Archives pour la catégorie Luc Moullet

Imphy, capitale de la France – Luc Moullet – 1995

09. Imphy, capitale de la France - Luc Moullet - 1995On dirait le sud.

   6.5   En observant la vie parisienne (Paris, le cancer de la France, blâme-t-il d’entrée de jeu) Luc Moullet se demande s’il ne faudrait pas délocaliser la capitale, en prenant exemple sur Brasilia, Berne ou Islamabad. Trouver une ville moins pluvieuse, plus au sud. Une ville à la campagne. Il jette alors son dévolu sur Imphy, village de la Nièvre, situé pile poil au centre de l’hexagone.

     « Imphy, moi je trouve que c’est parfait parce que y a de la place. Euh, le Sénat on va le mettre là ».

     Bien que Moullet envisage d’emblée un terrain pour le ministère de l’intérieur ou celui des finances, entre vaches et rivière, Imphy s’avère humide, froide, brumeuse, la première autoroute se situe à soixante bornes, les terrains sont trop marécageux pour construire des bâtiments publics et Nevers, ville historique du Parti Socialiste est trop proche pour qu’on accepte d’implanter le gouvernement juste à côté. On est qu’au tiers du film et déjà, Imphy, c’est du passé.

     Il sera ensuite question d’un ancien terrain militaire transformé en lieu de chasse à Avord, où Moullet imagine déjà la justice sur une île minuscule qui lui rappelle la géographie de Canberra. Mais pour Antonietta Pizzorno, qui l’accompagne comme elle l’accompagnait jadis sur Anatomie d’un rapport, et le fera plus tard dans La terre de la folie, Avord et Imphy même combat.

     Nous irons alors à Comtal, dans l’Aveyron car pour elle il faut aller au sud. Pour lui, ça n’a plus aucun sens : « on a fait tout ce chemin pour pas grand-chose, on peut pas dire que ce soit très folichon ici hein ». « Ah moi j’aime bien, il fait beau. Voilà ça va être ici la capitale, fini le film ! »

     Un peu à la manière d’une screwball comedy, le film devient une éternelle dispute sur le choix du lieu. La dimension comique et absurde chère à Moullet est toujours aussi efficace, même si ici on le sent plus paresseux, dans l’image et dans le texte, que sur bien d’autres tentatives. Mais l’idée est tellement géniale, le ton si caractéristique de son auteur, que de mon côté c’est un plaisir de bout en bout.

Barres – Luc Moullet – 1984

16. Barres - Luc Moullet - 1984L’homme et les tripodes.

   6.0   En 1984, tandis que la RATP multiplie les affiches (on en voit quelques-unes dans le film) sous le slogan « Frauder c’est bête » Luc Moullet entreprend lui une ode douce et burlesque aux resquilleurs du métro parisien. « J’adorais flâner dans le métro pour y admirer l’imagination et la grâce des fraudeurs, aussi brillants dans leur art que des ballerines ou de grands gymnastes » clame-t-il dans le chapitre consacré à Barres, au sein de ses Mémoires d’une savonnette indocile. Barres fait donc office de reportage sur la fraude et les contrôles dans le métro. Et tout particulièrement sur « ces tripodes à hauteur du sexe » pour citer à nouveau les mots de Moullet. Fait rare chez lui, Barres est un film sans parole, tourné à la manière d’un film muet, avec plusieurs intertitres. Moullet fit par ailleurs reconstruire en studio une parcelle de station de métro, uniquement la partie caisse et tourniquets. Evidemment, c’est du Moullet pur jus, donc l’aspect film-reportage mue en film-fantaisie, quand certains fraudeurs passent par quatre, sur les épaules, à la manière d’un athlète adepte du saut de haies, ou couché sur un skate-board artisanal.

