Archives pour la catégorie Laurent Cantet

Arthur Rambo – Laurent Cantet – 2022

07. Arthur Rambo - Laurent Cantet - 2022Le plus dur, c’est l’atterrissage.

   5.0   Pas certain que Bertrand Cantet – qui jadis fut nettement plus inspiré par l’histoire de Jean-Claude Romand (adaptée dans le somptueux L’emploi du temps) – soit si intéressé que cela par l’affaire Medhi Meklat ni par comment la mettre en scène. On le sent à peu près aussi paumé que ce personnage (Rabah Nait Oufella est plutôt très bien dans le rôle, par ailleurs) ne sachant pas s’il doit ou non adopter un point de vue, jouer la carte du récit introspectif (la séquence semi-parano dans le métro est assez bien foutue) ou carrément le portrait didactique. Néanmoins, dans ce qu’il choisit de me montrer (ne pas être un film politique, en somme) j’aime le portrait qu’il fait de ce garçon. Le portrait de sa chute. Il n’y a pas de rise & fall comme dans tout récit romanesque traditionnel : Karim D. est déjà tout en haut quand le film s’ouvre, vantant la sortie de son bouquin dans un journal télévisé. Le soir même, son nom sera associé à celui d’un tweetos célèbre pour sa plume antisémite, homophobe ou encore misogyne et dès lors, pour lui, rien ne sera plus pareil : Sa chute dans l’échelle sociale sera aussi symbolique que physique, puisqu’il sera beaucoup question d’escaliers et de lieux de plus en plus exigus et déserts, culminant avec son retour dans l’appartement familial où il devra rendre des comptes à sa maman mais surtout à son petit frère, qui idéalisait bien plus le tweetos que l’écrivain. Mais le personnage reste une énigme. On ne saura pas bien s’il jouait un rôle ou s’il était premier degré. Sans doute parce que Cantet refuse de faire ce choix. Cantet aura fait nettement mieux, ne serait-ce que dans l’écriture : les dialogues ne sont vraiment pas terribles et je ne suis pas convaincu par l’idée des tweets diffusés sur l’écran, en surimpression de l’image. Je ne vois pas ce que ça apporte d’autant que nombreux de ces tweets sont repris et explicités par d’autres personnages. Cela étant le film ne me révolte pas non plus (quand bien même il soulève une problématique qu’il s’abstient clairement d’agrémenter) contrairement à ce que j’ai pu lire ci ou là.

L’Atelier – Laurent Cantet – 2017

18. L'Atelier - Laurent Cantet - 2017J’écris donc je suis.

   8.5   On craint d’abord d’avoir affaire à un dispositif dans la veine de celui sur lequel reposait Entre les murs. Pas que ça m’avait dérangé pour ce denier, mais c’était à mon sens la grande limite du film, de s’interdire de s’extraire des murs de l’école. Si le titre de ce nouveau film ne ment pas, puisque l’action se concentrera principalement au sein de ce groupe d’écriture pour jeunes en échec scolaire, le récit, lui, va moins s’ancrer dans le lieu – qui par ailleurs change constamment contrairement à la classe de 4e – que s’intéresser en profondeur à deux de ses éléments : Antoine et Olivia.

     Le premier est un garçon solitaire qui passe le plus clair de son temps dans les calanques ou sur les jeux vidéo. Il est suiveur dans le groupe de potes de son frère, mouton noir au sein de l’atelier d’écriture tant ses propositions de textes choquent et ses positions idéologiques sont problématiques. La seconde est une écrivaine parisienne réputée qui prend en charge cet atelier par amour de la transmission et du partage. Elle va s’intéresser à Antoine, elle va avoir peu de lui, être attiré par lui – Jusqu’à y trouver, pourquoi pas, l’essence d’un nouveau personnage pour son roman.

     En définitive, c’est ce glissement qui redynamise (Les premières minutes font état d’un tableau sociologique un poil trop complet et stéréotypé) mon intérêt dans les films de Cantet : Il s’agit chaque fois moins de l’histoire d’un affrontement que d’une rencontre entre deux pôles pour éveiller les consciences et bouleverser habitudes et certitudes. Il y a dans L’Atelier ce qui irriguait déjà Ressources humaines il y a plus de quinze ans à l’échelle de l’Entreprise, il fallait en passer par une collision frontale pour (se) comprendre.

