Archives pour la catégorie Martin Scorsese

Casino – Martin Scorsese – 1996

24. Casino - Martin Scorsese - 1996« What a move »

   9.5   Revoir Casino (pour la première fois) au cinéma, c’est quelque chose. C’est un magma virtuose, un tourbillon étourdissant. Un film plein, épuisant qui se paie pourtant le luxe d’être clair, limpide. Et cohérent : Dans sa forme éclectique, son utilisation musicale informe, l’effervescence de chacun de ses plans, il est complètement en accord avec ses personnages, autodestructeurs et cette trajectoire contradictoire qui les caractérise. En accord aussi avec le lieu qu’il utilise comme point d’ancrage, Las Vegas, terre de casinos ayant éclos en plein désert, sa boulimie de shopping, bruits et couleurs.

     La mise en scène de Scorsese n’a jamais été aussi dynamique et clinquante. Une orgie de formes : Montage épileptique, caméra omnisciente, voix-off multiples enchevêtrées, documentation compulsive. C’est comme s’il y mettait tout ce qu’il avait, son inventivité et ses tripes, sans faire aucun compromis. Une exaltation permanente telle qu’elle forme, aussi, forcément, sa propre contradiction : On aimerait parfois que ça se pose, avoir le temps d’être gagné par l’émotion, mais ces parenthèses sont si brèves, à peine esquissées. Ça impressionne et ça frustre. Et c’est ce qui fait sa puissance, ce qui brise sa complaisance dans le glamour. Car la jubilation se pare constamment de tristesse, de mélancolie.

     Sam est responsable de casino comme il était bookmaker, doué parce qu’il ne laisse rien passer, véritable control freak no life et c’est cette démesure dans le contrôle qui paradoxalement va le consumer, le conduire à sa perte, lui faire confondre la raison et l’égo (l’épisode du shérif) mais surtout l’amour et la possession, avec Ginger, d’abord pute de luxe avant qu’elle ne devienne la mère de son enfant. Ginger aussi tient son lot de paradoxes, véritable mante religieuse, aimant à fric, bijoux et fourrures, elle trouve en Sam le poisson idéal mais c’est pourtant d’un pauvre loser de proxénète ruiné dont elle continue d’être amoureuse. Autour de ce couple dysfonctionnel il y a Nicky, l’ami d’enfance de Sam, un électron libre ultra violent qui au contraire de Sam, réussit pleinement son ménage et son rôle de père. Mais lui aussi sera gagné par les affres de la contradiction en développant d’une part une attirance pour Ginger, dont il s’éprend carrément quand elle est en quête d’un nouveau protecteur puis tombant d’autre part dans le guêpier des pontes mafieux divers qui ne voient bientôt en lui qu’un malfrat trop gênant.

     Les dés de la tragédie sont lancés. Rien ne va plus. C’est la chute d’un empire intime, Casino, de Scorsese. C’est de l’opéra. Une tragédie vertigineuse, opératique, solaire, brulante, bruyante, survoltée. La fin ultime du rêve américain. Il n’y a plus vraiment de sommet ni de chute, tout s’y mélange au point que le film s’ouvre par la fin, une explosion, tout en masquant ses véritables conséquences. L’explosion car c’est un film explosif : Le générique introductif dévoile un homme éjecté dans les flammes, virevoltant en enfer.

     Casino ira à toute allure. Un foisonnement aussi bien formel que narratif. Il pourrait souffrir de passer après Goodfellas, après tout il en reprend les codes, il en reprend De Niro et Joe Pesci. Mais le temps n’est plus qu’à la démesure. A l’image du Thème de Camille, de Delerue, repris du Mépris, de Godard. Scorsese l’injecte trois fois. Il n’y a plus de limite. Comme si d’un feu d’artifice, Scorsese n’en avait gardé que le bouquet final, étiré sur trois heures. C’est simple, je ne vois aucun autre film de cette trempe. Je devrais détester ça, mais la magie fonctionne, l’équilibre y est parfait.

