De durs lendemains.
8.5 Etant donné que je n’ai vu aucun de ses films (souvent estimés) réalisés durant les années 90, je me contenterai de dire que Sorry we missed you est le plus beau Ken Loach depuis vingt ans. C’est une merveille, du niveau de Family life. Mais c’est aussi sans doute son plus déprimant, tant il semble dire qu’on est allé trop loin, que la rébellion est vaine, que la société est morte. Et qu’on finira tous acculés, à bout de souffle, à l’image de ce terrible dernier plan. Ça tombe bien, c’est le Loach que j’aime, moi. Il n’a jamais été un cinéaste formaliste loin s’en faut, mais il peut parfois sortir une idée comme celle-là, cet écran noir vertigineux d’une puissance infinie, qui semble tout dire de notre monde et qui te met sur le carreau, te laisse éprouvé, avec ta colère et tes larmes.
Les Turner vivent dans la banlieue de Newcastle. Abby est aide-soignante à domicile pour personnes âgées. Ricky, quant à lui, enchainait les petits boulots précaires, jusqu’au jour où il découvre l’opportunité de devenir chauffeur-livreur franchisé. A son compte ? Pas vraiment, c’est un mirage. Il doit prendre un crédit afin de s’acheter un camion, doit se plier aux exigences d’une agence de vente en ligne qui paie à la course, est observé dans chacun de ses déplacements – Ce véhicule surveillé dans lequel il n’a même pas le droit de faire monter sa propre fille. Et mieux vaut ne pas compter ses heures si l’on veut finir le mois et être bien vu de ces supérieurs condescendants.
C’est quasi de l’esclavage moderne. Un esclavage au sein duquel on te fait croire que tu es complètement libre. Où l’on te dit que tu ne travailles pas « pour » mais « avec ». Sauf quand il t’arrive une couille, évidemment, dans ces cas-là il n’y a plus ni pour ni avec, il n’y a plus rien, on te laisse impuissant dans ta pisse et ton sang. Il s’agit de vendre de la pseudo liberté individuelle afin de briser tous les élans collectifs, puisque chacun travaille de son côté. Un néo-libéralisme aussi transparent qu’il est malsain, qui annihile le lien entre les gens, au sein du milieu professionnel mais surtout au sein de la famille. Quand il n’y a que rentabilité, c’est la structure familiale qui s’effondre.
En plus de l’ubérisation de la société, il me semble que le film raconte assez bien cet état d’appauvrissement de la société, cette idée que la classe moyenne haute de jadis est devenue la classe moyenne basse d’aujourd’hui. Il y a par ailleurs un background judicieusement placé un moment (Une jolie discussion entre Abby et l’une de ses patientes) où l’on comprend que les Turner ont manqué de pouvoir s’acheter une maison dix années auparavant, mais qu’ils sont restés locataires suite à la crise, au point maintenant de devoir vendre leur voiture familiale afin d’investir dans une camionnette de livraison, et d’espérer garder leurs jobs afin de pouvoir payer leur loyer.
Et le film s’intéresse aux répercussions sur le couple, leur quotidien jusque dans leur intimité pure. Parvient à faire exister chacun d’eux, dans leurs boulots respectifs, accaparants, exténuants. Mais aussi au sein de la cellule familiale toute entière, avec ces deux enfants qui en souffrent et traduisent leur tristesse chacun à leur manière, petite délinquance pour l’un, déprime retenue pour l’autre. Les comédiens sont toujours exceptionnels dans les films de Ken Loach, mais que dire de ces deux gamins ? Ce garçon qui sèche les cours, se réfugie dans le tag et s’érige contre (la non-réussite de) son père ; cette petite fille, brillante, qui observe, se tait et panique quand on crie. Elle t’arrache les larmes à chacune de ses apparitions.
C’est sa faculté à tenir une ligne claire qui impressionne tant. Cette qualité quasi obsessionnelle qu’il a de tracer une trajectoire et de s’y tenir coute que coute. Qu’importe alors que la démonstration se fasse à renfort de sabots, qu’il faille en passer par des tournures moins subtiles, des portes enfoncées plutôt qu’ouvertes, pour qu’elle tienne il faut que le processus aille jusqu’au bout. Couches sur couches, répercussions de clés de camionnette perdues, rendez-vous scolaire fortuit, convocation au commissariat, clientèle récalcitrante, conflit entre collègues. Le naturalisme loachien a toujours été moins réaliste que militant, il serait dommage de lui faire le procès aujourd’hui tandis qu’il a 83 ans et qu’il livre là l’un de ses films les plus intenses.