Archives pour la catégorie Justine Triet

Anatomie d’une chute – Justine Triet – 2023

03. Anatomie d'une chute, Justine TrietMirage manquant.

   9.0   L’ouverture d’Anatomie d’une chute agit en trois temps, trois secousses au moyen d’une temporalité qui s’avère assez floue. Tout d’abord, Sandra donne une interview dans le salon de leur chalet, pendant que son mari travaille vraisemblablement au grenier en écoutant la musique très forte. Ensuite, Daniel, leur fils de onze ans, est en train de promener le chien dans les montagnes. Et pour finir, le corps sans vie de Samuel est retrouvé par son fils, au pied du chalet. Que s’est-il passé ? Accident, suicide ou meurtre ? Il ne s’agit pas seulement d’une image manquante, d’un angle mort que le procès parviendra à éclaircir mais d’une vérité évaporée qui ne cessera de nous échapper. Il faut faire le deuil de la vérité pour établir une vérité, sa vérité.

     C’est un grand film sur le couple, d’une part. Sur « l’utopie égalitaire dans un couple » pour reprendre les mots de Justine Triet elle-même. Mais un film dans lequel, le réel conjugal, le visible, serait continuellement empêché, à l’image de cette toute première séquence qui raconte déjà quelque chose de leur quotidien sans clarifier ce qu’il en est. Il n’y aura finalement qu’une seule séquence de couple et là-aussi elle sera saisie par le prisme d’un filtre (d’une vérité, non de la vérité en somme) qui serait celui de la reconstitution visuelle d’une captation sonore. La langue raconte aussi beaucoup. Elle matérialise les problèmes au sein du couple, tout en le prolongeant au tribunal. C’est très beau d’assister à la vulnérabilité de Sandra lorsqu’elle délaisse le français pour repasser par l’anglais. Et pourtant le cœur du film est moins celui du couple, encore moins celui de la vérité, que la relation entre la mère et son fils, entre Sandra et Daniel. La confiance qui se délite entre eux, la distance qui se crée, le vertige de cette expulsion entre deux audiences puis le choix de la défense final.

     C’est aussi, bien sûr, un grand film de procès (peut-être le plus grand que j’ai pu voir). Sur l’impossible vérité. Les flashbacks racontent par ailleurs moins la vérité qu’une vérité, celle du point de vue, du souvenir voire de ce qu’on décide de se souvenir. La scène du père, en voiture, avec la voix du gamin superposant ses paroles c’est fantastique. Le film de procès convoque un genre, très classique, ce à quoi Anatomie d’une chute semble en permanence se refuser. C’est La vérité, de Clouzot, mais aussi Gone girl, de Fincher. C’est d’une grande complexité. Elle fait du mystère, de l’insoluble, son sujet.

     Il faut noter que cette affaire de vérité contamina aussi le tournage, puisque Sandra Huller (au moins aussi impressionnante que dans Toni Erdmann) tenait à savoir auprès de Justine Triet si son personnage était coupable ou innocent. La réponse était aussi claire (d’un point de vue pratique) qu’ambiguë (d’un point de vue moral) : « Il faut la jouer comme si elle est innocente ». On ne parvient parfois plus à discerner la vérité du mensonge du déni car tout y est flou : Son écrivaine mystérieuse, la mort suspecte de son mari et un enfant mal-voyant au milieu. Sandra est observée, scrutée de toute part, dans plusieurs langues, aussi bien son comportement conjugal que familial, dans ses ambitions professionnelles, mais aussi sa liberté sexuelle, ses éventuels remords, son étrange impassibilité voire ce qui se trouve même dans ses livres.

     Et c’est aussi, forcément, un grand film de mise en scène, avec des choix forts, radicaux, des idées de cinéma partout, renouvelant notre rapport au récit en permanence. Déjà, il y a deux espaces identifiés, deux lieux véritables : Un chalet et une salle d’audience. Un chalet que l’on découvre avec l’avocat. Un tribunal dans lequel on est projeté sans prévenir car l’ellipse ici est reine, elle renforce le mystère imposé par le récit. Le film ne sera jamais parasité par des scènes plus triviales ou attendues. Tout se concentrera dans ces deux lieux, qu’importe la temporalité.

