Archives pour la catégorie Michael Mann

Ferrari – Michael Mann – 2024

04. Ferrari - Michael Mann - 2024La mort en son jardin.

    7.5   Le mélodrame est inhérent au cinéma de Michael Mann, qu’il intègre le cinéma policier ou un ancrage historique : le biopic sera ici un terrain de jeu exploité sous la forme pure du mélo, d’autant plus en choisissant une seule temporalité, puisque le film se déroule uniquement durant l’année 1957.

     Enzo Ferrari vient de perdre son fils. Il tient une société au bord de la faillite, avec sa femme qui l’attend flingue en main lors de ses nuits d’infidélité. Et il a une relation secrète depuis dix ans, doublée d’un enfant illégitime. Mann choisit ce créneau là aussi car un événement cristallisera le tremblement de terre intime vécu par Ferrari : le terrible accident lors de la dernière Mille Miglia, une course de vingt-quatre heures entre Brescia & Rome, sur laquelle Enzo mise tout afin de se refaire et coiffer Maserati.

     Si le film converge vers cette course le film sera très loin d’une part d’en faire son climax absolu (un peu comme la fusillade de Heat, qui est une fulgurante cassure de dix minutes ouvrant sur un abyme émotionnel d’une heure) d’autre part d’en faire une plongée totale à la façon du sublime Le Mans 66 (que Mann produisait) : le film demeure engourdi, préférant notamment la relation entre le couple Ferrari, qui à l’instar de Hanna & McCauley dans Heat, ne peuvent partager l’espace ensemble, donc le plan, mais ne peuvent paradoxalement exister l’un sans l’autre.

     C’est un film sur la mort. C’est à chaud le film le plus mortifère de Mann, malgré l’ambiance italienne chaleureuse : la double scène du couple, se rendant chacun leur tour – l’un s’épanchant, l’autre restant muette – sur le caveau de leur fils, est probablement le plus beau moment de ce film mais cette scène arrive trop tôt je trouve.

     La mort est partout et bien entendu aussi dans le défilé de pilotes en sursis, interchangeables. La scène de l’accident, spectaculaire suivi de la découverte du carnage par il commendatore, accompagnée par le morceau de Lisa Gerrard associé à Révélations, c’est assez traumatique, vraiment.

     S’il est moins fort et radical que celui-ci, j’y retrouve une structure similaire, qui me laisse à distance dans un film comme dans l’autre. Ferrari est loin d’être parfait, à l’image des ridicules accents italiens… il faut choisir : soit c’est full en italien (avec un casting italien) soit c’est l’anglais (et c’est pas grave, j’imagine que prendre Adam Driver c’est aussi marketing) mais pas un semblant de mélange.

     Quoiqu’il en soit, les personnages féminins sont toujours essentiels chez Mann : qu’ils soient gangsters, flics, mohicans, tueurs en série ou chauffeur de taxi, les hommes tournent autour des femmes. Ici, Penelope Cruz capte toutes les lumières, volent chaque scène où elle apparaît. Elle est incroyable. À contrario, le rôle incarné par Shailene Woodley est plus bâclé.

     Bref, c’est dense, un peu bancal et moins virtuose qu’à l’accoutumée, mais c’est un beau film de fantômes. Macabre et pourtant lumineux, culminant dans cet ultime plan, d’un enfant et son père, dans un cimetière. Petit Mann, mais très beau film.

Heat 2 – Michael Mann & Meg Gardiner

61lNQqcIgEL._SL1417_« I’m alone. I’m not lonely »

     Charlene (Ashley Judd) qui fait un geste de la main à Chris (Val Kilmer) pour lui interdire de monter, comme un joueur de blackjack qui indique au croupier qu’il ne veut plus de cartes. Ça a toujours été l’une de mes scènes préférées du film : ce dernier (?) échange de regard entre les deux, ce geste d’adieu, cette dernière complicité offerte alors qu’elle devait le trahir, c’est fabuleux. C’est un moment sur lequel Michael Mann revient dans son livre, Heat 2 (que j’ai lu cet été) au moyen d’un souvenir de Chris, dans sa nouvelle vie au nouveau Mexique (partie qui évoque largement l’ambiance de Miami Vice et Hacker).

