Violence silencieuse.
8.0 A l’instar d’autres grands classiques de la littérature – qu’on ne va pas citer ici sous peine d’un risque de lynchage collectif – je me suis jadis confronté à la lecture de Crimes et châtiments, de Fiodor Dostoïevski, mais vite je l’ai abandonnée. Mon souvenir aussi flou qu’incomplet ne m’a pourtant pas empêché de le relier au film de Lav Diaz, qui s’en inspire ouvertement, dans les grandes lignes : L’étudiant désargenté, la prêteuse sur gage, le double meurtre, la solitude, la culpabilité, la folie. Tout y est.
Tout y est mais le déroulement exploite d’étranges soubresauts, la construction se fait sur de longues plages de dialogues et d’errance, au moyen d’une diversification des points de vue. C’est l’imposante durée (quatre heures) qui permet cette construction, qui permet d’abord d’apprivoiser le quotidien de Fabian (l’étudiant cultivé, perdu entre l’idéalisme, l’existentialisme et le fanatisme qui ne trouvera que le crime pour réparer les maux du monde) et celui de Joaquin, cet ouvrier et bon père de famille bientôt accusé à tort et promis à la prison à perpétuité.
Si Lav Diaz est coutumier des films aux très longues durées, puisqu’il faut neuf heures pour engloutir Death in the Land of Encantos et presque onze pour venir à bout de Evolution of a Filipino Family, Norte, la fin de l’histoire marque sinon une volonté de se plier aux conventions au moins une certaine rupture. Quatre heures, pour lui, c’est un court métrage. Surtout, on a le sentiment que c’est pile ce qu’il faut. Ou plutôt qu’il faut au moins ces quatre heures pour nous plonger dans les méandres de ces cinq années de récit, pour qu’il soit plus doux qu’austère, pour qu’il saisisse autant l’avant que l’après.
Dans la région des Ilocos, partie nord des Philippines, Fabian et Joaquin n’ont rien en commun sinon d’être tombé dans les filets d’une mégère usurière sans scrupule, qui devient leur pire ennemie à tous deux : Joaquin, blessé, ne peut plus subvenir aux besoins quotidiens de sa famille et s’en remet à vendre ses biens au rabais. Fabian, lui, l’intellectuel las du système, emprunte parfois de l’argent à l’usurière mais un jour il la voit rudoyer une femme (celle de Joaquin) venue la supplier de lui laisser un peu de temps pour payer ses dettes. Il faut déjà 1h30 à Lav Diaz pour construire cela : Entre la douceur du milieu familial et la crainte financière chez l’un, hermétisme de discussions politiques et errances amoureuses chez l’autre.
Lorsque le film bascule, en son quasi-centre, il s’agit de suivre trois pôles. Eliza, femme de Joaquin, qui traverse des envies suicidaires (Cette scène en haut de la colline, mon dieu) mais s’en remet à son quotidien de vendeuse ambulante. Joaquin, en prison physique. Et Fabian, dans sa prison mentale. C’est peut-être moins évident pour nous, spectateurs occidentaux, mais la figure de Fabian est moins le Raskolnikov du livre de Dostoïevski qu’une allégorie de Ferdinand Marcos, acquitté du meurtre d’un opposant politique avant d’être président des Philippines entre 1965 et 1986 et d’instaurer la loi martiale, puis de mourir en exil.
Les deux hommes dans Norte, la fin de l’histoire représentent les figures opposées de monstre des ténèbres et de faux coupable, de damné et de saint, mais sont traités inversement par le monde : Le saint est en prison pour double meurtre et devient un homme de bonté pure, de sagesse mystique – Il masse son voisin de cellule malade qui jadis le rouait de coups. Quant au monstre il est dans la nature et s’enfonce dans les limbes de la culpabilité et de l’abjection, allant jusqu’à violer sa sœur et tuer son chien – Enterrer son enfance et son identité, en somme. Une figure totale du Mal jusque dans le peu de bien qu’il croit pouvoir encore offrir : Quand la femme de Joaquin fait le voyage pour lui rendre visite en prison, c’est grâce à l’argent que lui donne Fabian, sans lui donner d’explications. Et lors de son retour, elle se tue dans un accident d’autocar. Eliza meurt, Joaquin lévite et Fabian s’échoue dans les marécages.
Il faut évidemment passer outre son effrayante durée mais ça vaut le coup, vraiment. C’est une splendeur. Un film lumineux et violent, beau et tragique. Un mauvais rêve ou un doux cauchemar. Quatre heures durant lesquelles le temps semble s’être arrêté. Quatre heures qui sont des années pour ces personnages en transformation, ces personnages maudits qui sont comme les derniers des hommes, les protagonistes de la fin de l’histoire.