     Parmi la kyrielle de superbes personnages qui parcourent le film, il y en a un qui cristallise notre rapport au film tout entier : L’avocat général est un personnage passionnant dans la mesure où il est haïssable (par le spectateur) en fonction de notre attachement à Sandra, de notre croyance en sa culpabilité ou non. Et la réussite du film se situe ici aussi : Notre point de vue ne cesse d’évoluer, de se modeler en fonction des nouvelles données, des différents témoignages, des incohérences. C’est la parole qui domine le récit.

     Le film est jalonné de très belles idées, fortes, tranchées, à l’image de celle de l’enregistrement audio et ce qui l’accompagne puis accapare l’image : Une scène de dispute, insoutenable. Un truc aussi puissant que les meilleurs moments de Jusqu’à la garde ou As bestas. Une scène d’autant plus troublante qu’elle semble être une projection parmi d’autres de ce qu’on entend. Cet enregistrement aurait pu n’être pourtant que sonore, nous priver d’images, nous placer dans la peau des jurés. Choisir de l’incarner de cette façon-là est un geste fort, parmi d’autres.

     On peut s’amuser à analyser chaque séquence mais s’il fallait n’en retenir qu’une seule, ce serait la toute première : tandis que Sandra reçoit une étudiante venue l’interviewer au sujet de son bouquin, son mari, hors champ à l’étage, écoute de la musique. L’idée de cette ritournelle inaugurale (PIMP de Bacao Rhythm & Steel Band) est formidable puisqu’elle agit par couches. Il y a d’abord son volume. Il y a ensuite sa répétition. Une scène de ménage passive, une façon de dire « je t’emmerde » et de pousser le procédé jusqu’au malaise. Et jusqu’à la scission elliptique. Cette ellipse concentrera tout le mystère autour du récit à venir, de la découverte du corps jusqu’à l’issue du procès, en passant par le flashback d’une dispute conjugale.

     Anatomie d’une chute fut un choc. Et pourtant Justine Triet et moi c’était compliqué depuis dix ans et (le magnifique) La bataille de Solferino : Je n’aime ni Victoria ni Sybil. Enfin je vois leurs qualités respectives,  mais j’y reste complètement hermétique. Là non. Il s’est passé quelque chose. Elle a franchi un cap. C’est un film vertigineux. Un long film mais dont la longueur est légitime. Un film hybride, qui révèle la puissance du hors-champ, la problématique de la langue, la violence du déballage (et donc de la destruction) d’une intimité conjugale, familiale le tout sans respecter ni la charte d’un film d’enquête, ni celui d’un film de procès. La culpabilité nous intéresse in fine moins que tout ce qui entoure les faits, les mystères qu’il révèle, la dissection d’un couple, d’une femme, l’ambivalence de la vie.

Sibyl – Justine Triet – 2019

29. Sibyl - Justine Triet - 2019Femme femmes.

   5.0   Ma relation avec le cinéma de Justine Triet aura, je le crains, beaucoup de mal à reprendre des couleurs. Quand La bataille de Solferino était l’exemple type du (premier) film réalisé avec les tripes, Victoria avait tout du deuxième essai produit avec orgueil. A moins de la voir retrouver l’énergie qui l’élevait pour son premier film, à moins donc qu’elle désire refaire un premier film, avec ses tripes, je ne vois pas comment je pourrais retrouver la vitalité, la fraicheur et la puissance qui m’avait cueilli devant cet insolent magma qu’était ce premier essai.