     Pour tout fan de Heat c’est un peu le livre rêvé, Heat 2 : un pavé de 700 pages contant le récit éclaté d’avant et après les événements du film, faisant donc office de suite et prequel, avec des échos, des correspondances (l’origine des fameuses Îles Fidji rêvées de McCauley par exemple) et des prolongements déments, non sans une certaine frustration : je ne verrai plus Heat de la même manière. Mon imaginaire avait modelé les origines des personnages et Mann m’en a offert d’autres. C’est très bizarre de revoir le film à l’aune de ces nouvelles informations, de ce background. De revoir Heat avec la connaissance du grand amour de Neil, par exemple, je n’en dis pas plus. Mais le bouquin est aussi une ouverture sur un autre monde et notamment sur un nouveau personnage, Otis Wardell, un Waingro x10, une figure du mal qui semble piocher chez tous les grands tarés du cinéma de Mann.

     C’est peut-être qu’un roman de gare (après tout, Mann n’est pas romancier, quand bien même il soit guidé ici par Meg Gardiner, spécialiste des polars), saupoudré de fan service, mais c’est un beau récit, épique, cinégénique, forcément jalonné de trois gros morceaux de bravoure, dans un désert, une usine désaffectée et une parcelle d’autoroute. Quel dommage de pas avoir écrit et filmé ça à l’époque, dans la foulée car ça a vraiment la tronche d’un scénario, voire d’un story board écrit tant on y perçoit déjà de la mise en scène. Ça pouvait être son Parrain 2. L’adaptation est évoquée mais ça me semble difficile de se projeter, sans les acteurs et le Mann d’alors. Mais pourquoi pas…

Révélations (The insider) – Michael Mann – 2000

10. Révélations - The insider - Michael Mann - 2000La menace.

   7.0   Délicat exercice mais il me faut d’emblée évacuer les (subjectifs) griefs à son encontre, avant de gorger The insider de superlatifs mérités.

     Tout d’abord dire qu’il arrive après Heat. On verra que c’est aussi un atout néanmoins dans un premier temps il faut affronter une certaine frustration voire une franche déception, d’un point de vue romantique, s’entend : Le film manque beaucoup en effet de ce pouvoir romanesque, symphonique, glamour et tragique que Mann, alors en pleine quintessence, avait produit avec son œuvre mythique, son obsession intime, son chef d’œuvre, trois années plus tôt.

     C’est un problème majeur à mes yeux, il manque à The insider la kyrielle de personnages secondaires qui fait le sel des récents récits de Mann. La dynamique est telle (complètement possédée) que ceux-ci s’accumulent et s’annulent plutôt que de créer une force, disons plus chorale.

     Mais pas seulement : c’est un film nettement plus ingrat, structurellement parlant : Il donne parfois l’impression de n’être qu’une partie des rushs, d’être une possibilité de film de cent cinquante minutes parmi cent autres. C’est très déstabilisant, au point que ça joue parfois en sa défaveur, contre son pouvoir de fascination – Je décroche et/ou m’assoupis souvent, devant The insider – et contre le désir de suspension cher à Mann dont on voudrait qu’il hérite davantage.

     Autre chose : J’aime beaucoup ces films d’investigations, ces « films-dossier » quand on le dit de façon péjorative, mais je me demande si dans le fond ce sont des œuvres très personnelles, si elles ne masquent pas systématiquement la personnalité, forte ou non, de leurs auteurs respectifs ? Ça répondrait à ce constat que l’objet ne me pose aucun problème, voire il produit l’effet contraire, avec des cinéastes « milieu de tableau » type Oliver Stone (JFK, son chef d’œuvre) ou François Ozon (Grâce à dieu, idem) ou Steven Soderbergh (Erin Brokovich) mais dès lors qu’il y a un auteur très identifié aux manettes, avec une patte reconnaissable entre mille, il semble s’effacer derrière son sujet. Et dans ce panier, outre évidemment le beau film de Mann, j’y mettrais le beau (Mais il s’agit à mes yeux d’un film mineur dans sa superbe filmographie) et récent Dark waters, de Todd Haynes. Deux films, The insider & Dark waters, qu’on serait par ailleurs tenté de relier sur de nombreux points, l’ammoniac dans la nicotine des cigarettes d’un côté, l’acide perfluorooctanoïque dans le téflon de la poêle de l’autre. Mais aussi d’un point de vue visuel : Une photo léchée et glaciale.