    Une scène cruelle entre un père et son fils, autour d’une perforeuse, nous arrachait les larmes. Là il faudra une arme à feu, vecteur de haine et de peur – Rarement été aussi angoissé par un flingue devant un film, aussi bien dans ce moment glaçant du camp de Roms que durant l’intrusion d’Antoine chez Olivia – pour dynamiter la confrontation et faire imploser la fascination/répulsion pacifique qui régnait entre eux. Toute proportion gardée, j’ai beaucoup pensé à Elephant, de Gus Van Sant, il me semble que les deux films communiquent sur de nombreux points : Antoine pourrait aisément être un acteur de la tuerie de Columbine.

     Mais surtout et c’est sur ce point que L’Atelier me semble être bien davantage qu’un énième film sur un inadapté au monde, c’est aussi un brillant « essai » politique, moderne, complexe, dans la veine (mais en plus beau, subtil et mystérieux) du Chez nous, de Lucas Belvaux (qui racontait aussi la tentation de l’extrême droite) qui choisit de s’ouvrir sur l’avenir plutôt que de se fermer dans le conte glacial et cruel. Durant la dérive nocturne un peu avant son épilogue, séquence prodigieuse (mais ô combien casse-gueule) qui tire le film déjà beau vers le sublime, j’étais vraiment pas bien et c’est sans doute ce qui me rend sa sortie si bouleversante je pense.

      Car le dernier quart du film pourrait bien être le plus beau de la filmographie de Cantet tant il fait se répondre le réel et la fiction, le dialogue et l’écriture. Ce meurtre qui n’était encore qu’ébauches au chœur de l’atelier trouve un écho au clair de lune, dans une dérive apparemment insoluble et doucement oppressante qui fera renaître le personnage par la parole dont l’équilibre menaçait chaque fois de tout faire s’effondrer. A cette description meurtrière brutale qu’avait fait plus tôt Antoine, réprimandée par ses « collègues » d’atelier, répond une libération pacifique, aussi par les mots, comme unique moyen de s’en sortir, comme unique moyen de faire parler la colère pour la transformer en désir de rebondir dans la société, dans la vie. Ce bien que cette issue soit encore très incertaine au regard de ce qui reste à accomplir, il me semble qu’elle traduit un premier combat de gagner, avec la sensation qu’Antoine a davantage à (re)construire que les anciens « héros malades » des films de Laurent Cantet.

     L’auteur ne m’avait jamais paru si optimiste. Ressources humaines avait beau se fermer sur un acte de résistance, c’était dur, un peu désespéré. Là non, c’est d’une part extrêmement vivant dans la mise en scène (Car c’est aussi un film hyper solaire, qui outre l’atelier se partage en excursion portuaire, balade sur les rochers et terrasse de forêt) et utopique dans ce qu’il véhicule d’une prise de conscience complexe. C’est quasi Campillo qui fusionne avec Guédiguian, sur la fin. Ça me plait. Et puis le film est aussi un beau document sur La Ciotat, il en fait ressurgir les fantômes de son passé ouvrier, notamment son chantier naval, et il en dresse un portrait tirant vers le mythe, au point qu’Olivia (Sublime Marina Foïs) demande à son groupe d’élèves d’écrire leur fiction autour de leur ville. Quelque part oui, La Ciotat est le troisième personnage fort du nouveau film de Laurent Cantet.

Retour à Ithaque – Laurent Cantet – 2014

11.-retour-a-ithaque-laurent-cantet-2014-900x563Le nu à la terrasse.

   4.0   Cantet est un cinéaste très important pour moi. Qui ne m’a jamais déçu ou seulement avec Vers le sud que je trouve vraiment anecdotique. Tout le reste je trouve ça minimum très bien, même Foxfire. Mais là c’est un gros NON. Un vrai film de vieux (super bien joué certes) sans aucune mise en scène, où une terrasse fait office de petite pièce de théâtre en plein air, sans qu’il n’y ait de véritable apport extérieur ni de trouées fulgurantes, comme ça aurait pu venir de ce feu d’artifice, de cet animal égorgé ou de cette ouverture finale. Reste 1h30 de dialogues, où éclatent regrets et rancœurs – C’est La Terrazza, d’Ettore Scola, en beaucoup moins bien – dont on se fiche souvent même si ça raconte beaucoup du Cuba 90/2000. Grosse déception.