     J’attendais Justine Triet au tournant. Trop, sans doute. J’avais retrouvé un peu de ça dans Victoria, mais au sein d’un enrobage plus lisse et calculateur. Plus produit, disons. Et je retrouve exactement la même chose dans Sibyl, que j’aime donc autant que Victoria. Pas beaucoup, en somme. En fait s’il y a un truc que je n’avais pas prévu en sortant de son premier long c’était qu’elle basculerait vers un cinéma français plus identifié et maniéré. Sibyl, ça voudrait jouer dans une cour bergmano-allenienne mais pour moi c’est du post-Téchiné rien d’autre. Ce qui me plaisait tant dans son approche de La bataille de Solferino, c’était cette collision entre l’intime et le médiatique, la fiction et le documentaire, le couple et le deuxième tour des présidentielles, ce truc hybride et hyper stimulant qui disparait ici au profit d’une approche entièrement fictionnelle, ampoulée, qui me séduit moins puisque ça me semble beaucoup moins original et surtout parce que ça manque de cœur et d’intensité.

     Toute la première partie, j’ai même retrouvé un peu de ce que j’avais détesté dans Un beau soleil intérieur, le seul film de Claire Denis que je n’aime pas. Heureusement, dès que pointe Stromboli, un vertige se joue et me plait, convoque aussi bien Godard que Rossellini, il est simplement dommage que le film vire au grotesque façon millefeuille, avec des personnages interchangeables, des jump cut et des flashbacks à tire-larigot, des séquences souvent beaucoup trop courtes. Alors oui, Efira est impressionnante dedans. Elle tient le film, d’autant qu’Adèle Exarchopoulos, à ses côtés, reste un peu trop cantonnée au rôle doloriste post La vie d’Adèle, pour lui faire de l’ombre. Mais je crois avoir adoré voir quelqu’un d’autre dans Sibyl. Je me souviens avoir été marqué par Arthur Harari dans son précédent – Il apparait ici encore, d’ailleurs, mais brille nettement moins. Là c’est Sandra Huller que je cherchais partout. Elle qui jouait la fille de Toni Erdmann dans le film de Maren Ade, elle joue ici la réalisatrice, habitée, hystérique, au bord de la crise de nerfs. Elle est absolument géniale, quel bonheur de la retrouver. Je veux revoir Toni Erdmann, d’ailleurs.

     Sibyl ne devrait vraisemblablement pas beaucoup me marquer mais j’y vois de jolies choses malgré tout, notamment sur la réversibilité des rôles et des personnages miroirs. Il me semble que c’est l’un des trucs les plus casse-gueule qui soit mais que Triet s’en tire plutôt bien, même si le film est un peu écrasé sous le poids de son ambition. Au moins il est ambitieux. Bien plus que le dernier Jarmusch.

Victoria – Justine Triet – 2016

14590164_10154034637002106_5621732345950378996_oFemme au bord de la crise de nerfs.

   5.0   J’étais le premier à défendre bec et ongles La bataille de Solferino. Et en le revoyant lors de son passage télé sur Arte il m’avait semblé aussi fort qu’en salle, donc mon avis n’a pas changé le concernant, c’est à mes yeux l’un des grands (petits) films surprises de ces dernières années. Un premier film qui plus est. Audacieux, maladroit, courageux, volontaire, violent, gracieux, moderne. On en sort sur les rotules sans trop savoir pourquoi. Victoria, le deuxième film de Justine Triet, faisait donc en toute logique partie de mes grandes attentes de l’année.

     Et je suis assez déçu. Notamment parce que j’aime davantage Virginie Efira dans le film que le film lui-même, qui m’a semblé foutraque et mal fichu, malgré sa vitalité évidente, autant dans ses choix de mise en scène polissés que dans son cachet comédie romantique ni vraiment transcendant, ni vraiment original – On retrouve même l’appartement champ de bataille avec les gosses au milieu, déjà croisé dans le film précédent mais en moins percutant, plus aseptisé. Il y a des choses qui me plaisent mais elles sont trop éparses et trop à mettre au crédit de l’interprétation ; Des moments qui me font rire mais peu de situations marquantes ; Des embryons de délires séduisants (Le procès avec entrée en scène d’un singe et d’un dalmatien) qui ne tiennent pas sur la durée. Et puis le côté auscultation d’une working girl / héroïne des temps modernes m’agace un peu. Mais les acteurs sont excellents, c’est vrai.

