Quatre mouches aux contours gris.
8.0 Duvivier filme brillamment cette minutieuse reconstitution des Halles de Paris. On s’y croirait, autant dans son foisonnement, son envergure, sa masse de figurants. Cette façon de capter la frénésie du marché, dans une chorégraphie bluffante avant d’entrer dans un restaurant où André Chatelin mène son affaire avec passion, autorité, camaraderie. Mais ce jour-là, une jeune femme arrive « Au rendez-vous des innocents » et transporte avec elle bien plus de secrets et malveillance que l’apparente timidité, saupoudrée de beauté angélique, qui accompagne ses premières apparitions. C’est Danièle Delorme qui campe Catherine, cette garce perverse (chère au cinéma de Duvivier) au visage d’ange. Chatelin, qui n’a d’yeux que pour elle se brouille avec tout le monde quant au départ il semblait régner dans son petit commerce un équilibre familial. C’est elle qui va peu à peu détruire l’amitié entre Chatelin et Gérard, un jeune étudiant sans le sou qu’il considère comme son fils. C’est elle qui lui fait croire qu’ils tombent amoureux l’un de l’autre, qui lui fait avaler qu’il va l’épouser de son plein gré. Elle va tout mettre en œuvre pour les monter l’un contre l’autre. Jusqu’à envisager le meurtre. La mort apparait d’abord brièvement, hors champ, dans un contexte parallèle, suicidaire mais déjà terrifiant, lorsqu’un ancien amant revient vers Catherine. Elle refuse de l’écouter et le regarde se jeter sous une voiture, sans broncher. On croit d’abord que ses motivations sont une vengeance toute simple d’une fille pour sa mère défunte, contre l’homme qui fut son amant et qui l’a abandonné, dans la misère. Mais on découvre bientôt qu’elles sont de mèche toutes les deux pour profiter de ses richesses. Outre les extérieurs, Duvivier filme admirablement les appartements, les escaliers, les portes qui s’ouvrent et se ferment, je n’avais pas vu cela aussi prononcé, dans le cinéma français de cette époque, depuis le sublime Antoine et Antoinette, de Jacques Becker. Et Gabin, le grand chef au faible sentimental, n’est déjà plus le même que dans La belle équipe (Les deux films sont sorti à vingt ans d’intervalle) il est l’autre facette de la pièce, embourgeoisé, celui qu’il incarnera dans sa deuxième partie de carrière. Quoi de plus beau que de camper ce petit patron pour qui vieillir est une angoisse sordide, ami avec un garçon qui pourrait être le fils qu’il n’a jamais eu et séduit par une fille de vingt ans qui lui évoque l’aventure qu’il vécut avec sa mère vingt ans auparavant. Une fois encore, les femmes jouent le rôle destructeur. La vieille gouvernante récalcitrante, une mère castratrice, une ancienne épouse aliénée et droguée, une jeune machiavélique. Quatre rôles ingrats, quatre figures du Mal, quatre femmes, quatre générations incroyablement nihilistes, qui font de Voici le temps des assassins la tragique descente aux enfers d’un homme manipulé par une déviance humaine sans scrupules. Il faut que je voie d’autres films de Duvivier mais j’ai l’impression que dans ses thèmes, ses personnages et sa photographie, ce film peut faire office de quintessence de son génie pessimiste.