Foxfire, confessions d’un gang de filles – Laurent Cantet – 2013

04_-foxfire-confessions-dun-gang-de-filles-laurent-cantet-2013Ressources féminines.   

   7.5   Foxfire, confessions d’un gang de filles débute sous voix-off. Pour un film que l’on imagine construit comme une confession étant donné son titre, pas bien original. Pourtant, il me prend au dépourvu. Le personnage central dans les premières minutes, celui que l’on attend comme le leader et qui le restera, n’est pas le narrateur, alors que cette voix semble se calquer sur ce personnage, justement, comme si c’était cette fille, Legs, androgyne et rentre-dedans, qui nous faisait part de ses confessions. Mais c’est une autre. Il est déjà question d’une admiration qui sous-entend un amour masqué. Malgré cela, le film n’ira pas vraiment où on le soupçonne d’aller. Sa progression m’évoque un autre très beau film de groupe rebelle, sorti l’an dernier, le film de Leila Kilani, Sur la planche.

     C’est donc la confession d’une jeune femme sur un groupe, une confession ôté de son intimité. Le groupe a dévoré cette intimité à tel point qu’il ne peut qu’être sous-entendu, il n’a pas le temps d’exister. Foxfire est le nom donné à ce groupe d’adolescentes, ce gang comme elles préfèrent le dénommer. Cinq filles, bientôt six, unies contre les hommes et le système en général. Six filles qui voudraient tout changer et semblent y croire. A l’échelle de la saga Millenium, Foxfire ne raconterait plus l’épisode des hommes qui n’aiment pas les femmes, mais celui de la fille qui rêvait d’un bidon d’essence et d’une allumette.

     Le film de Laurent Cantet se situe quelque part entre Ressources humaines, son premier long métrage et Entre les murs, son dernier avant Foxfire. Un film sur le groupe, avec ce qu’il engendre comme espoirs et désillusions, multiplié par l’effet de groupe, à l’instar d’un autre excellent film sur la puissance du groupe, Mean Creek de Jacob Aaron Estes. Il y a une manière étrange de filmer cet ensemble. A l’image, les éléments forts, reléguant les plus discrètes (narratrice comprise) à un hors champ relatif. Mais au présent. C’est à dire en n’omettant pas les modifications que le temps apporte (celles qui s’effacent, d’autres qui renaissent) entre prises de conscience, rêves assouvis, déceptions ainsi que bouleversements divers au sein du groupe. Ainsi, les nouvelles recrues (Foxfire gagne quelques éléments supplémentaires à mesure qu’il fait parler de lui, qu’il vend un rêve en somme) ont sur la fin tendance à être plus dures, plus concernées que les filles qui ont fait naître le mouvement rebelle.

     Une scène est représentative à plusieurs niveaux : le moment récurrent, cérémonial et puéril de l’acceptation dans le groupe, où il faut jurer fidélité et accepter de se faire tatouer une flamme sur l’omoplate. Lors d’une énième cérémonie d’entrée, Tina, la bimbo superficielle qui a essuyé des viols, présente depuis le départ, remarque les négligences de ce rituel, sacré fut-il à l’époque. C’est un élément de contradiction, le plus flagrant. Elle se soucie bien plus de l’enrobage que du contenu. Un gang joli, qui a de la classe, c’est tout ce qu’elle recherche. C’est elle qui sera bannie plus tard de Foxfire pour avoir fricoté à maintes reprises avec un garçon, règle basique d’interdiction immuable nécessaire selon elles à la pérennité du mouvement.

     Le film se nourrit d’un paradoxe passionnant. Il est à la fois extrêmement linéaire et attendu, en tout cas de ce qu’on pourrait attendre d’un film du genre, qui se rapproche du biopic dans sa construction en fin de compte. Et dans le même temps j’adore le fait qu’il accepte sa capacité de glissement. Il accepte par exemple que Legs, personnage fort, fille que l’on craint, ne soit pas celle qui permette à Foxfire de s’élever au grade qu’elle revendiquait d’atteindre. Il y a une fragilité intéressante en elle je trouve. On peut se dire que la violence incontrôlée dans laquelle le mouvement finit inéluctablement par plonger aurait sans doute été plus dramatique avec une nouvelle recrue aux commandes.