     Je tenais à parler d’Arthur Harari, celui qui joue le dresseur de chimpanzé. J’ai lu cet été dans un numéro spécial de So Film un article interview sur la nouvelle vague de cinéastes du polar à la française, allant d’Anger à Leclercq, en passant par Cavayé et Schoendoerffer. A boire et à manger, en somme. Et dans ce petit groupe, il y avait Arthur Harari, le seul qui ne me disait rien. Il venait de sortir Diamant noir. En l’espace d’une dizaine de pages et quelques mots, il semblait de très loin être le plus intéressant de la troupe.

     Où je veux en venir ? En fait, au-delà de la pertinence de ses interventions, les quelques clichés disséminés dans l’article dans lesquels il apparaît me rappelaient un visage. J’ai longtemps cru que c’était à Travis Bickle qu’il me faisait penser, tant c’est un sosie évident du jeune De Niro de Taxi driver. Or, depuis Victoria, je sais que j’avais auparavant croisé ce visage ailleurs, c’était dans La bataille de Solferino, il y jouait l’ami avocat de Vincent Macaigne. C’est bizarre la mémoire photographique. Hier, pendant le film, j’étais persuadé de l’avoir vu ailleurs que dans les deux films de Triet. Le générique final m’a offert toutes les clés. Harari, je me souvenais de ce nom. Quoiqu’il en soit, j’aime bien ce gars, ce qu’il dit, comment il joue. Et puis c’est un sosie de premier choix. Je suis persuadé que je vais adorer Diamant noir.

La Bataille de Solferino – Justine Triet – 2013

La Bataille de Solferino - Justine Triet - 2013 dans * 2013 : Top 10 31.-la-bataille-de-solferino-justine-triet-2013-300x166 Une journée particulière.

   8.5   J’ai d’abord commencé par ne pas l’aimer, ce premier long métrage de Justine Triet, saisissant un peu trop bien son dispositif d’euphorie et de violence. Puis il m’a surpris, une fois, plusieurs fois, à un point où j’étais si bien que je ne voulais plus qu’il se termine. Un seul film français récent m’avait jusqu’à alors procuré un ressenti similaire, c’était La vie au ranch, de Sophie Letourneur. Deux films au dessein différent mais à la construction et aux partis paris se faisant écho, avec cette respiration au deux tiers (le voyage en Dordogne chez l’un, le retour dans l’appartement chez l’autre) ou  encore cet apparition d’un flux de parole conséquent avant l’image, pendant le générique, voire aussi dans la manière de remplir le cadre, par les corps et les objets. Dans chaque film ce n’est pas seulement le montage qui crée l’hystérie (pas de plans épileptiques) mais le contenu du plan.

     Le film produit une espèce d’inconfort qui me plait sur la durée dans la mesure où il me met mal à l’aise, me terrifie, m’assourdit mais pour quelque chose, non pour se la jouer mais pour aboutir à une empathie que je ne soupçonnais pas éprouver un moment ou un autre pour les personnages. J’aime sa manière de me pousser dans mes retranchements, un peu comme le concevais Cassavetes. Il n’y a à la fois pas de demi-mesure ni de brut retour, pourtant ce sont ces lents glissements qui me rendent le film fascinant, d’un appartement bruyant vers une rue embrasée, puis d’une violence verbale vers une apathie inattendue. Ça pourrait sonner faux mille autre fois mais ici je trouve cela très beau. Le parti pris de l’action réduite sur quelques heures rend idéalement compte de la temporalité et de l’urgence que l’on trouve en son sein. La restriction temporelle impose de faire quoiqu’il arrive éprouver le temps en tant que réalité première ou parallèle. Je suis toujours fasciné par ce choix dans les films, comme si j’avais l’impression de ne pas avoir le droit de respirer sous prétexte que c’est le film d’une journée, un jour sans nuit. Cette urgence dans la durée diégétique est je trouve l’un des trucs les plus difficiles à rendre compte au cinéma et je pourrais citer quelques récents exemples de films qui parviennent à m’émouvoir essentiellement grâce à ce parti pris, je m’en tiendrai à un seul : Hors-jeu de Jafar Panahi. Comme par hasard, il s’agit dans les deux films de lier la fiction et le réel. Un match de football national d’un côté et une élection présidentielle de l’autre. Ces deux films ont aussi en commun qu’ils ne s’appuient jamais trop sur l’évènement réel présent dans leur récit, ainsi il faut une quinzaine de minutes dans les deux cas pour que l’on comprenne ce que cette journée a de si particulier, on a donc d’ores et déjà les deux pieds dans la fiction quand le réel nous rattrape.