     Evoquons dorénavant ses innombrables forces. Evidemment, Révélations est un grand film. Une sorte d’œuvre inattaquable, objectivement parlant. Un pur film d’investigation, complexe, ambivalent, mystérieux, dénué de facilités – ça ne te prend jamais par la main – et qui recèle une tonne d’idées, de points de fuite, de possibilité de bifurque. Il est rare de sentir un film aussi libre, qui plus est un film tiré d’une histoire vraie. Et un film aussi passionné, alors qu’il s’inspire d’un article paru dans Vanity Fair qui revenait sur le combat de Jeffrey Wigand, employé d’un grand fabricant de cigarettes, qui s’est improvisé lanceur d’alerte. Bref, sur le papier, c’est pas Le dernier des mohicans. Ce n’est pas Heat non plus. Et c’est ce qui fascine tant. Ca force vraiment le respect, de voir un cinéaste tenter à ce point, cent cinquante minutes durant.

     D’autant qu’une nouvelle fois, il est intéressant de constater à quel point les ponts sont à faire entre le film et son créateur, entre  le(s) personnage(s) et l’auteur. Il suffit d’évoquer Jeffrey, incarné par Russell Crowe : Il est une menace pour la corporation de cigarettes puisqu’il connait son système, qu’il est dedans, mais qu’il choisit de s’en extraire et de le trahir, un peu à l’image de ce que fait « tout le temps » Mann du polar, du biopic, du cinéma d’action ou d’espionnage. Il y a cette séquence brillante : Un soir, Jeffrey se retrouve sur un practice de golf. Il tape quelques balles, il fait nuit et il n’y a personne d’autres que lui, excepté un homme, quelques tapis plus loin, un homme par lequel il se sent observé. Il décide de faire semblant de le fuir puis de le suivre, mais l’homme lui échappe sur le parking. Cet homme c’est l’autre version de lui-même, un Jeffrey assujetti au monde, ici une firme toute puissante, tandis que Jeffrey s’y érige pleinement avec tous les dangers et la parano qui en découlent. Bref c’est une scène mémorable, dans la mesure où elle fonctionne parfaitement sur un double niveau : théorique (la réversibilité du personnage mannien) et physique (le suspense qui se joue est quasi insoutenable). Il y en a d’autres, évidemment.

     La faculté d’immersion dans l’univers qu’il dépeint est une constante chez Michael Mann. Et si celui de Révélations est probablement le moins glamour d’entre tous, c’est sans doute aussi celui pour lequel on le sent le plus investi, jusqu’à l’obsession, au point qu’inéluctablement l’émotion en pâtit. L’invitation au voyage, aussi. Reste qu’il est fascinant de le voir dévoué corps et âme là-dedans tandis qu’il sort d’un film-monstre (Heat) et qu’il s’apprête à entrer dans un autre (Ali). Quoiqu’il en soit, il y a une exigence chez Mann qui dépasse le cadre du résultat lui-même, on sent que la construction du projet est longue, pesée, méticuleuse. 

     Résumons : Le huitième film de Michael Mann est important, colossal, c’est un film-monstre, dans le fond comme dans la forme, un film qui m’impressionne, que je rêve d’adorer,  mais qui dans le fond ne me touche pas beaucoup. Là, c’était ma quatrième fois. Et je sens que le film m’échappe encore énormément. C’est bien, c’est aussi ce qui me plait, dans ce film, au cinéma en général, mais c’est aussi ce qui m’empêche d’être vraiment ému car pas suffisamment attaché à ses personnages et sa structure.

