Désordre.
8.0 J’ai toujours ressenti un décalage embarrassant chez Apatow entre la marginalité revendiquée et un certain conformisme formel aux finitions sirupeuses. Mise en scène et scénario passe-partout pas vraiment adaptés aux personnages décalés qu’il aime créer et approfondir. A ce titre, en y resongeant, je trouve Funny people quasi exécrable, d’un orgueil sans nom : Tunnels de dialogues et bonne humeur dépressive. C’est un film clown triste. Une vieille bâtisse qui se prend pour un édifice post-moderne. Peut-être me faudrait-il le revoir. Si This is 40 est à ce jour ce que je préfère chez Apatow cinéaste – Superbad n’étant qu’une de ses productions – c’est justement parce que je ressens cette normalisation au travers même de sa construction narrative et du devenir de ses personnages. En un sens je trouve la démarche nettement plus honnête. Autant que l’était Knocked up, ôté cette fois de son caractère attractif – la durée d’une grossesse.
Tout est déjà dans cette première scène : un couple fait l’amour sous la douche. Ses gémissements prouvent qu’elle prend son pied mais reconnaît être surprise de ce regain d’énergie et il lui avoue, en plein coït, qu’il a pris du viagra. Evidemment, le plaisir se brise et une scène de ménage s’installe. Ce désordre là n’aura de cesse de créer un décalage. Chaque nouvelle tentative est avortée, qu’elle provienne ou non d’un désir de rajeunir, de rejouer ses vingt ans, ses trente ans, de continuer à se surprendre – L’issue de la scène de la pipe est à ce titre absolument terrifiante. En fin de compte, je trouve que c’est le Apatow le plus terrible, le plus triste, dans la mesure où sa coolitude est systématiquement renversée par une gêne, un cercle d’incompréhension qui ne cesse de s’étoffer. Le happy end final illustre à lui seul cette carapace qui tente de vaincre tous les désagréments et si le film s’achève sur ce baiser sulfureux il ne masque aucunement la possibilité d’emmerdes exponentielles à venir. Sans compter que l’on peut le voir comme un spin off de En cloque, mode d’emploi, dans lequel Pete et Debbie et leurs enfants étaient déjà de la partie, légèrement en retrait, mais le couple était déjà animé de contradictions similaires, lui aimant en secret se réfugier dans un groupe de baseball imaginaire, dans lequel il retrouvait son indépendance, et un peu de sa jeunesse. Ce parti pris de reprendre ce couple là où on l’avait laissé, à savoir dans un climat de retrouvailles réelles mais éphémères, renforce son côté mélancolique. Aussitôt le film terminé, une seule envie : se replonger six ans plus tôt, ce que j’ai fais illico.
This is 40 est construit comme une simple chronique, sans but, sans climax. Tout est répétitions, il n’y a pas de colonne vertébrale. Les films d’Apatow étaient toujours plus ou moins cérémonieux, nourris de ces déclinaisons orgasmiques, qu’il s’agisse d’un accouchement en point d’orgue ou d’une soirée de rupture. Là, rien de tout ça. C’est une succession d’éventualités heurtant la vie de ce couple quadragénaire. Tous les soubresauts d’apparence fondamentale sont dynamités de leur dessein autiste. Cette nouvelle grossesse en est l’exemple parfait. Apatow ne se joue pas du moment tant attendu où la famille l’apprendra, au mieux cela va durer cinq minutes mais on comprend rapidement que ça ne l’intéresse pas et encore moins que la révélation provienne de là où on l’attend – de la bouche de cet enfant un tantinet traumatisé dont on croit être le seul à connaître le petit secret. Si le film joue énormément sur la trivialité des dialogues, la banalité des situations familiales, le cinéaste lui insuffle malgré tout son style. On ne se parle pas derrière la porte des toilettes, on l’ouvre bien grand. On a droit à un débat truculent père/fille confrontant Lost et Mad Men : Les films d’Apatow ont toujours été des nids à référence et à citations, c’est aussi pour cela qu’on les aime. On peut passer d’une scène scato où il demande à sa femme de lui regarder l’anus afin de détecter une hémorroïde à une discussion sur le lit conjugal sur l’envie et les moyens que l’on emploierait éventuellement pour se débarrasser de l’autre. De ce point de vue c’est d’ailleurs, curieusement, extrêmement effrayant et avec le recul plutôt gênant – ne pas oublier que Leslie Mann, qui interprète Debbie, est la femme de Judd Apatow à la ville, que les deux demoiselles sont ses propres enfants – dans la mesure où les personnages passent un temps fou à se haïr, que cela provienne d’une avalanche de fuck de la part de la fille ainée ou du doigt d’honneur masqué, insolemment lâche, dans les toilettes. On ne voit jamais ça dans la comédie, ou seulement en tant qu’esquisse. This is 40 est un grand film sur l’exaspération.