The Irishman – Martin Scorsese – 2019

31. The Irishman - Martin Scorsese - 2019Le crépuscule des icônes.

   8.5   Difficile d’imaginer un plus beau, ample et crépusculaire chant du cygne, de la part de Scorsese. The Irishman s’ouvre et se ferme sur In the still of the night, des Five Satins, soit un  morceau qui annonce (et confirme) le programme d’un film très éloigné de l’effervescence des habituels récits mafieux scorsésiens. La dernière demi-heure sera même une élégie pour un gangster torturé, oublié, abandonné des siens : D’une famille mafieuse qui est intégralement tombée – sous les balles ou le poids du temps – ainsi que d’une famille de sang qui ne supportait plus de le craindre. L’échange qu’il tient sur le tard avec l’une de ses filles – alors qu’il aurait voulu le tenir avec sa plus grande, qui ne lui a jamais « pardonné » la mort de Jimmy Hoffa au point de ne plus lui parler – est un déchirement, un concert de larmes. L’une des plus belles scènes tournées par Scorsese, ni plus ni moins. 

     The Irishman s’ouvre dans une maison de retraite. Au moyen d’un savant travelling avant, nous allons faire connaissance avec Franck Sheeran, au crépuscule de sa vie, dont il va nous conter ses souvenirs. On y suit trois décennies durant (même si le récit s’étire véritablement sur un demi-siècle) ses activités de gangster plus ou moins passif dès l’instant qu’il rencontre Russell Bufalino tandis qu’il n’est encore qu’un chauffeur de camion pour une boucherie. Il va peu à peu rencontrer tout le gratin de la mafia locale, pour laquelle il rendra divers petits services jusqu’à devenir un incontournable tueur à gages, et être celui « qui repeint les murs des maisons » pour reprendre la formule que le milieu utilise. C’est ainsi qu’il croisera la route de celui dont on dit qu’il est l’homme le plus puissant des Etats-Unis après le président : Jimmy Hoffa, un dirigeant syndicaliste influent avec lequel Sheeran va nouer un vrai lien d’amitié.

     Il me semble qu’on n’a jamais vu Scorsese aussi peu spectaculaire, finalement tant il déglamourise la figure du gangster de cinéma qu’il a lui-même engendrée. C’est à un point tel que chaque meurtre revêt ici des atours triviaux presque ridicules, comme si tuer, pour Franck, n’avait pas tant d’importance, en tout cas moins que le fait d’honorer son contrat – Au point qu’il ira jusqu’au bout, vraiment jusqu’au bout, là où l’on pensait qu’il se retournerait, par amitié, regrets, caprice d’humanité. Scorsese se cale sur lui. Et préfère dorénavant les creux anodins aux saillies imposantes, à l’image de cette tentative d’attentat au tribunal, avec un pistolet à billes. Le loup de Wall Street marquait les prémisses de cet effacement face au spectaculaire : En parfait troisième maillon, le film avait beau se loger dans la roue de Goodfellas & Casino, on n’y voyait pourtant pas une seule arme à feu.

     Le film est surtout l’occasion de revoir et réunir des monstres sacrés : Robert De Niro, Al Pacino (pour la première fois chez Scorsese), Joe Pesci, Harvey Keitel. Si c’est un beau cadeau pour nous, il faut revenir sur les effets troublants de la numérisation des visages qui leur permettent un quasi-complet rajeunissement. Bien fait ou non, le de-aging montre ses véritables limites quand il s’agit de demander plus que la présence d’un visage : Rien à faire, quand le corps se déplace, il a beau arborer un visage rajeuni, il bouge comme un corps de vieux. Pacino quand il fait le syndicaliste en colère et De Niro quand il règle son compte à un petit épicier n’ont pas la gestuelle de leur supposé âge. Limites qui pourtant s’effacent et/ou s’accommodent à la densité du récit : Dans la mesure où les retours en avant/en arrière sont légion – flashbacks dans les flashbacks – la gêne face à l’artifice est gagnée par l’émotion de revoir ces icones à travers tous les rôles, ou presque, qu’ils ont traversés.