     Le film débute dans un appartement parisien, l’atmosphère est électrique et déjà en opposition de motifs : la gestion de l’espace et les murs blancs créent une pièce infinie (renforcée par la cuisine américaine) pourtant au sol un foutoir sans nom, recouvert de jouets en tout genre et une bande sonore d’emblée saturée par les cris des gosses. Pas de musique ou de télévision pour accentuer le chaos, Justine Triet a confiance en ce qu’elle met en scène, ça me plait beaucoup, bien que je me sente agressé d’entrée. Laetitia court dans tous les sens, s’allume une cigarette, donne le biberon aux enfants, s’habille, éclate en sanglots, se déshabille, cri sur ses gosses qui chialent, change de robe et pleure encore. On la sent angoissé par quelque chose : à l’idée de laisser ses filles à un baby-sitter peu rassurant, mais surtout un traque du à ce qui l’attend à l’extérieur, contaminant progressivement son foyer. Et pendant ce temps, un personnage est en décalage total, il s’agit de Marc, son ami, qui adopte une nonchalance déconcertante, demandant des bisous des filles qui braillent, le gars sans doute pressé mais toujours en peignoir quand il faut qu’il parte – Il semble même quitter les lieux en peignoir puisqu’il reste hors champ dès lors qu’il a dit qu’il s’en allait, vêtit de la sorte. Bien que le parti pris paraisse quelque peu extrême j’aime, avec quelques réserves sur l’instant, la manière qu’a la réalisatrice d’instaurer un chaos indomptable dans un petit appartement familial.

     Ce quelque chose à l’extérieur c’est Solferino. Il y a aussi Vincent, son ex-mari, mais plus tard. Tout d’abord, l’urgence, c’est Solferino. On ne le sait pas encore mais nous sommes le 6 mai 2012, le jour de l’élection présidentielle. Et Laetitia couvre l’événement au micro d’i-télé. Le film est lancé depuis un petit quart d’heure mais le générique débarque dehors, quand la jeune femme est conduite en moto sur les lieux. C’est la première respiration du film, il n’y en aura pas beaucoup d’autres. Et pendant que d’un côté Vincent débarque pour voir ses filles et le baby-sitter aidé d’un voisin l’empêche de rentrer (Ce sont les consignes de Laetitia) la journaliste effectue ses prises de parole à l’antenne tous les quarts d’heure comme le veut le principe de la chaine. On bascule brusquement du microcosme dans le macrocosme. D’un mouvement circulaire dans un lieu unique le film se dédouble sans perdre de sa vitalité, filmant l’appartement puis Solferino, Solferino puis l’appartement, en liant les deux au moyen d’appels téléphoniques. Pari fou et relevé du film : tourner une grande partie de la fiction le jour même (puis plus tard, le moment même) de l’élection du président de la république, parmi le millier de personnes présentes ce jour-là avant la victoire ou non de leur parti préféré (c’était aussi l’enjeu de la cinéaste : tourner une fiction au milieu du réel, sans trop savoir où elle irait comme c’est le cas dans le réel à cet instant-là) : tourner dans une foule de gauche sans savoir si elle exulterait sa victoire ou pleurerait sa défaite. Il se crée alors une sorte de vertige, plutôt étourdissant, au moyen de ces huit caméras. On ne sait plus ce qui est réel ou non, improvisé ou non, si telle personne est figurante ou non. Mais la fiction reste au centre, la cinéaste ne privilégiant jamais le réel, le laissant comme toile de fond comme lors du décompte et du début des festivités où la caméra suit Vincent cherchant Laetitia au milieu de la foule.