     L’autre grande idée, c’est le conflit dans le groupe. Le film est parfois agaçant dans le tableau qu’il brosse des hommes, tous des salauds plus ou moins, encore que – le personnage du clochard est magnifique. Mais il finit, comme souvent chez Cantet, par se concentrer sur le problème interne – un groupe d’amis dans Les sanguinaires, une salle de classe ou une entreprise ailleurs. Pas selon un processus un peu schématique, entièrement scénaristique (le film est l’adaptation d’un roman) mais changeant de façon progressive, avec des pics et des vides, mais toujours dans une spirale autodestructrice, omniprésente, qu’elle soit ostensible (un désaccord sur des préjugés racistes) ou non (la perspective éventuelle d’un avenir confortable).

     Il y avait un groupe, déconstruit, qui vivait au gré de menues satisfactions. Puis il y a un groupe plus ou moins organisé, où chacun aurait sa place. La belle blonde qui aguiche les hommes, les autres qui finissent le job. Celle qui fait les comptes. Une autre qui, ce n’est pas négligeable, ramène un salaire. L’argent finit par être le problème majeur de Foxfire, moteur de tensions. Surtout dès l’instant qu’elles entrent dans une nouvelle dimension, qui bien qu’elle reste ouvertement en marge, cédant la liberté d’une rébellion précaire à une utopie quasi terroriste, s’engouffre finalement dans un conformisme sociétal : payer le loyer de leur maison en ruine, les charges diverses et la nourriture.

     Foxfire, le groupe, finit par se retourner sur lui-même. Il ne survit plus aux autres, il doit survivre de l’intérieur. Certaines présentes dès la création n’ont bientôt plus leur place, dépassées par les événements. C’est le cas de cette narratrice qui n’aura cessé de raconter cette histoire au présent, comme si plus tard elle relisait ses notes, ruminant un désespoir qui porte certes, sur le groupe, mais finalement davantage sur cette passion, cette fille, Legs, l’inaccessible. Voilà pourquoi la seule fille du groupe qui existe véritablement c’est Legs car il ne faut jamais oublier que cette histoire est racontée d’un point de vue unique. Un moment, Maddy, la narratrice, défie celles qui ne respecte pas sa timidité, en draguant un homme à la manière de Rita, se présentant à lui sous un autre prénom, Margaret, le vrai prénom de Legs. C’est très beau, je trouve.

     Il faut aussi concevoir que ce que l’on voit correspond aux souvenirs ou aux écrits de Maddy, que tout n’est pas forcément exhaustif, amplifié ou non parce que cela est vécu ou remémoré par Maddy. Vers la fin, il y a d’ailleurs un bug entre ce qu’elle se souvient et ses propres écrits qu’elle lit, ils diffèrent sur un événement. Le film appuie une seule fois sur cette idée, il ne se réfugie jamais derrière cette facilité mais au moins la suggère. Plus tard, durant une retrouvaille fortuite, Maddy voit pour la dernière fois cet amour sur une photo dans un journal, sans savoir du même coup si c’est cette fille qu’elle a aimé.

     C’est un film riche et passionnant. Et ça dure 2h30 mais on ne les voit pas. Cantet a une façon bouleversante de filmer des personnages, en captant le tragique et la tension. C’est un cinéma puissant, qui n’agit pourtant jamais dans l’éclat, qui observe les contradictions et fait surgir une fragilité inattendue. Concernant les performances de ses interprètes, comme souvent chez Cantet, rien à dire, c’est fort. Mais celle qui joue Legs, Raven Adamson, est ahurissante de colère contenue, à la fois impassible et bouleversante.

L’emploi du temps – Laurent Cantet – 2001

Aurelien-Recoing-in-Time--001Time out.

   10.0   C’est bien simple, je considère ce film comme absolument parfait. Il y a une telle gravité dans cette errance, ce mensonge sans fin, et beaucoup d’empathie pour le personnage. A l’image de son premier plan, L’emploi du temps est un film en voiture. Pas un road-movie classique avec point A et point B mais un long chemin circulaire qui n’appelle que cassure. C’est sans issue. Cette sensation parcourait déjà Ressources humaines, son précédent long-métrage, mais il y avait un espoir, bien cadenassé, qu’il fallait se donner la peine d’aller chercher, mais il existait bel et bien.

