témoigne cette image solitaire parmi d’autres d’une montagne rocheuse à peine enneigée où s’échoue un lac serein balayé par des vents tourbillonnants. Ou ce village vallonné dans lequel l’extraterrestre se perd, habité d’une route sinueuse bordée de plaines monstrueuses mais peuplées. Ou bien cet abri esseulé au beau milieu d’une forêt magnifique, gigantesque, cauchemardesque duquel s’échappe un doux rêve d’osmose – Corps forêt – anéantie par une caresse inopinée, dégueulasse.

     De ces routes désertes dont il n’aurait pu garder que la géométrie redoutable, le film offre un double contrepoint intéressant, partagé entre la fulgurance du mouvement et le hors-champ flottant : un sillonnement rapide à bord d’une moto accentuant la crainte éprouvée face à ce mystérieux émissaire et l’intérieur d’un van variant les emplacements en son sein afin de créer une sorte de vertige claustrophobe. Le film construit méthodiquement un état de perdition absolu devant cet inconnu géographique, puisqu’il fusionne très vite le spectateur avec le personnage extraterrestre. Les images volées de Glasgow accentuent cette identification.

     Il faut produire du décalage. Et rien n’est plus fort que cette dualité. Entre l’intime et l’immense, à l’instar des films d’Antonioni, dont on pourrait rapprocher ici L’aventura. Voire de Rossellini puisque l’on pense beaucoup à son Voyage en Italie, les deux personnages faisant une expérience topologique similaire. Glasgow ici, Naples là. C’est ici une actrice qui joue un extraterrestre à l’intérieur d’un corps de femme. L’idée en elle-même est déjà forte et sujette à fascination. Il faut voir Scarlett Johansson laisser échapper un monceau de soutien-gorge de son petit pull rose, jouer ce corps qui singe très maladroitement ses semblables d’occasion. Je pense que c’est un grand film sur la solitude et l’acceptation de sa propre monstruosité.

     La dualité se trouve partout, de ces premiers plans contant la fabrication du clone avec cet œil désaffectée observant celui de la morte d’où s’échappe une larme, à ce dernier, très beau, où une fumée noire s’échappe d’un épais manteau neigeux. Cet extraterrestre d’abord vêtue d’un épais manteau de fourrure, sur le bord d’une plage comme dans une boite de nuit, puis en quête de sa transformation humaine en arborant un fin pull rose sur les Highlands. On pourrait se retrouver devant une schématisation semblable durant les différentes rencontres de ses proies mais le cinéaste évite la lourdeur de la caractérisation, il crée une sorte d’uniformité de la solitude.

     Le film pourrait être très binaire et programmatique mais il est systématiquement parcouru de fulgurances auxquelles on n’échappe pas, tout simplement parce qu’elles installent un nouveau cadre, une force inattendue qui brise l’aléa répétitif, à l’image de cette séquence de plage où la froide invulnérabilité de l’océan et ses rouleaux monstrueux emportent les corps abstraitement (tout en hors-champ) tout en abandonnant un enfant à ses larmes, dans une image sidérante de progéniture minuscule laissée là sur des rivages s’égosillant au crépuscule. Image aussi perturbante que celle de cet enfant poursuivi par la hache et les gémissements de son père dans le labyrinthe de Shining, encore. C’est dire dans quel état j’ai fini la projection.

     L’autre image forte c’est cet espace noir (qui pourrait être le fond vert de ces nombreux blockbusters) qui devient mystérieux par sa forme. Abstrait, il y abrite un liquide fondu avec le décor, mer d’encre sur laquelle l’extraterrestre peut marcher tandis que l’humain piégé (et son appétit sexuel aiguisé) s’y fait engloutir. Durant la troisième séquence similaire (répétant ce procédé d’engloutissement des hommes) nous découvrons enfin l’espace du dessous, bleu et tyrannique, aux apparences de profondeurs lointaines d’un océan gigantesque, dans lequel le corps, ingéré et digéré, est si puissamment anéanti qu’il se froisse, se déchire, implose, pour devenir ce linceul (drap flottant Brissaldien) dont le contenu volatilisé semble se transformer (sans que l’on en soit certain ni convaincu) en masse lourde de matière rouge emportée mécaniquement vers la lumière. Mais c’est bien cette image sous l’eau qui marque tant elle demande beaucoup de confrontation avec le regard, celui de cet être prisonnier qui a stocké en son œil cette peur de l’aspiration, cette souffrance de la digestion dont il fait l’expérience avant son brutal remplacement. Image la plus terrifiante vue depuis le visage difforme dans Inland Empire, de David Lynch.

     Le personnage extraterrestre a cette même froideur de l’âme face aux humains. Elle n’est jamais guidée par un questionnement moral mais pourtant subit face à la difformité un dérèglement psychique interne, comme pouvait subir en son temps l’ordinateur Hal dans une certaine odyssée Kubrickienne. Cette question de l’apitoiement la dépasse et son décalage nous dépasse. Elle peut donc naturellement trouver une forme d’empathie identificatrice (déréglée) pour cet homme (éléphant) aux traits éloignés de la norme, qui navigue dans le rêve plutôt que dans le désir (comparé aux précédents hommes dont elle fait la rencontre) et restée complètement indifférente face aux pleurs d’un bambin.

     Cette part de gâteau ou ce corps nus observé dans le miroir font écho à son désir d’humanité mais vite bousculés par la réalité et la négation de son identité. Elle imite l’être humain en portant à sa bouche un morceau de gâteau, délicatement, discrètement afin de se fondre dans la masse mais ne peut l’ingérer et le recrache aussitôt. Plus tard, c’est en séduisant un garçon jusqu’aux ébats qu’elle se rend compte de l’inexistence de son sexe (superbe scène à la lumière). Ce sont deux scènes très belles puisque l’extraterrestre tente d’y imiter l’être humain au-delà de ses apparences, éprouver le désir sexuel et celui de manger, rechercher le désir personnel. Eprouver du plaisir pour elle, tandis que jusqu’ici ses approches mécaniques (parfois aussi sensuelles qu’ambiguës) étaient systématiquement dévouées à l’autre, pour piéger l’autre. Elle découvre la sensibilité des Hommes. Mais aussi qu’elle ne peut cohabiter avec eux.

     C’est avant tout une chasse, opaque et programmatique, accompagnée d’un émissaire, à la fois formateur et nettoyeur, il surveille, va et vient, accentue cette angoisse de l’insondable. Chasse mécanique qui marque une fragilité que l’on ressent assez vite, sans doute parce qu’elle échoit à ce corps de star, qui quoique robotisé et désaffecté, garde cette enveloppe douce et sensuelle qu’on lui prête, ne pouvait être véritablement effacé, même habité par l’alien. Etrange année pour l’actrice qui après n’avoir donné que sa voix à un ordinateur campe ici un extraterrestre dans la peau d’un être humain. Her, Under the skin, dans chaque cas c’est tenter de voir à travers.


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