     Cette journée folle au sein d’un (ex) couple de parents devient en somme le miroir intime de cette journée électorale, partagée entre euphorie, stress, violences et retour inéluctable à la normale. Tributaires de cette explosion conjugale : un baby-sitter dépassé, que l’hystérie n’atteint jamais (acteur d’exception en totale rupture avec l’angoisse imposée par Laetitia et Vincent) ; Un amant nonchalant, qu’il traine au ralenti avant de s’en aller ou joliment déchiré en rentrant ; un voisin de secours, qui joue le gentil diplomate tout en menaçant d’utiliser la force ; Un ami avocat qui voudrait donner un coup de main mais se retrouve vite au milieu d’un règlement de compte insoluble. A ce jeu-là, la dernière partie du film, démarrant sur des bases improbables à tendance burlesque (réunir dans le même plan Vincent, l’avocat de Vincent et le nouveau petit ami de Laetitia) se révèle être une lente agonie bonne ambiance, alcoolisée et logorrhéique, glissant de l’hystérie vers le calme, apaisant les tensions au présent à défaut d’être réparateur sur le long terme. C’est sans doute l’écho le plus fort à cette journée électorale  où l’on file vers un dénouement, en l’occurrence la victoire du quartier général du parti socialiste basé à Solferino, avant de lentement se fondre en altercation (Bastille) avec les forces de l’ordre jusqu’à se noyer dans l’abstraction et la disparition. Une accalmie idéale sans suite, au goût de lendemains d’un autre combat. Justine Triet a l’idée simple de contextualiser sa fiction, de la remettre au travers de l’Histoire comme pour montrer qu’elle existe et fait partie du monde, elle libère une forme de névrose de la disparition. Et aussi le plaisir de tourner en son temps, de faire une fiction comme on tourne un documentaire, à savoir dans la volonté de se souvenir d’une tranche de réalité.

     Justine Triet est par ailleurs plus généreuse avec Vincent qu’elle ne l’est avec Laetitia, comme si elle se portait garante de ses décisions à lui, paumé mais davantage dans la réflexion et l’abstraction du réel qu’elle, petit soldat aveuglément dévouée à son travail. C’est d’abord elle qui se révèle touchante dans cette façon de tout vouloir gérer au bord de la crise de nerf avant que ce ne soit définitivement lui jusque dans cette bulle magnifique dans la chambre des enfants où il câline la petite pour qu’elle se rendorme, avant d’observer les dessins accrochés sur les murs. On connait le Vincent Macaigne bouffon et drôle (la fille du 14 juillet) mais on connait aussi le Vincent Macaigne subtil et bouleversant (Un monde sans femmes). La bataille de Solferino aura créé une sorte de passerelle magnifique entre ces deux jeux. Mais le film n’abandonne pourtant jamais Laetitia, il lui accorde une pause où elle s’en va promener le chien de l’avocat de Vincent pour finir par vomir derrière une camionnette. Une bonne idée que de la voir dégueuler sa journée quand Vincent la consomme allègrement de son côté en crachant sa fumée dans des bulles de savon.

     Le film est un perpétuel magma en fusion dont la réussite tient dans ce mariage impossible de comique bouffon (le film est aussi très drôle) et de drame inéluctable. Il jongle systématiquement entre l’euphorie et l’angoisse. Les personnages sont volontairement ambigus, voire parfois terrifiants et c’est sans doute parce qu’il n’y a pas de psychologie domptable que j’apprends à les aimer tant, jusque dans cette douce fin, d’apaisement et non de résolution, où l’on se permet ce genre de petite tape sur l’épaule pour se dire au revoir ou ce genre de « bisou » chuchoté pour ne pas réveiller les enfants. Hilarité et douceur dans le désespoir, croire en l’impureté, le sublime à travers le laid : l’antipathie des personnages fini par s’annuler car le fait qu’ils sont humains, vivants, à travers leur violence ou leur compromis les rend bien plus beaux que s’ils avaient été lissés et cantonnés à être des caractères bien précis et dissociables.


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