Le dernier des Mohicans (The last of the Mohicans) – Michael Mann – 1992

38. Le dernier des Mohicans - The last of the Mohicans - Michael Mann - 1992Madeleine, définition.

   10.0   30/04/17.

C’est toujours un exercice périlleux de revoir un film qu’on a tant aimé jadis, sans l’avoir revu depuis longtemps. Les déceptions sont légion, forcément, à quelques agréables exceptions près. Le dernier des mohicans constitue personnellement le sommet de cet exercice puisqu’il fut mon film préféré quelques années durant. Je pouvais le regarder en boucle. Je me souviens, j’étais en CM2, un ami – qui pourra se reconnaître s’il lit ces lignes et/ou s’il se souvient de ma fascination pour ce film – m’avait offert le bouquin de James Fenimore Cooper, la version abrégée chez Fabbri. Que j’avais dévoré. Puis j’avais lu l’édition Flammarion, nettement plus conséquente. Bref, j’étais fasciné par Œil-de-faucon, admiratif de Chingachgook, terrifié par Magua, amoureux des filles Monro. J’imagine qu’il représente pour moi ce que Danse avec les loups représente pour d’autres.

     L’autre problème qui se pose c’est Michael Mann. Comment revoir, aujourd’hui, un film de Michael Mann qui ne fait pas très Michael Mann, après cette grandiose filmographie qui a suivi ? Car si Le dernier des mohicans aborde des thématiques tout à fait Manniennes, emprunte des chemins qu’on a pris l’habitude de croiser chez lui, le film en lui-même n’est pas un projet très personnel, c’est une adaptation, c’est une commande, c’est du classique, c’est polissé pour les récompenses (Qu’il récoltera peu, d’ailleurs).

     Bref, sans faire durer le suspense plus longtemps, j’ai adoré revoir cet ancien film de chevet. Je suis surpris d’avoir autant aimé le revoir, en fait. Je trouve que le film vieillit merveilleusement bien, qu’il passe en un claquement de doigts, qu’il est un pur film hollywoodien épique, opératique, nourri aux grandes acmés et aux musiques orchestrales de Trevor Jones. Ça pourrait être trop, comme ça pourrait l’être dans ses projets plus diaphanes que sont Miami Vice ou Hacker, pourtant les envolées lyriques emportent le tout, notamment car Mann était déjà un grand romantique et s’il est sans doute passionné par cette guerre de Sept ans, qui voit les affrontements entre Anglais et français (alliés aux amérindiens) il crée surtout une étrange dynamique des cœurs, trio amoureux archi classique mais sublime ici (Nathaniel, Cora, Duncan) et un duo, plus secret et silencieux (Alice et Uncas) qui explose dans un final absolument déchirant.

     J’en gardais le souvenir de superbes séquences (relativement étirées) qui débouchaient sur d’autres superbes séquences, de bout en bout. J’ai pas mal retrouvé ça : La chasse au wapiti, la ferme des Cameron, l’embuscade Magua dans la forêt, la ferme brulée, la bataille nocturne au Ford William Henry, la reddition des anglais, l’embuscade de la clairière, les canoës, la grotte, le village huron, le final sur les falaises. Tout fonctionne et se relaie comme dans un magistral film d’aventures, dans lequel Mann, déjà, y libère autant des pics de violence bien crus qu’il y trouve des moments de suspensions magnifiques. Et puis hormis Duncan (archétype du loser lâche et sacrifié) tous les personnages sont passionnants, les filles Monro comme la famille mohicans, et les présences parfois brèves assez mémorables : Le grand Sachem ou le général Montcalm (Très surpris de constater qu’il est joué par Patrice Chéreau). Et puis comme souvent chez Mann, il y a des regards qu’on n’oubliera jamais, celui d’Alice Monro sur le point de se donner la mort ici, ceux de Cora & Nathanael se croisant le soir de la bataille du fort.

30/06/2020.

