Mirage manquant.
9.0 L’ouverture d’Anatomie d’une chute agit en trois temps, trois secousses au moyen d’une temporalité qui s’avère assez floue. Tout d’abord, Sandra donne une interview dans le salon de leur chalet, pendant que son mari travaille vraisemblablement au grenier en écoutant la musique très forte. Ensuite, Daniel, leur fils de onze ans, est en train de promener le chien dans les montagnes. Et pour finir, le corps sans vie de Samuel est retrouvé par son fils, au pied du chalet. Que s’est-il passé ? Accident, suicide ou meurtre ? Il ne s’agit pas seulement d’une image manquante, d’un angle mort que le procès parviendra à éclaircir mais d’une vérité évaporée qui ne cessera de nous échapper. Il faut faire le deuil de la vérité pour établir une vérité, sa vérité.
C’est un grand film sur le couple, d’une part. Sur « l’utopie égalitaire dans un couple » pour reprendre les mots de Justine Triet elle-même. Mais un film dans lequel, le réel conjugal, le visible, serait continuellement empêché, à l’image de cette toute première séquence qui raconte déjà quelque chose de leur quotidien sans clarifier ce qu’il en est. Il n’y aura finalement qu’une seule séquence de couple et là-aussi elle sera saisie par le prisme d’un filtre (d’une vérité, non de la vérité en somme) qui serait celui de la reconstitution visuelle d’une captation sonore. La langue raconte aussi beaucoup. Elle matérialise les problèmes au sein du couple, tout en le prolongeant au tribunal. C’est très beau d’assister à la vulnérabilité de Sandra lorsqu’elle délaisse le français pour repasser par l’anglais. Et pourtant le cœur du film est moins celui du couple, encore moins celui de la vérité, que la relation entre la mère et son fils, entre Sandra et Daniel. La confiance qui se délite entre eux, la distance qui se crée, le vertige de cette expulsion entre deux audiences puis le choix de la défense final.
C’est aussi, bien sûr, un grand film de procès (peut-être le plus grand que j’ai pu voir). Sur l’impossible vérité. Les flashbacks racontent par ailleurs moins la vérité qu’une vérité, celle du point de vue, du souvenir voire de ce qu’on décide de se souvenir. La scène du père, en voiture, avec la voix du gamin superposant ses paroles c’est fantastique. Le film de procès convoque un genre, très classique, ce à quoi Anatomie d’une chute semble en permanence se refuser. C’est La vérité, de Clouzot, mais aussi Gone girl, de Fincher. C’est d’une grande complexité. Elle fait du mystère, de l’insoluble, son sujet.
Il faut noter que cette affaire de vérité contamina aussi le tournage, puisque Sandra Huller (au moins aussi impressionnante que dans Toni Erdmann) tenait à savoir auprès de Justine Triet si son personnage était coupable ou innocent. La réponse était aussi claire (d’un point de vue pratique) qu’ambiguë (d’un point de vue moral) : « Il faut la jouer comme si elle est innocente ». On ne parvient parfois plus à discerner la vérité du mensonge du déni car tout y est flou : Son écrivaine mystérieuse, la mort suspecte de son mari et un enfant mal-voyant au milieu. Sandra est observée, scrutée de toute part, dans plusieurs langues, aussi bien son comportement conjugal que familial, dans ses ambitions professionnelles, mais aussi sa liberté sexuelle, ses éventuels remords, son étrange impassibilité voire ce qui se trouve même dans ses livres.
Et c’est aussi, forcément, un grand film de mise en scène, avec des choix forts, radicaux, des idées de cinéma partout, renouvelant notre rapport au récit en permanence. Déjà, il y a deux espaces identifiés, deux lieux véritables : Un chalet et une salle d’audience. Un chalet que l’on découvre avec l’avocat. Un tribunal dans lequel on est projeté sans prévenir car l’ellipse ici est reine, elle renforce le mystère imposé par le récit. Le film ne sera jamais parasité par des scènes plus triviales ou attendues. Tout se concentrera dans ces deux lieux, qu’importe la temporalité.
Parmi la kyrielle de superbes personnages qui parcourent le film, il y en a un qui cristallise notre rapport au film tout entier : L’avocat général est un personnage passionnant dans la mesure où il est haïssable (par le spectateur) en fonction de notre attachement à Sandra, de notre croyance en sa culpabilité ou non. Et la réussite du film se situe ici aussi : Notre point de vue ne cesse d’évoluer, de se modeler en fonction des nouvelles données, des différents témoignages, des incohérences. C’est la parole qui domine le récit.
Le film est jalonné de très belles idées, fortes, tranchées, à l’image de celle de l’enregistrement audio et ce qui l’accompagne puis accapare l’image : Une scène de dispute, insoutenable. Un truc aussi puissant que les meilleurs moments de Jusqu’à la garde ou As bestas. Une scène d’autant plus troublante qu’elle semble être une projection parmi d’autres de ce qu’on entend. Cet enregistrement aurait pu n’être pourtant que sonore, nous priver d’images, nous placer dans la peau des jurés. Choisir de l’incarner de cette façon-là est un geste fort, parmi d’autres.
On peut s’amuser à analyser chaque séquence mais s’il fallait n’en retenir qu’une seule, ce serait la toute première : tandis que Sandra reçoit une étudiante venue l’interviewer au sujet de son bouquin, son mari, hors champ à l’étage, écoute de la musique. L’idée de cette ritournelle inaugurale (PIMP de Bacao Rhythm & Steel Band) est formidable puisqu’elle agit par couches. Il y a d’abord son volume. Il y a ensuite sa répétition. Une scène de ménage passive, une façon de dire « je t’emmerde » et de pousser le procédé jusqu’au malaise. Et jusqu’à la scission elliptique. Cette ellipse concentrera tout le mystère autour du récit à venir, de la découverte du corps jusqu’à l’issue du procès, en passant par le flashback d’une dispute conjugale.
Anatomie d’une chute fut un choc. Et pourtant Justine Triet et moi c’était compliqué depuis dix ans et (le magnifique) La bataille de Solferino : Je n’aime ni Victoria ni Sybil. Enfin je vois leurs qualités respectives, mais j’y reste complètement hermétique. Là non. Il s’est passé quelque chose. Elle a franchi un cap. C’est un film vertigineux. Un long film mais dont la longueur est légitime. Un film hybride, qui révèle la puissance du hors-champ, la problématique de la langue, la violence du déballage (et donc de la destruction) d’une intimité conjugale, familiale le tout sans respecter ni la charte d’un film d’enquête, ni celui d’un film de procès. La culpabilité nous intéresse in fine moins que tout ce qui entoure les faits, les mystères qu’il révèle, la dissection d’un couple, d’une femme, l’ambivalence de la vie.