Jean-Luc selon Luc – Luc Moullet – 2006

33. Jean-Luc selon Luc - Luc Moullet - 2006Deux ou trois choses qu’il sait de lui.

    5.0   Petit film de 7 minutes, pour le programme Court-circuit d’Arte, tourné dans son appartement et monté en quatre heures, Jean Luc selon Luc n’est rien d’autre qu’un hommage décalé à Godard signé Moullet, qui ne change rien à son ton et son impertinence habituels parce que c’est Godard, son père dit-il – puisqu’il a financé son premier film, Un steak trop cuit – qui voyait en lui un « Courteline revu par Brecht ». Moullet profite de l’expo Godard à Beaubourg, s’assoit à une table et s’entoure de cartes postales à la manière des héros des Carabiniers. Il tire alors une quinzaine de chapitres, de quelques secondes chacun, afin d’identifier les traits caractéristiques de l’auteur d’A bout de souffle. En scrutant l’anecdote inédite, cette brève collection s’avère pourtant moins anecdotique qu’affectueuse et passionnante.

Le fantôme de Longstaff – Luc Moullet – 1996

27. Le fantôme de Longstaff - Luc Moullet - 1996L’amour et la mort lui vont si bien.

   6.0   Sur le coffret « Luc Moullet en shorts » il est précisé qu’il y a dix courts drôles sauf un. Le voilà. Au fantasme de filmer un drame, Moullet y ajoute la gageure du film en costumes et de l’adaptation littéraire. Pour se faire, il choisit Henry James, son auteur préféré et une nouvelle plutôt méconnue, Le mariage de Longstaff. En 1880, Reginald Longstaff, un riche anglais qui va mourir de phtisie, rencontre sur une plage normande une jeune Américaine. Il en tombe amoureux, mais celle-ci se refuse à lui. Deux ans plus tard, Longstaff réapparaît. Est-ce lui, ou un fantôme ? Alors ce n’est certainement pas ce que Moullet a fait de mieux, mais le romantisme lugubre et le format court adapté d’un format court d’Henry James se marient étonnamment bien avec son style.

Ma première brasse – Luc Moullet – 1981

13. Ma première brasse - Luc Moullet - 1981Nostalgie de l’amniotique.

   9.0   Ce que l’on sait d’emblée : Ma première brasse est dédié à Ben Turpin, un célèbre comique de second plan durant l’époque du muet, ayant notamment tourné aux côtés de Chaplin. Ce que l’on apprend plus tard : Luc Moullet a quarante-trois ans. Ce que l’on constate à la fin : Il a fait un film de quarante-trois minutes. Ce n’est peut-être qu’une coïncidence – et ce serait encore plus beau tant c’est tout à fait révélateur du personnage, de son refus de l’effet d’annonce. Et c’est à l’image de l’hommage : Le goût pour la marge, le second plan, le comique invisible.

     En 1980, tandis qu’il dirige une collection à l’Institut National de l’Audiovisuel, Jean Collet propose à Moullet de tourner un des six téléfilms prévus sur le thème « Le Grand Jour ». Ne sachant pas nager, ce dernier se dit que ce serait un grand jour que celui où il apprendrait à nager – Et puis, il n’est jamais trop tard pour se jeter à l’eau, pense-t-il. Option imaginaire car il se fiche totalement de savoir nager ou pas. Le film raconte donc son rapport à l’eau avant la date du grand jour, ainsi que son odyssée ponctuelle de cet apprentissage.

     Ce grand jour interviendra le 6 juin. Pas le jour du débarquement en Normandie mais celui où Luc Moullet, réalisateur, décide d’effectuer sa première brasse. Ce n’est pas le récit d’un triomphe mais celui d’une expérience absurde, proche du fiasco. Disons-le d’emblée : Ma première brasse est de très loin le film le plus drôle de Luc Moullet. Une véritable mine d’or burlesque de chaque instant. A vrai dire, il est rare que je rie aussi volontiers, seul, devant un film. Et ce dès l’ouverture, le premier plan, quand l’auteur s’interroge. Il est assis à une table face caméra et se présente :