Si ma rétrospective consacrée au cinéma de Michael Mann me permet de redécouvrir certains de ses films auquel j’étais peu familier, elle me renvoie aussi à ceux qui font depuis longtemps parti de mon panthéon personnel. Le dernier des Mohicans est l’un de ceux-là, évidemment.

     Le revoir via cette nouvelle édition ESC m’a aussi permis de mieux comprendre d’où il venait : En effet, le film annonce d’emblée qu’il s’inspire du roman de John Fenimore Cooper, ainsi que du scénario de Philip Dunne, écrit pour la version de George B. Seitz, dont Mann en fera in fine une sorte de remake sublimé. Car s’il est fidèle à l’esprit du premier, il reprend essentiellement le déroulement du second. A l’image des histoires d’amour parallèles qui n’existent pas dans le livre, mais aussi de scènes entièrement reprises, jusqu’aux dialogues parfois identiques.

     Le revoir m’aura aussi permis de cerner que sous ses dehors de film disons plus académique, il est charnière dans la filmo de Mann, aussi bien d’un point de vue financier (C’est à ce jour son plus gros succès commercial et ça lui ouvre donc le droit de mettre en chantier son chef d’oeuvre) qu’intime : Il ne cesse de renvoyer aux obsessions de son auteur, son goût pour le muet (les dix dernières minutes sur la crête, par exemple), son attirance pour le classicisme des films qui ont bercé son enfance (ici un film oublié de 1936) et origines probables de son envie d’être cinéaste ; mais aussi son désir de se plonger dans ces récits fondateurs, de héros sacrifiés, d’origines du monde, de nature ancestrale brisée par le colonialisme. Et ainsi de raconter l’histoire d’Œil de faucon, ce personnage magnifique, qui appartient à chaque monde, sauvage et civilisé, puisqu’il est un frontalier d’origine européenne élevé par une famille mohawk. Personnage typique des récits de Mann, sorte de héros solitaire, le meilleur dans son domaine, comme pouvaient l’être avant lui le voleur Frank ou le profiler Will, puis le seront bientôt Vincent Hanna, Neil McCauley ou Mohamed Ali.

     La première surprise, quand on sait Mann adepte des paysages urbains, qu’il a pu déployer notamment dans Thief, Manhunter ou dans son ébauche de Heat, à savoir le dispensable L.A.Takedown, c’est de le voir se plonger dans le film historique, en costumes. L’autre surprise, elle est formelle : Le dernier des mohicans est un pur film d’aventures qui se déploie sous une dimension éminemment épique, lyrique et opératique qu’on retrouve aussi dans la bande originale signée Trevor Jones & Randy Edelman, quasi omniprésente. Pas sûr qu’il y ait de film hollywoodien aussi total et majestueux, durant les années 90. Autre que le Titanic, de Cameron, je ne vois pas, en tout cas.

     Si George Sand disait du roman de John Fenimore Cooper qu’il était habité d’une « sublime barbarie », d’un « héroïsme effrayant » et de « vertus homériques » ça vaut aussi pour le film de Michael Mann, épanoui entre rivières des fuites en canoës, clairières des grandes batailles et duels à flanc de falaise. Entre vaillants sauvetages et exécutions sommaires. Entre Fort assiégé et ferme incendiée. Entre mousquet et tomahawks. Et c’est le propre de cette naissance d’une nation : L’Amérique s’est fondée sur le sang, le combat et la destruction, le massacre de la nature, le génocide des indiens.

     En quelques scènes introductives, le film nous fait découvrir l’Amérique de 1757, à Albany, New York, plus précisément : plongée dans la guerre de la Conquête, avec ses sauvages, ses colons, ses pionniers, ses familles frontalières. Des français alliés aux hurons d’une côté, les britanniques aux mohawks de l’autre. Et on comprend qu’une cohabitation est impossible, mélanges des langues et des cultures à l’appui : « Vous êtes une espèce à part, remplie d’incohérences » dit Œil de Faucon à Cora, citant son père adoptif, le mohicans Chingachgook.