     Quant à la longueur du film – qui semble déranger tant les spectateurs – on ne va pas s’en plaindre : Qu’il est agréable de voir le film entièrement pensé par son réalisateur. Et puis c’est pas comme si Scorsese ne nous avait pas habitués à de si imposants voyages : Le loup de Wall Street & Casino flirtaient déjà avec les trois heures. On a donc pu constater, sur les réseaux sociaux, que certains avaient apporté la solution qui permet de regarder le film dans de bonnes conditions : comme une mini-série bien découpée. Ça n’a aucun sens. Le problème ce n’est pas de s’ennuyer ou s’endormir devant The Irishman. Le problème n’est pas non plus d’en découper le visionnage. Le problème c’est de promouvoir cette découpe, de considérer une alternative à notre éventuel ennui. Moi aussi je coupe des films, parfois, mais c’est contre ma volonté, c’est la fatigue, la vie, bref, ça s’improvise, ça ne se prépare pas. Ceci étant, découvrir ce film chez soi sur Netflix et non dans une salle de cinéma pose clairement la question de l’endroit adéquat pour visionner un film. Et on sait où il se trouve, cet endroit adéquat.

     Alors, est-ce que le film ne souffre pas, malgré tout, d’un déséquilibre dans sa lisibilité narrative ? Disons qu’il a tellement la possibilité de s’étirer et de varier sa topographie (On parle de 117 lieux de tournages) que son équilibre peut en souffrir. The Irishman reconstitue sans non plus naviguer dans le folklore de la reconstitution. Il y a une très belle séquence où nos personnages assistent à l’annonce de l’assassinat de Kennedy. Mais c’est le contrechamp des visages ébranlés et le silence qui la parcourt qui fascine tant. Si le film, parfois, par quelques petites touches retrouve la verve bavarde de Scorsese, aussi bien de par sa voix off que dans certains dialogues anodins, autour d’un poisson sur une banquette arrière ici, d’un retard de quinze minutes là, c’est bien cette rémission qui trouble et éloigne définitivement le film de ceux auxquels on le rapproche forcément, notamment de Mean Streets, le vrai premier film de gangster de Marty, déjà à Little Italy, tout en fièvre et en ébullition.

     Sergio Léone avait fait Il était une fois en Amérique. Francis Ford Coppola le troisième volet du Parrain. Il est quasi impossible de ne pas penser à ces deux films lancinants et funèbres devant The Irishman. Et le message est évident, qui plus est de la part de Scorsese dont on sait qu’il est peut-être le plus cinéphile des cinéastes : Ce film convoque forcément ceux de ses pairs, comme Les affranchis en son temps semblait avoir extrait la sève de tous les films de gangsters pour en produire une grammaire nouvelle et un film qui ne ressemble finalement à aucun d’entre eux. Le de-aging évoque inévitablement l’aging du Léone, ainsi que sa narration distendue. Quant au dernier plan de The Irishman, avec ce vieil homme qui demande à laisser la porte entrouverte, comment ne pas penser au dernier plan du Parrain. Il y a dans cet adieu à son genre de prédilection une volonté de s’inscrire dans l’histoire du genre, c’est très beau.

Silence – Martin Scorsese – 2017

20Mercy mais non merci.

   4.0   Bien que peu familier de cette partie de la filmographie de Scorsese (Je n’ai jamais vu ni Kundun ni La dernière tentation du christ) j’étais assez curieux de voir Silence, pour son titre anti-Scorsesien déjà, pour son étonnant casting Garfield/Driver/Neeson ensuite et surtout aussi pour le voir interroger la foi autrement que par le prisme de la folie : mégalomanie, parano, aliénation. En fait c’est surtout son côté Apocalypse Now qui me séduisait : Deux prêtres à la recherche de leur maître, égaré dans son voyage d’évangélisation en terres japonaises et accusé d’apostasie. Et bien sûr aussi parce que c’est un projet que Scorsese envisage depuis belle lurette.

     Sans grande surprise mon intérêt s’est vite étiolé, comme ça pouvait déjà être le cas devant ces fresques lourdingues façon Le dernier empereur, de Bertolucci ou les Ran, Kagemusha de Kurosawa auxquels j’ai beaucoup pensé. Le film est mal branlé, pas toujours très inspiré plastiquement et tellement répétitif dans ses mécanismes, ce même si ça fait un bien fou de voir un film de cette ampleur dépourvu de musiques épico-illustratives. On garde la voix off chère au cinéma de Scorsese, ok, mais le gros souci c’est que le film est excessivement bavard, aussi bien en in qu’en off, et généralement sans visée autre que le surlignage.