     « Je m’appelle Luc Moullet. Je suis cinéaste, j’ai quarante-trois ans. C’est l’âge où chez les romains on pouvait devenir sénateur. Mais on n’est plus chez les romains et de toute façon j’ai aucune espèce d’envie de devenir sénateur. A la place, pour fêter mes quarante-trois ans j’avais pensé à faire mon premier mouvement d’appareil de caméra. Mais je sens que c’est trop tôt, je suis pas encore capable, je préfère attendre d’avoir cinquante ans ou de faire mon dixième film. Et au lieu de faire un travelling je voudrais apprendre à nager. Pour nous autres intellectuels, faire un nouveau film, écrire un nouveau bouquin, c’est devenu de la routine. Tandis qu’avoir une nouvelle activité physique, c’est quelque chose d’original, de passionnant. Ça comble un manque dans notre vie. Et le jour où je saurai nager ce sera vraiment un grand jour pour moi. Et puis, plutôt que de dépenser du fric à prendre des leçons de natation, je préfère gagner quatre briques à faire un film là-dessus »

     Ce sont les premiers mots du film. Une sorte d’aboutissement de tout Moullet, en somme – aussi bien de ses fictions que de ses documentaires. Cette fois, ce n’est plus ni le personnage fictif Billy le kid ni la ville de Foix, il resserre le récit sur lui et sur la tentation aussi enfantine qu’absurde – puisqu’au fond il s’en moque – d’apprendre à nager.

     C’est d’ailleurs son enfance que l’on visite bientôt, à travers des souvenirs qu’il nous conte.  On comprend alors ce pourquoi il ne sait pas encore nager : Une trouble histoire de malédiction sur des noyades. En revanche il aime l’eau. Il aime la boire : il aime « attraper soif pour avoir le droit de boire plus » et il sait « reconnaître l’eau d’un village de celle d’un autre village » et même « différencier deux eaux minérales avec la compétence d’un dégustateur de vin fin ».

     Après avoir évoqué (images à l’appui) la présence de l’eau dans ses précédents films (notamment dans Brigitte & Brigitte ou Genèse d’un repas) on apprend aussi que Moullet aime se baigner. Dans sa baignoire. Il avoue qu’il aimerait, comme Clifton Webb dans Laura, y passer sa vie. Il se confie alors : « Mon petit bateau dans ma baignoire, je l’ai toujours appelé Bresson. Je ne sais pas exactement pourquoi. C’est peut-être parce que j’ai toujours pensé que le cinéaste Bresson portait des slips Petit bateau. Une amie m’a dit que c’était faux » Le film n’est pas commencé depuis cinq minutes que j’étais en pleurs. Il va pourtant falloir que le récit démarre. Que l’on s’extirpe de la présentation. Qu’on ait un peu d’images de cette fameuse première brasse.

     Une fois que l’expérience se met en route, l’équipe (du film) elle-même intègre le champ. Chaussé d’espadrilles, accompagné d’un grand bâton et vêtu d’une longue tunique blanche, tel Jésus voguant vers Jerusalem, Moullet s’adresse à ses techniciens à plusieurs reprises, leur racontant ses premières tentatives de natation : « C’était en mai dix-neuf cent cinquante-huit, l’an treize-cent trente-six de l’Hégire. Samuel Fuller venait de tourner Verboten. Au Rwanda, les hutus avaient massacrés soixante mille tutsis. Ercole Baldini et Charles de Gaulle venaient respectivement de gagner de tour d’Italie et de prendre le pouvoir en France. Et moi j’ai essayé d’apprendre à nager dans une piscine » ose-t-il d’une posture de guide spirituel. C’est à mourir de rire.

     Et là, sans prévenir, il fait entrer sa mère face caméra qui nous parle de son fils, du rapport qu’il entretient avec l’eau, mais le film coupe brutalement son intervention, comme s’il craignait in extrémis qu’elle le monopolise. C’est un magma d’idées, de surprises. L’eau, la nage n’ont toujours pas fait leur apparition. Et c’est alors qu’il se retrouve à nouveau face caméra, prêt à nous confier un souvenir.