     Toutes les portes sont bouclées dans L’emploi du temps. Pourtant l’on respire, même davantage que dans ses autres films. Le cadre permet cette respiration. Pas de société vue de l’intérieur, ni de salle de classe quotidienne, ici on est dehors, on voyage, on gesticule géographiquement, on trace des lignes et des cercles, on y voit la neige. Cantet filme la solitude. Les dérives de la société de compétition sur les familles. Le mensonge comme unique possibilité de survie provisoire. L’engagement illégal illusoire puis réel comme unique porte de sortie.

     Un père de famille, cadre dans une entreprise dans laquelle il travaille depuis onze ans, se retrouve du jour au lendemain sans travail. Refusant d’accepter cette situation et la confrontation avec sa famille, il s’invente un nouveau boulot complètement fictif en Suisse. D’allers-retours en allers-retours il se rend vite compte qu’il va avoir besoin d’argent. Il s’invente alors un marché boursier dans un pays de l’Est et trouve une clientèle qui balance leurs chèques. Cet homme s’enferme progressivement dans une spirale qu’il ne contrôlera bientôt plus du tout. C’est la seconde fois que Cantet filme le bouleversement intime, familial de cette manière là. Tendu comme un polar. J’en suis ressorti complètement anéanti. Le dernier plan est l’un des trucs les plus violents – alors qu’il ne s’y passe que dialogue – qu’il m’ait été donné de voir. 

Tous à la manif ! – Laurent Cantet – 1994

tous-a-la-manifParenthèse enchantée.  

   6.5   Court-métrage de 28 minutes. Comme dans Ressources Humaines la division est au centre du film. A la différence qu’ici le jeune homme reste du côté du père. Il est serveur dans un bar tenu par son père. Il pourrait encore être étudiant mais il a choisi, par envie, dépit ou pression familiale, rien ne sera clairement dit, ce poste cadenassé dans lequel il semble éternellement empêtré.

     La division opère ici avec la présence d’étudiants, du même age que ce garçon. On est du côté de La Sorbonne, il est question d’une grande manifestation anti-flics, et l’on se réunit justement dans ce bar pour faire interagir grandes phrases, coup de gueules et préparation stratégique. Le garçon regarde tout ça de loin, il a cette impression d’être à des années lumières de ce qu’il se passe sous ses yeux. Mais il est intrigué et très vite il prend part (tout en continuant son travail) aux joutes verbales, non sans une certaine pudeur ou timidité.

     A la fin du film, il verra le cortège partir à travers le boulevard parisien, impuissant, se retrouvera en tête-à-tête avec son père, débarrassant les tables de ses convives qui auraient pu devenir des collègues, ou amis. L’idée de ne pas évoquer d’emblée la situation familiale est judicieuse. Il faudra une vingtaine de minutes pour que cet homme appelle son employé ‘fiston’ et que l’on comprenne que tout ici est affaire de famille, que quelque part les issues sont doublement bloquées. Ce garçon c’est un peu tout le monde, c’est un peu Vincent dans L’emploi du temps, condamné à reprendre un schéma circulaire, dans un confort routinier, ne se donnant pas la peine de tout envoyer bouler.

     Tous à la manif ! est habité d’une contrainte : sa durée, enfin j’en ai l’impression. Du coup, alors que l’on pourrait avoir des percées très poétiques (comme dans Les sanguinaires) tout le récit devient très compact et ne s’attache pas à la solitude du personnage, à ce mal qui le ronge. Pourtant c’est aussi sa qualité de foisonner comme cela, de ne pas laisser le temps justement à ce garçon de choisir.