     Ce qui m’amène à un autre point important : C’est douteux dans le fond, non ? Les gentils évangélistes et les méchants japonais pendant deux heures c’est dur. Mais le dernier quart du film annonce autre chose et l’idée que le fanatique est peut-être davantage celui qui vient imposer sa foi que celui qui la refuse – De ce point de vue, le film est assez passionnant d’ailleurs. Sauf que le carton final enterre complètement cette nuance. Je passe sur la dernière séquence nullissime et sur les personnages secondaires archi stéréotypés (chez les japonais donc) mais voilà c’est archi bancal cette affaire, pour rester poli.

     C’est surtout que le film est particulièrement chiant, d’une part car très mal structuré, d’autre part car archi prévisible – Le retour de Driver, la réapparition de Neeson, le systématisme autour du personnage de Kichijiro. Mais beau casting de prêtres portugais (Lol) en tout cas, les trois m’ont plu. Mais il manque une vraie cohérence esthétique pour moi, car si Scorsese est vraiment parti en mission, on aurait préféré qu’il se la joue davantage Herzog que Roland Joffé. Qu’il y ait un vrai voyage, âpre et tendu (comme il sait bien le faire dans d’autres registres) et non cette somme de saynètes sans génie.

Shutter Island – Martin Scorsese – 2010

25Incurable ?

   8.0   Le 28/02/2010

     Voilà un film devant lequel j’ai un problème. D’une manière générale j’ai marché. Disons qu’à partir de la scène de la falaise, de la rencontre avec la femme de la grotte j’y suis entré entièrement. Avant un peu moins. Toute la partie policière – appelons-là comme cela – est d’un classique statique terrifiant. Plus le film progresse plus il se concentre véritablement sur l’introspection. Il commence à faire du Polanski. Jouant la carte des hallucinations récurrentes plutôt que des flash-back tape à l’œil. Car si je suis resté complètement loin dans la première partie je reconnais que par la suite le film m’a embarqué. La séquence dans le pavillon C m’a terrifié. Shutter Island devient thriller horrifique, rappelant davantage Shining ou certains grands Polanski. En terme de mise en scène on navigue dans un entre-deux. Parfois tout paraît factice ou grossier – l’arrivée sur l’île avec les regards qui croisent les autres malades, quelle horreur. Et puis par moment la dynamique rappelle quelque peu Hitchcock, voir à certains moments oniriques un penchant expressionniste. Et puis il y a Angel heart d’Alan Parker qui ne rôde pas très loin non plus. En ce sens il y a vraiment des instants qui méritent d’être mentionnés.

     Et puis il y a l’histoire : la base c’est le roman de Lehane. Je ne sais si le récit est respecté ou si Scorsese l’a complètement réinventé – aliénation et rédemption, terreau thématique scorsesien, sont bien présents – mais il y a une chose que je sais, que je vois à peu près partout, dans chaque séquence et jusqu’à la dernière scène : Shutter Island m’apparaît trop écrit. J’ai cette impression que l’histoire doit faire un livre fabuleux. Aussi il y a le traitement maladroit de Dachau que je trouve dommageable. Souvenirs esthétisants, réalité quelque peu modifiée et puis aussi le fait que l’on ne sache pas vraiment si l’on est dans le vrai ou dans le faux dans ce film. Sauf que Dachau c’est une histoire vraie, c’est arrivé, rien n’a été fantasmé.

     Le dernier Scorsese est un film d’indice et à y repenser on en voit dans chaque scène comme si tout préparait la révélation finale. Je l’avais plus ou moins deviné cette révélation. Puis il y a cette dernière phrase. Mystère. Elle sème le trouble mais pas seulement. A bien y réfléchir je ne pense pas qu’elle soit là pour perturber ou faire joli. C’est une fin plus ou moins ouverte qui accueille deux interprétations. L’une me paraît la plus évidente mais c’est la plus cruelle. La seconde, la plus lumineuse, je n’y crois pas tellement mais quelque part je l’aime davantage. J’aimerais qu’il feigne la folie afin de déculpabiliser de son passé à tout jamais. Quoi qu’il en soit il n’y a pas de conspiration, à mon sens c’est une évidence.