     Le voilà qu’il nous raconte avoir jadis cherché à prendre des cours de natation afin de plaire à une fille. Mais dès la première séance de natation, l’immensité et la transparence de l’eau l’ont terrifié ; surtout ce côté inhumain, abstrait, implacable, vertical, lisse de la piscine, où l’on voit tout en-dessous et qu’il est impossible de s’agripper à quoi que ce soit. « L’écho effrayant, le capharnaüm. L’enfer c’est les autres, disait le Général Bigeard. Et bien c’est pas vrai. L’enfer c’est la piscine »

     Le moment tant attendu est arrivé, la mer s’approche, nous allons enfin arpenter la descente d’un sentier abrupt afin d’accompagner notre expérimentateur dans l’eau. Que nenni. Moullet retarde une fois encore l’échéance :

     « Il n’y a pas encore assez de lumière pour tourner dans la baie. Attendons un moment. Je n’ai pas encore raconté ma troisième tentative : C’était en mai dix-neuf cent soixante-huit. Les tutsis avaient massacré deux-cent mille hutus, au Burundi ; Carl Theodor Dreyer venait de mourir d’une chute dans sa baignoire. Ma grand-mère était morte en février – Je vous en ai parlé de ma grand-mère ? – ; la révolution culturelle avait fait deux millions de morts en Chine ; Et il y avait des barricades à Paris. Tout allait bien. Je venais de prendre en location un appartement avec une baignoire. Et j’étais allé sur la plage avec des femmes qui avaient des seins nus. Et comme la mer avait tout de suite deux mètres de profondeur, je ne pouvais absolument rien faire. Je les regardais là pendant qu’elles se baignaient et je me sentais voyeur, ce qui me gênait. Et je sentais que ça les gênait, ce qui me gênait encore plus. Et je sentais que ça les gênait de sentir que je sentais que je les gênais »

     Le texte de Ma première brasse est définitivement ce que Moullet a écrit de plus fou, de plus libre, de plus beau, de plus drôle. Evidemment, on s’en rend moins compte sans le ton qu’il y met, sans son phrasé si particulier, sans sa voix. Ce que j’aime cette voix.

     Lorsque vient le moment où il doit se jeter à l’eau, Moullet en slip prend de grands airs dictatoriaux et demande d’abord qu’on braque tous les projecteurs (que l’équipe technique n’a évidemment pas) sur les endroits où il va tenter de nager, de façon à ce que l’eau se réchauffe.

     Il entre enfin dans l’eau, tout doucement, mais se trouve vite éclaboussé par des vagues minuscules. Ce qu’il joue ensuite, c’est du niveau d’un one man show sans limite : « Là c’est Le grand passage. Je sens que le froid va m’envahir le ventre. La couille droite, la couille gauche. Le haut du slip a été atteint par l’eau à 10h47. La rate ! Ah bah non j’ai plus de rate. Cinquième côte, là c’est l’instant crucial ! » Il est incontrôlable. 

     Une fois dans l’eau, près pour l’expérience promise par le titre, il explique que selon la théorie de l’un, il faudrait expirer en écartant les bras, tandis que selon la théorie de l’autre il faudrait expirer en resserrant les bras. « Mais quand est-ce que je vais avoir le droit de respirer ? Ah ça je vous le demande ! ». Je ne sais pas ce que je donnerais pour assister à un visionnage de Ma première brasse, dans une salle comble.

     Le clou du spectacle, quand il comprend qu’il doit aussi utiliser les jambes : « Je peux écarter en même temps les bras et les jambes ça d’accord. Je peux, à la rigueur, écarter les bras sans écarter les jambes, à la rigueur je vous le dis bien. Mais je peux quand même pas écarter les jambes en resserrant les bras. C’est trop contradictoire, ça me fait mal à la tête. (…) C’est une atteinte à l’unité de ma personnalité que de me demander ça. C’est une atteinte aux droits de l’Homme qui n’a jamais été signalée. (…) J’ai lu Joyce et Machiavel dans le texte mais ça c’est vraiment au-dessus de mes capacités. Je me sens comme Ravaillac. Je me sens comme la Pologne entre 1772 et 1919. Ecartelé entre les Prussiens et les Russes. C’est comme si on me demandait d’avancer en reculant. Ou de tourner un bon film avec Romy Schneider ».