C’est un peu la nouveauté : de ne pas avoir à faire à une succession de saynètes emboitées les unes aux autres, répondant mécaniquement à la précédente. C’est un film patchwork, sans narration précise autre que celle de la chronique. Il y a souvent chez lui des petits parallèles en guise de remplissage, hilarants mais sans autre but que de parfaire sa dimension burlesque, on se souvient du running gag dans Knocked up où l’un des potes fait le pari de ne pas se raser pendant un an dans le but de ne pas payer son loyer et il doit alors affronter, tout le film durant, une horde de moqueries sur sa déchéance physique. This is 40 ne recherche jamais cette facilité là. C’est donc deux heures un quart de statisme évolutif durant lesquelles le couple aura compris qu’il n’aimait pas sa vie, mais que face à l’impuissance de la modifier il s’en contentera. Comme s’ils étaient des grands enfants, incapables de prendre les choses en main. Des gosses. D’ailleurs, le temps d’une scène magnifique, le film se permet de faire le portrait complice de leurs deux enfants, qui jusqu’ici apparaissaient devant eux, en totale conflit et contradiction. Une fraternité qui aurait pu ne pas exister ou être oubliée. Mais durant ces quelques secondes donc, la cadette ramène les affaires confisquées à sa sœur, tout cela dans le dos des parents, évidemment. Apatow nous offre ce privilège là, il nous offre de voir ce que les adultes ne voient pas, quelque part il s’offre ce cadeau là.
Et c’est la première fois chez Apatow que les séquences durent pour ce qu’elles dessinent, le malaise qu’elles installent, non pour un certain comique de situation à l’absurde tombé du ciel – se rappeler de la séquence balourde de l’équipée policière dans Supergrave, ou de la scène de l’épilation dans 40 ans toujours puceau, drôle certes, mais hyper théâtralisée. Finalement, Apatow se permet cette absurdité paroxystique dans le générique final uniquement, qui mise tout sur une seule scène, celle du rendez-vous avec la directrice, version trash de celle qu’on a déjà vu une heure auparavant. Melissa McCarthy, déjà géniale dans Bridesmaids, y est particulièrement mise en avant et elle est sensationnelle. Elle vomit son texte de haine, imperturbable, pendant que les deux autres, assis à côté, sont pliés en quatre. C’est le moment le plus désopilant du film mais ce n’est pas un McGuffin à la Very bad trip, c’est un petit cadeau, une sorte de bêtisier, une friandise en guise de fin. Cette outrance chez Apatow est toujours judicieusement travaillée, contournant toute vulgarité mise en scénique en étirant les séquences jusqu’à l’embarras, en produisant une sorte de fausse dynamique du rire relayée dès la séquence suivante, comme lorsque Pete pète au lit à répétition ou comme lorsque Debbie fait des exercices musculaires avec son coach à la douceur douteuse. Ailleurs on trouverait ça atroce mais chez Apatow c’est génial, je pense que c’est principalement dû au fait que je n’ai pas l’impression qu’il écoute ses blagues, je pense qu’il adore ce qu’il écrit – et il peut – mais ses films s’émancipent aisément de cette autocélébration du rire. C’est ce que j’adore chez lui : j’y vois des idées et des situations magnifiques et drôles, parfois même hilarantes, vraiment, mais je ne garde pas de punchlines en mémoire, ses films sont des touts et en aucun cas ils donnent l’impression d’exister grâce à leurs répliques.
Pour finir, je voulais souligner la richesse du film. Il se passe des choses très fortes dans les rapports entre tout un chacun, aussi parce que le cinéaste donne une envergure étonnante à son récit en le déployant jusqu’aux rapports aux pères respectifs, au mal-être des deux fillettes ainsi qu’aux différents problèmes existentiels du couple, lié à cette fameuse crise de la quarantaine, crise du corps se modifiant, crise de la mort se rapprochant, tout du moins dans l’évocation de problèmes de santé, des check-up anatomiques, la question de l’impuissance, de la ménopause. Les dialogues n’ont jamais été aussi bien écrits et aussi bien interprétés. Tout le monde, je dis bien tout le monde, est absolument extraordinaire, dans ce qu’il a de plus étouffant, sinistre ou bouleversant. C’est la première fois que je vois Paul Rudd comme cela (même s’il était déjà excellent dans Knocked up mais principalement cantonné dans un registre comique). Et la beauté du film est de montrer deux facettes de cet âge redouté, sans rien placarder, tout en finesse dans la dichotomie. D’en faire à la fois l’âge le plus terrible, l’âge de la crise, la première depuis celle de l’adolescence, en fin de compte, comme on aime se le dire, par convention. Mais aussi le plus bel âge de la vie. L’âge des carrefours. Sans doute le dernier âge ingrat avant la sagesse. This is 40 me semble être un portrait assez juste d’une quarantaine américaine bourgeoise, avec cette difficulté d’être à la fois parent de ses enfants et enfant de ses parents. De rester l’enfant, de devenir parent. La charge du passé, l’angoisse du futur.