     Et quand on sort du film on se met à le repenser comme on repensait Sixième sens. Comme lui c’est bien la première fois, c’est très déroutant. Sûrement intéressant la seconde, mine de rien j’ai envie de le revoir. Mais après on doit clairement s’en lasser, non ? Enfin, laissons-le vieillir.

Le 07/03/2010

     Le film m’a beaucoup travaillé, j’y suis donc retourné. Je reviens sur ma première sensation quelque peu dubitative. J’ai adoré. Et dès les premières secondes et l’arrivée sur l’île. Il y a une telle ambiance, on est d’emblée dans le mystère. J’ai tellement été embarqué que je ne vois presque plus les défauts. Et il y a quelque chose qui m’a frappé cette fois c’est la présence quasi immédiate d’un flash dans la tête du personnage. J’avais rarement vu un flash aussi rapide dans un film. Finalement Shutter Island commence direct – logique quand on connaît le dénouement – il n’y a pas d’entrée en matière. On est sur ce bateau, on voit l’île, on accoste l’île. Une unité de lieu et pourtant celui-ci va par la suite être dynamité.

     Le traitement de Dachau ne me dérange plus tant que ça. Disons que lorsque l’on sait chaque image sortie d’une mémoire sélective, qui sans doute ne retranscrit pas dans l’exactitude, je trouve que formellement cela sert parfaitement le sujet. Il a vécu Dachau comme un traumatisme, cette tragédie de famille aussi, il les associe. N’oublions pas qu’il est un peu cinglé, qu’il est sous calmants, bref tout ce que l’on voit n’est pas très net. Le personnage et Dachau ont existé ensemble, on ne peut le nier, car on nous l’apprend autrement que par des flashs. Mais rien ne nous dit que les images que l’on voit ne sont pas fantasmées, alambiquées, modifiées. Il ne neigeait pas à Dachau en cette période c’est un fait. Peut-être qu’il neige uniquement dans la tête de cet homme. Rappelons que le temps dans Shutter Island est très changeant et qu’il semble influer – ou l’inverse – sur le comportement du bonhomme.

     Ce qui me fascine dorénavant ce sont les indices éparpillés ici et là qui convoquent cette évidente conclusion. En revanche je ne suis pas en mesure encore de dire si tout est huilé à la perfection, s’il n’y a pas quelques erreurs par-ci par-là. En fait, si l’on cherche à le comprendre, il faut voir le film de la sorte : D’un côté les médecins et scientifiques qui plongent Edward dans un jeu de rôle thérapeutique en but de lui faire prendre conscience de son acte. D’un autre un Edward/Teddy qui investit l’île en tant que marshall pour enquêter sur la disparition d’une patiente. Tout cela est une mise en scène, c’est l’unique explication. Il n’y a pas plus de disparition qu’il n’y a de collègue. L’évasion est impossible sur Shutter Island on nous le répète suffisamment, et encore moins pieds nus. Tout est manigancé pour que Edward se perde dans son enquête, qu’elle n’aboutisse à rien (seulement jusqu’à ce phare vide, un leurre une fois encore) et qu’il se rende compte de sa culpabilité.

     Quel est l’intérêt de l’emmener à bout on peut se le demander ? La raison est simple et expliquée : Edward est un patient violent, le plus dangereux de l’île. S’il restait dans son délire et n’enfreignait pas les lois qui régissent le camp, on ne chercherait pas à le sortir de cet élan schizophrénique qui lui fait, apparemment, tant de bien. Mais c’est un violent. Il en vient à tabasser les patients qui l’appellent Laeddis, son véritable nom, celui qu’il portait lorsqu’il a tué sa femme qui venait de détruire toute sa famille. C’est le prénom de la culpabilité, celui qu’il veut oublier. Dans sa schizophrénie il donnera ce nom à un homme pyromane qui aurait mit le feu chez lui dans lequel sa femme aurait péri. Shutter Island est un jeu de rôle complet. Tout ce que l’on voit, et c’est pour cela qu’il est difficile de l’admettre, se passe à travers les yeux de ce personnage qui invente, déforme et se crée une autre réalité. Ce sont les multiples flashs qui tentent de le tirer vers la réalité, à de nombreux instants, mais n’y arrivent pas puisque Edward est entretenu, on lui donne des cachetons secrètement. Parfois tout paraît tellement énorme qu’on est obligé d’admettre cette version de l’histoire. Le passage dans la grotte en fait partie. Il est complètement irréel. Et s’il est réel il est mis en scène. Il y a comme cela des indices qui ne trompent pas, semés un peu partout. Lorsqu’il interroge d’autres patients les relations sont étranges. Il arrive à pousser l’un à bout en grattant un papier avec son crayon car il sait qu’il ne le supporte pas. Lorsqu’il est en tête-à-tête avec une autre, elle attend que son collègue s’éloigne un instant pour lui glisser un papier dans lequel elle lui conseille de fuir. Lorsqu’il se trouve dans le pavillon C, scène centrale du film, celle où l’on se perd complètement, il y rencontre un patient qui semble le connaître. Celui-ci chuchote Laeddis à plusieurs reprises. Edward s’approche de lui et l’appelle aussi Laeddis. Son vis à vis se met à rire. Puis comme l’autre patiente et son bout de papier il tente de lui faire comprendre ce qui se passe autour de lui. Tout cela est un jeu lui dit-il.