     Il n’y a plus de limites. Moullet ira même jusqu’à demander qu’on aille lui chercher du sel, afin de faciliter la flottaison. Et quand on l’attend le moins, le voilà qu’il entame une danse endiablée de trois minutes (sans coupe) sur la plage, au rythme de Popcorn, de Hot Butter. C’est dingue de voir combien chaque seconde de ce film brise les promesses et les attentes.

     Je repense à une séquence au tout début de Genèse d’un repas. Moullet annonce qu’il va gouter les deux boites de thon. Ailleurs, d’une part le procédé aurait suivi tout un cérémonial, d’autre part il aurait été fait un coup de pub plus tranché, soit pour minimiser la différence de goût entre ces deux thons, soit au contraire pour l’amplifier. Déjà, Moullet laisse le champ à sa femme. C’est elle qui goute. Le premier thon, elle fait un peu la moue, le mange sans plaisir et avoue que c’est pas terrible. On s’attend à ce que le suivant soit délicieux ou simplement meilleur. Mais non, elle le recrache et dit que c’est dégueulasse. Il me semble que cette scène représente tout le décalage qui nourrit la personnalité et le cinéma de Moullet. Il s’agit d’être, pas de plaire.

     Ce goût pour le décalage d’avec le monde se traduit ici par une réplique fabuleuse : « Quel plaisir il y a à mépriser la mer, la narguer en passant près d’elle sans se baigner, sans la regarder, sans en être esclave. J’ai même réussi le tour de force d’aller aux Bahamas sans jamais me baigner. J’ai pris le même pied qu’à New York lorsque je me suis refusé à monter à l’Empire State Building. Quand j’irai à Istanbul je ne visiterai pas Sainte-Sophie. Quand j’irai à Panama, je n’irai pas voir le canal. Quand je serai à Moscou j’éviterai La place rouge. Quand je serai à Théus je n’irai pas voir les demoiselles »

     Ainsi, un moment donné et en toute logique, Moullet décide de mettre un terme à l’expérience. Puis il s’interroge à nouveau : « J’avais pensé qu’à la fin du film ou bien je saurais nager ou bien je ne saurais pas nager. J’avais envisagé les deux solutions. Mais je n’avais pas pensé que je pourrais ne pas savoir si je savais nager ».

     Il finira par effectuer quelques mouvements de brasse, sans triomphe : « C’est le transport le moins touristique et le moins rapide. Je comprends pourquoi Madame de Sévigné écrivait à Paul Léautaud : « Paul ! Rien ne sert de nager, il faut savoir pourquoi » Remboursez ! Remboursez ! »

     Et le film s’achève dans la douceur, avec ce générique qui a ceci de très beau que l’on suit durant son déroulement, l’équipe technique en train de ranger le matériel sur la plage.

     Sincèrement, c’est l’un de mes « films médicament ». Je peux le revoir à tout moment, quand ça va, quand j’ai un coup de mou, quand j’ai besoin de rire, quand Moullet me manque. C’est son chef d’œuvre, à mes yeux.

Genèse d’un repas – Luc Moullet – 1980

07. Genèse d'un repas - Luc Moullet - 1980L’empire alimentaire.

   8.0   Sur la table devant lui, pour le déjeuner : Une boite de thon, une omelette et des bananes. L’idée pour Moullet, après avoir décortiqué l’anatomie des rapports sexuels dans son précédent film, c’est de savoir d’où vient ce que l’on mange. De savoir VRAIMENT d’où vient ce qu’il mange. De connaître la chaine industrielle et à fortiori les mécanismes du capitalisme qui ont conduit ce thon, cette omelette et ces bananes dans son assiette.