     Cependant il y a une scène que j’aime beaucoup car elle est totalement détachée et donne du crédit au personnage du père, jusqu’alors cantonné au père/gérant un poil casse-pied. Il s’agit d’une scène à table, pendant que certains jeunes boivent un coup, d’autres continuent leurs préparatifs, et d’autres qui ne font rien (tous sont incroyablement bons acteurs d’ailleurs). Cet homme propose à une jeune étudiante de retirer un billet sous un verre, sans faire tomber le verre, sans le toucher non plus. C’est un jeu. Ça n’a pas un grand intérêt ici et c’est ce qui me passionne. Les étudiants sont de passage, ils cherchent de quoi faire des banderoles. Le jeune serveur leur offrira une vieille nappe trouée. C’est sa maigre participation : Une nappe trouée. Le dernier plan, comme souvent chez Cantet, est très évocateur du mal aise qui habite et habitera encore le personnage.

Les sanguinaires – Laurent Cantet – 1997

les-sanguinaires_cantetles-sanguinaires02-900x505La routine pour un millénaire.   

   7.5   Une bande d’amis choisit de passer l’an 2000 sur une île de la Corse, au large d’Ajaccio, dans le but de s’éloigner de la foule, et plus généralement des conventions en tout genre propre aux festivités de la nouvelle année. Puis ce qui devait être un séjour tranquille glisse peu à peu vers un quotidien de contraintes qui ramènent chacun à sa véritable personnalité. Comme si cet endroit, cette petite maison habitée l’année par le gardien du phare nommé comme le titre du film, allait faire tomber des masques plutôt mal enfilés. Car on ne croit pas une seule seconde en la réussite de cette démarche marginale, faussement rebelle.

     Ce sont avant tout des plaintes successives : le retard du gardien pour leur ouvrir leur dortoir ou encore le fait qu’il n’y ait pas de chauffage. Viendront ensuite des discordances dans le groupe et des contradictions en tout genre. Puis surtout l’arrivée des exceptions. Il y a seulement un homme qui ne voudrait faire aucune entorse à son règlement. Pas de portable, pas de radio, pas de télé, en gros pas de lien avec l’extérieur. Coupés du monde. Ça marche deux jours puis certains voudront rejoindre la ville, ou simplement connaître la date. C’est une petite communauté qui semble parfaitement se connaître et se comprendre, mais qui perd cette compréhension dans un contexte moins civilisé. Il y a cette idée de fuite, comme c’est le cas plus tard dans L’emploi du temps, et ce retour à une réalité, ce refus du bouleversement, la peur du changement. L’emploi du temps c’est à l’échelle d’une vie. Les sanguinaires c’est à l’échelle d’une semaine, une malheureuse semaine.

    Et les conventions refont surface malgré elles, sans que personne ne les voient véritablement venir. Lorsque l’on décide de tout de même faire un bon repas pour la saint Sylvestre, il est tout de suite question de manger du foie gras. Lorsque le moment tant attendu se pointe, le regard figé sur les feux d’artifice de l’autre côté de la méditerranée, que vient-il à l’esprit ? S’embrasser. C’est la seule chose qu’ils connaissent. Dans le même temps, un garçon s’endormira sur les rochers, une femme chutera sévèrement pendant que son homme disparaîtra. Le lendemain, à l’aube, lorsque chacun s’affaire à chercher leurs amis, que les hélicos tourneront à leur recherche autour de l’île, dans une séquence qui rappelle un peu L’avventura, on pourra se dire qu’ils auront eu le droit à leur nouvel an pas comme tout le monde. Et l’on se demandera si cet homme, qui croyait tant en la réussite de son projet en tyrannisant ainsi ses amis, avait besoin d’un réveillon loin des civilisations, ou si en bon citoyen parano qu’il est, pouvait-il simplement craindre le changement de millénaire.

     La mise en scène de Laurent Cantet est probablement moins inspiré que dans ses longs métrages, moins subtile, mais ne perd pas son caractère d’envoûtement. Moyen métrage d’une heure crée pour la télévision (L’an 2000 vu par…) Les sanguinaires reste un film incroyablement passionnant, loin des écueils habituels de téléfilms. Un film qui quelque part rappelle un peu Les naufragés de l’île de la tortue, de Jacques Rozier, dans cette volonté d’évasion qui se casse peu à peu la gueule. En beaucoup plus sombre en revanche, car le clair de lune ici est beaucoup plus menaçant qu’ailleurs.

Vers le sud – Laurent Cantet – 2006

18466869Obsessions contradictoires.    