     Shutter Island est un film d’une efficacité redoutable. Un film qui par moments fait froid dans le dos. Sorte de relecture Polanskio-Hitchcockienne avec des idées formelles Kubricko-Tarkovskiennes. Et pourtant avec une thématique largement Scorsesienne.

Le 24/02/2017

     Je n’avais pas revu Shutter Island depuis sept ans. Depuis ces deux fois où j’avais vu le film en salle. Si j’aime autant ce film – Car oui cette troisième fois n’a pas entaché le souvenir que j’en avais gardé – c’est d’une part pour son ambiance irrespirable, qui s’ouvre sur des notes d’orgue façon cornes de brumes gigantesques avant de nous engloutir dans un maelstrom sonore flippant naviguant entre Ligeti, Scelsi et Penderecki, mais aussi dans sa progression en multiples lieux hyper pesants, et parce qu’il fait office de formidable cauchemar à double entrée. Qu’importe le côté par lequel on le prenne, la mécanique qu’on accepte d’y déceler, Shutter Island est un tourbillon hallucinogène d’une noirceur infinie. Roublard dirons certains, c’est vrai, mais c’est aussi parce qu’il choisit le voyage jusqu’au-boutiste dans les méandres d’un cerveau malade, habité par des visions terrifiantes et une histoire intime sordide qu’il peut se permettre ce jeu de piste tirant vers la roublardise. Et puis je trouve que le morceau de Max Richter, qu’on a réutilisé jusqu’à la nausée dans de nombreux films, se fond à merveille avec la présence de Michelle Williams, sa robe verte à fleurs, ce corps de cendres, ce lac à cadavres d’enfants. Si le film est glauque, sitôt qu’on en a saisi les clés, il n’est pourtant pas déprimant puisqu’il fait le pari de nous guider par Teddy, de nous faire croire en sa vérité. Non vraiment, moi j’adore. Sans réserves.

Hugo Cabret (Hugo) – Martin Scorsese – 2011

Hugo Cabret (Hugo) - Martin Scorsese - 2011 dans Martin Scorsese asa-butterfield-dans-le-role-d-hugo-cabret-photo-dr-1450251431Où la magie commence…

   5.5   J’ai d’abord cru que ce serait un calvaire. Cette petite musique bien ronronnante, cette lumière grossière, ces effets numériques lourdingues. Quelque part entre le Jeunet d’Un long dimanche de fiançailles et Le Pole express de Zemeckis. Bien moche quoi. Et puis on finit par passer outre la lourdeur globale. Pour ne retenir que le chouette film d’aventures doublé d’un bel hommage à Méliès et au cinéma en général, les pionniers autant que les magiciens. Certaines scènes sont très jolies. Petit Scorsese donc (qu’il fit pour que sa fille puisse voir l’un de ses films) en mode pédagogie cinéphile pour enfant rêveur mais ça remplit parfaitement son contrat.

Les affranchis (Goodfellas) – Martin Scorsese – 1990

2522_13Wise guy.