     Et Moullet fait du Moullet, qu’il touche comme ici à un sujet disons plus grave, plus complexe. Il est aussi drôle que sérieux, aussi léger que glaçant. Et prophétique tant le film est encore très actuel, tant il dénonce la mondialisation, l’exploitation des pays du Tiers monde par les pays riches, celles des salariés par les gérants de firmes, le tout avec la simplicité d’un regard d’enfant, qui part de son assiette et remonte le temps. C’est un voyage dans le temps, Genèse d’un repas. Il faut trouver où le thon a été pêché, l’œuf pondu, la banane cueillie.

     C’est un film-enquête. Une immersion dans le système mercantile. Grossistes, importateurs, fabriquants, ouvriers, Moullet ira interviewer tout le monde. Ira comparer les conditions de travail en France et en Amérique du sud. Filmera les femmes sous-payées, les dockers équatoriens de dix ans. Cette quête absolue du profit au détriment des conditions des travailleurs. Il découvre que l’on peut pêcher du thon à Dakar, le préparer à Dakar, le mettre en boite à Dakar puis le vendre en France en l’étiquetant « Pêcheur breton ». L’autre boite qui annonce clairement sa provenance de Cote d’Ivoire se vend moins bien, nous annonce ce responsable de supermarché.

     Moullet oblige, le film s’ouvre sur une note d’intention très pragmatique, visant à rappeler que le projet est né d’une simple interrogation et que le CNC donna quarante millions de centimes à Moullet pour y répondre. Et il se ferme sur un constat amer et franc, de politique néo-colonialiste, qui consiste à dire qu’on est tous l’exploiteur de quelqu’un, que c’est en consommant qu’on exploite, lui le premier, énumérant tout ce qui lui permit de fabriquer ce film : La joue de bœuf et le pétrole pour la pellicule, les interviewés payés différemment qu’il soit équatorien, sénégalais ou français etc. Film génial.

Les naufragés de la D17 – Luc Moullet – 2002

06. Les naufragés de la D17 - Luc Moullet - 2002« De l’autre côté des terres noires »

   5.5   Majastres, Alpes de Haute-Provence. « La seule gare de France avec une faute d’orthographe » nous précise le narrateur, qui n’est pas Moullet dans la voix, mais nous ne sommes pas dupes : c’est bien lui dans la plume. On apprend aussi que ce village est traversé par la départementale 17, qui n’est plus goudronnée au-delà. Ça commence donc comme les courts ethnographiques de Moullet, on s’attend à rencontres quelques malejactois, mais non, le cinéaste embraye et se paie le luxe de la fiction. Et Bouchitey & Amalric, entre autre.

     Le récit s’amuse à faire chevaucher plusieurs histoires. Un pilote de rallye automobile en panne ; le tournage d’un film entre les rochers ; une dépanneuse embourbée ; un couple d’astrophysiciens en crise ; des randonneurs pédestres ; un convoi militaire à la poursuite de Saddam Hussein (En effet, l’action se déroule en janvier 1991). Et tout ce petit monde se croise plus ou moins, dans ce que Moullet surnomme « Le coin le plus paumé de France ». Plutôt moins que plus, d’ailleurs.

     « A ce train-là je pourrais même pas voir la guerre du golfe à la télé ce soir » lâche un moment Bouchitey qui campe cet immonde coureur automobile égocentrique et macho qui martyrise sa co-pilote. Il est donc génial. Presque aussi génial que ce drôle de berger qui pue le bouc mais qui couche avec toutes celles qui passent par sa ferme. Presque aussi génial que ce sergent-chef (Bouvet qui réitère son rôle de Taxi2 grosso modo) en plein psychose sur la possibilité de rencontres des troupes irakiennes.

     Il y a de grosses lourdeurs. Mais il y a une volonté fidèle de filmer les lieux, de s’embarquer dans des villages perdus, sentiers isolés, à flanc de falaise parfois. C’est aussi sa limite : Moullet ne prend pas vraiment le temps de les filmer comme, au hasard, le ferait un Guiraudie, auquel on pense beaucoup – et pas à l’avantage de Moullet – en préférant se petites touches comiques et l’aspect gentiment choral et bordélique de son petit délire anecdotique.