   5.5  Vers le sud a dû être en 2006 la déception des fans du cinéaste, qui s’en tenait jusqu’ici à deux longs métrages absolument somptueux. Pourtant c’est loin d’être un mauvais film, juste qu’il n’est pas à la hauteur, juste que venant de Laurent Cantet c’est définitivement un film anecdotique. Malgré tout, ces différents portraits de femmes, d’hommes ne manquent pas d’intérêts. Il est avant tout question de solitude, de fuite de la condition. Deux femmes qui ne se connaissent jusqu’ici pas du tout, se rencontrent sur une île d’Haïti et font connaissance par l’intermédiaire d’un jeune haïtien qui leur fait passer du bon temps. Pour l’une c’est le garçon parfait, qu’elle aime regarder, prendre en photo, bronzer à ses côtés, c’est un amour de quotidien. Pour l’autre c’est la quête d’un orgasme qu’elle aurait eu avec trois ans auparavant alors qu’elle était en vacances avec son homme, le genre d’orgasme qu’elle n’a pas oublié. Toutes deux éprouvent quelque chose de fort pour ce garçon. Lui-même qui a de gros problèmes avec un gang du pays. Vers le sud ou là où les besoins charnels se confrontent : Oublier une condition précaire et dangereuse pour l’un, effacer une solitude éternelle dans un quotidien même pas drôle pour les autres. J’aime l’idée bien entendu mais il y a probablement une manière beaucoup plus forte, plus étrange, plus sensuelle de le faire. Il y a un côté quelque peu érotique, c’est bien mais c’est trop sage. Il y a aussi ces monologues face caméra, c’est intéressant mais ça brise l’élan d’incarnation. C’était peut-être à Claire Denis de faire ce genre de film.

Ressources humaines – Laurent Cantet – 2000

Ressources humainesDiviser pour mieux se révolter.    

   9.0   Ressources humaines est un film militant. C’est un film qui a des choses à dire et n’hésite pas à tacler les politiques d’entreprise modernes. Il m’a ému comme très peu de films savent le faire. Car plus qu’un manifeste gauchiste il s’agit surtout d’une histoire de famille. Cette petite famille provinciale ce pourrait être ma famille. Ou peut-être pas du tout. Quoi qu’il en soit je m’en sens incroyablement proche. Frank se doit d’effectuer un stage pour clôturer ses études de commerce. C’est cette petite entreprise, dans laquelle travaille son père, qu’il a choisi. Probablement un piston. Il est affecté aux ressources humaines et doit tirer un dossier complet sur les trente-cinq heures. C’est un récit initiatique. On ne lâchera jamais Frank. Un peu à la manière d’un cinéma Dardenien, on devient Frank, sans autre choix possible. Il découvre le monde de l’entreprise, ses hiérarchies, son dialogue, puis ses secrets, ses coup-bas. Frank ce serait un peu comme un pauvre type de droite qui vote à droite sans trop savoir pourquoi. Il y a une grande naïveté dans ce personnage, qui croit tout résoudre avec des mots mais ne prend pas le temps de comprendre, ni d’écouter les problèmes syndicaux. Loin de tout pragmatisme il croit sans cesse que tout s’arrange, il fait une confiance aveugle à la direction et pense que le syndic en fait trop. En somme il devient son père, mais le versant bourgeois. L’un fait l’autruche depuis toujours et effectue sept cents soudures à l’heure parce qu’on lui a demandé de le faire. L’autre est amené à faire un sondage sur le temps de travail qu’il distribuera aux salariés, sans imaginer les conséquences que cela peut engendrer. C’est cette relation père/fils que je trouve remarquable. Elle est toute en non-dits, toute en admiration aveugle réciproque. Et puis il faudra que ça explose, dans une scène qui m’a tiré les larmes. Je crois que c’est dans les regards qu’ils se lancent plus que dans leurs mots, j’ai vu quelque chose que je n’avais encore jamais vu. Il y a une telle violence dans cette séquence, qu’elle en devient limite supportable. Le résultat de cette querelle à sens unique, et je m’y attendais pas, sera positif, sûrement. L’impression qu’un homme de plus lèvera bientôt le poing. Cantet fait dans la division, pendant tout le film. Ce n’est parfois pas très subtil mais c’est entièrement assumé. La famille, l’entreprise, même les plans, tout est affaire de division, de hiérarchie. 


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