   9.5   Fresque hallucinante, bouillonnante, vertigineuse avec sa narration éclatée, ses digressions les plus déstructurées et rocambolesques, Goodfellas n’en demeure pas moins d’une limpidité exemplaire, redonnant ses lettres de noblesse et une nouvelle jeunesse à un genre mythique : le film de gangsters. Scorsese y déploie son talent de conteur (voix off quasi omniprésente) et de monteur et dope sa mise scène de tout ce qui potentiellement peut enrichir sa forme, la tordre et l’asphyxier. Plans séquences bluffants (Celui où Henry invite Karen dans le cabaret, mon dieu), Jump Cut nauséeux, arrêts sur image, ellipses renouvelées, montage musical, transitions névrotiques, tout y passe. C’est une peinture totale et sans concession d’un monde toujours sur le fil, au bord de l’implosion – des sourires, des accès de violences, des élévations soudaines, des ruptures brutales – lui donnant un cachet complètement schizophrène, au moyen d’un personnage en particulier, qui grandit de son imprudence avant de s’écrouler de sa paranoïa. Un univers pathétique, tout en faux semblants, prétendus liens et identités illusoires. La caméra de Scorsese n’a donc jamais été si punchy et aliénante. Véritable bombe à retardement qui s’éteint d’ailleurs dans la dérision la plus totale et cruelle, sur un personnage vidé, balance et plouc alors qu’il rêvait – et en était persuadé – d’être le roi du monde. Scorsese a pondu un objet unique, fiévreux, un opéra absurde de violences et de jubilation. C’est un film qui se bonifie à chaque visionnage. L’impression de redécouvrir plein de choses à tous les coups. Je le revoyais en Blu Ray cette fois et inutile de préciser que ce fut le panard suprême. Plus j’y pense plus je me dis que c’est son chef d’œuvre.

Le loup de Wall Street (The wolf of Wall Street) – Martin Scorsese – 2013

1510959_10151873602467106_1323772435_nIvresse dionysiaque.

     9.0   Il faut d’emblée dire que le film est à hauteur de l’attente, qu’il s’annonçait et qu’il est en effet le troisième volet tardif d’une trilogie du gangstérisme entamée avec Les affranchis puis poursuivie avec Casino. Entre-temps (17 ans) certains ont perdu Scorsese, le Scorsese que l’on aime, celui de ces fresques sommes, violentes, bavardes, complexes. Restent quelques beaux films, malgré tout : Gangs of New York, Shutter Island. Et quelques films moyens : Aviator, Les infiltrés. Intéressant de constater que Leonardo Di Caprio fait chaque fois partie du projet. Toujours acteur principal. On aurait pu croire à une nouvelle ère, inégale, décevante, où le cinéaste ne rééditerait plus aucun véritable chef d’œuvre. On n’ira pas jusqu’à dire que Scorsese est l’homme d’un film (Les affranchis) comme Oliver Stone fut l’homme de JFK, mais on n’en est pas loin. Et c’est avec bonheur que l’on peut dire que Scorsese sera donc au moins le cinéaste d’une trilogie englobant ces trois films flamboyants, ce qui est déjà énorme.

     Le loup de Wall Street est donc le plus grand Scorsese depuis Casino ! Eh oui, pas moins ! Quel cinéaste aujourd’hui à part lui, peut nous servir un mets si barré, loufoque et survolté tout en restant extrêmement limpide ? Le film se cale à merveille sur son personnage qui ne sait vivre que dans l’excès, l’adrénaline. Etre ô combien pathétique, que le cinéaste filme avec la même empathie qui couvrait le personnage de Casino, apprivoisant sans cesse son point de vue, à tel point que le film peut souffrir d’une certaine complaisance bien que cette façon de procéder fut toujours maître chez Scorsese, critique subtil qui ne prend jamais de haut ses personnages ni les modes de vies dont ceux-ci se moquent. La scène la plus emblématique est bien entendu ici celle du faux discours d’adieu, avec cette condescendance minable pour une employée modèle que Jordan se vante d’avoir tiré d’une condition modeste en lui prêtant beaucoup d’argent. Scène très gênante, dans laquelle on sent presque que le cinéaste voudrait nous appesantir sur la bonté du personnage, avant que le tire larmes ne soient relayé par une frénésie collective terrifiante, endiablée par une danse tribale reprenant le crédo rythmique de son collègue (Matthew McConaughey n’a que deux scènes, il est extraordinaire) de ses débuts dans une entreprise de Wall Street qui fit faillite un jour de krach.