Toujours moins – Luc Moullet – 2010

32. Toujours moins - Luc Moullet - 2010Les temps post-modernes.

   4.5   Un Moullet en écho à l’un de ses autres films intitulé Toujours plus au sein duquel il égratignait les grandes surfaces. Ici il s’attaque aux machines, les bornes, les codes. S’il n’a certes rien perdu de son ironie, Moullet reste en surface, il manque les étranges travellings et comparaisons de slogans, logos, couleurs qui faisaient la drôlerie du film original suscité. Il avait plus tard regretté de n’avoir pu filmé les nouvelles caisses automatiques qui furent popularisées aux Etats-Unis dans les années 90. Voilà, il a rectifié le tir, afin de l’agrémenter du plaisir du toujours moins d’effort, de déplacement, d’êtres humains par secteur d’activité. S’il refaisait cela en 2020, Moullet pourrait clore sa trilogie par le titre « Toujours connecté » : on ne verrait qu’un écran, un clavier, une souris et des tas d’onglets ouverts, en E-commerce ou alimentaire. Passionnant sur le papier, Toujours moins reste malgré tout un film parfaitement dispensable.

Terres noires – Luc Moullet – 1961

17. Terres noires - Luc Moullet - 1961Visages villages.

   6.5   Bien avant les roubines des Contrebandières ou d’Une aventure de Billy the kid, Moullet les avaient filmées à Mantet, dans les Pyrénées et à Mariaud dans les Alpes, deux villages qui privés de routes, d’eau et d’électricité ont plus ou moins cessé d’exister. Au cours des dix-neuf minutes que forment Terres noires, son deuxième essai après Un steak trop cuit, Moullet ouvre la voie qui sera la sienne du document ethnographique parodique, qui malgré ce ton distancié très léger n’omet pas d’évoquer l’abandon de ces zones rurales et in fine d’être un hommage moins loufoque qu’émouvant. On se dit que Terres noires est le film d’un randonneur égaré, troublé par la vue d’un monde oublié de la société, miracle rescapé de la brume montagneuse.

Les Havres – Luc Moullet – 1983

09. Les Havres - Luc Moullet - 1983A bon port.

   6.0   Douze minutes sur la ville du Havre, dans un registre de présentation similaire à celui que Moullet perfectionnera avec Foix, dix années plus tard. Il s’agit à la fois d’en faire une esquisse très douce, de l’embellir par la caméra – Le portrait qu’en fait Moullet est en tout cas bien plus « chaleureux » que le souvenir que m’a laissé la ville lorsque je l’ai visité il y a quelques années – aussi joueuse que discrète, en variant les régimes de plans (travelling, plans fixes, stock-shot…), mais aussi de la présenter comme une terre étrange, ni très accueillante ni très stimulante, mais tout à fait unique et donc passionnante, dans sa fonctionnalité. Notamment jusque dans la faible hauteur de ses bâtiments qui ne masquent rien des bourrasques de vents qui « découragent les promeneurs » pour reprendre les mots de Moullet. Aussi il présente Le Havre non pas comme une ville dévouée à son port, mais reposée sur un agencement d’une multitude de communes et quartiers alentours, annexés, souvent installées sur des plateaux surélevés qui, aussi bizarre que ça puisse paraître, n’ont pas vue sur la mer. On est déjà loin du film touristique mais bien dans l’immortalisation de la respiration d’une ville à une époque donnée, ici au tout début des années 80. Evidemment c’est souvent très drôle. Moullet se moque notamment de la grande rue, aussi grande, dit-il, que la grande rue des petites villes. Un moment donné, alors qu’il vient une fois encore de jouer de son ironie coutumière, il cadre un gros « La ferme » dans le champ, avant d’effectuer un doux zoom arrière dévoilant qu’il s’agissait du nom d’un arrêt de bus. On peut se dire qu’il se fait la main pour Foix.

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silencio


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