     C’est donc une fresque folle de trois heures comme l’était avant elle la chaîne Les affranchis/Casino dont il semble être le troisième maillon. Trois heures qui passent comme une seule, aussi drôles que pathétiques, dévoilant des séquences mémorables à l’image de celle du bad trip aux amphétamines périmées (où le corps de Di Caprio convoque ceux de Jim Carrey ou de Buster Keaton). Une scène qui en dit long sur l’ambiance sex&drug qui draine le film loin des rapports de force et des rencontres mafieuses qui traversaient les années 50 puis les seventies. Il est intéressant de comparer les trois films dans la mesure où leur construction est absolument identique, mais ils diffèrent dans l’utilisation de cet instrument de pouvoir qu’est l’argent et la représentation de la violence. C’était une cause à effet dans Les affranchis, où le pouvoir était engendré par les actes les plus illégaux, un grand trafic concret, de rencontres, de relais, de passation entre les pontes. Casino montrait l’argent en tant que tel, le jeu et le fric dans chaque plan, le gangstérisme était devenu légal, enfin disons que les intentions capitalistes de base l’étaient et Las Vegas était son plus fidèle représentant. Le loup de Wall Street ne montre plus d’argent ou très peu de sa circulation, réduit à être jeté en boule dans une poubelle, à servir de sous-vêtements pour passer les douanes, caché dans des valises afin d’être protégé dans une banque suisse. Il n’y a plus que spéculation, l’argent n’a plus de valeur réelle, Jordan le dit bien face caméra « je sais que vous n’y comprenez rien mais croyez-moi on s’en mettait plein les poches ! ». C’est un enrichissement tellement abstrait que son utilisation est uniquement relayée par le sexe et la drogue. Et que dire des rencontres ? Il n’y en a pour ainsi dire plus, tout est géré par téléphone, à distance, les seuls dangers sont les flics. Tout le reste tient d’une destruction intérieure, mais Casino en était déjà la prémisse.

     Leonardo Di Caprio est immense mais égal à lui-même (et le film est tellement centré sur son personnage qu’il masque forcément les autres) alors parlons plutôt de Jonah Hill. Il y campe une version adoucie de Joe Pesci, non dans la folie qui émane de ce corps en mouvement constant et son verbe prolixe, mais dans la violence et l’imprévisibilité. Ce personnage de second a toujours été une figure emblématique dans la saga Scorsésienne, toujours plus fou, en fin de compte, que le personnage central. Le meilleur ami sur qui on peut compter pour faire ou finir le sale boulot. Ou celui que l’on craint pour ses excès, son appétit parfois trop démesuré. Pesci noyait ses rancoeurs dans des saillies de violences toutes plus improbables les unes que les autres, quand Hill semble naviguer dans un autre monde, complètement perché bien qu’inoffensif. Preuve parfaite lorsque ce dernier se masturbe ouvertement à la première apparition de la future femme de Jordan Belfort ou lorsqu’il s’étouffe avec un morceau de jambon. Dans la seule scène violente où ne sont envoyés que coups de poings, le personnage s’en va même vomir sur la terrasse à la vue du sang. Raide défoncé en permanence c’est d’ailleurs lui qui inculque en premier à Jordan les vices jouissifs du crack. Pesci, dans Casino, entretenait une relation très ambiguë avec Sharon Stone. Hill n’a jamais cette stature là, il est à l’image du reste, détaché de toute réalité – Bien qu’au détour d’une scène extrême, qui rappelle la séquence de piqûre d’adrénaline dans Pulp fiction, on apprenne qu’il est père de famille.

     Ensuite, replaçons le film dans son année 2013 : Dingue de constater à quel point il est aussi l’autre maillon d’une trilogie américaine sur le fantasme consumériste, avec Spring breakers de Harmony Korine et The bling ring de Sofia Coppola. Je trouve le film à ce titre résolument moderne, totalement en son temps, alors qu’il n’aurait pu être qu’un troisième volet dans la lignée de. Il est ce troisième volet. Il est cette suite tant espérée à Casino. Mais il l’est par le prisme des années 2010 et plus particulièrement de cette année 2013. C’était ma dernière séance de cinéma de l’année. C’est une magnifique conclusion.


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