     Le dernier des Mohicans est un grand film nocturne : Le chapitre du fort, quelle audace ! Et rien que sur cet aspect, on y retrouve pleinement la patte de son auteur. Mais c’est aussi un grand film de vengeance (celle de Magua, d’abord puis celle de Chingachgook) et d’amour, appuyé par cette tension érotique qui sourd en permanence, sur un regard, une image suspendue. Annoncé d’emblée dans la ferme des Cameron. Confirmé dans le fort William Henry. Et en cela (l’idée de l’amour et la vengeance, en tant que talon d’Achille magnifique, de ces êtres en apparence invulnérables) il annonce pleinement Heat.

     Le film s’ouvre et se ferme de la même manière, au moyen d’un plan panoramique sur une gigantesque forêt, suivi d’une séquence de chasse. Ce plan semble raconter deux horizons très différents. Le premier nous convie dans la nature, c’est la naissance sauvage du monde. D’ailleurs, il sera suivi d’une chasse au wapiti par trois Mohicans. Le second, à l’autre bout de la pellicule, raconte plutôt l’effondrement de la nature, la naissance de la civilisation, de la violence des Hommes et il sera suivi d’une tout autre chasse. Ce plan de nature infinie n’est donc plus qu’un mirage, que la suite de la filmographie de Mann, qui retrouvera son décor urbain, reprendra systématiquement par l’utilisation des plans océaniques.

L.A. Takedown – Michael Mann – 1989

25. L.A. Takedown - Michael Mann - 1989Working paper.

   5.5   Il est important de préciser que Michael Mann a commencé à écrire le scénario de Heat, depuis l’époque de The Jericho mile. Puis qu’il n’a cessé d’y retoucher durant les années 80, sans toutefois trouver les fonds pour le mettre en image. Miami Vice (la série) aidant, il a une première opportunité de coucher sur écran cette obsession, le projet de sa vie.

     En somme, difficile de ne pas comparer L.A. Takedown à Heat, puisqu’il en est l’esquisse. De fond, de forme, de climat, de sidération, de mélancolie. De tout, puisque chaque scène (ou presque) est un décalque en moins bien, en brouillon. Tout Heat est là, moins l’équilibre et la perfection de Heat. Donc au jeu de la comparaison, L.A. Takedown est grand perdant.

     Logique, néanmoins, tant leur conception diffère : L.A. Takedown est d’abord pensé comme pilote d’une série, avant d’être transformé en téléfilm suite à un désaccord avec la chaine. Il est le fruit d’un tournage de dix-neuf jours (cinq fois moins que celui de Heat) et sans faire injure aux tournages courts, ça se voit. Surtout il est clairement cisaillé de part en part, afin de correspondre aux canons télévisuels qui lui impose les quatre-vingt-dix minutes : les scènes ne s’étirent pas suffisamment, quand bien même on en retrouve certaines quasi à l’identique, à l’image du braquage du fourgon, du climax de la grande fusillade ou du fameux face-à-face. Toutes mises en scène avec nettement moins de brio, incarnées avec moins de talent.

     Malgré tout, même si on connait Heat par cœur, il y a des surprises. Des coupes et différences notables, notamment la belle fille d’Hanna (Ici il n’y a pas d’enfant) ou sur l’aparté intime du chauffeur remplaçant (qui sera là réduit à un rôle de figuration). Des modifications mineures qui marquent : L’âge des deux protagonistes centraux, puisqu’ils sont beaucoup plus jeunes dans L.A. Takedown, la trentaine, grosso modo ; Et ce n’était pas Neil McCauley, mais Patrick McLaren. Waingro ne disait pas « L’artiste » mais « Champion ». Quant à Xander Berkeley, il fait le lien entre les deux films, puisqu’il incarne l’infâme Waingro quand dans Heat il jouera le rôle plus passif de Ralph, l’amant de la femme d’Hanna. Mais surtout, il y a un final complètement différent, qui à lui seul mérite que le film soit vu, montrant que le récit n’était pas tout à fait pensé, encore, comme la tragédie grecque déployée dans Heat. Indice : Ce n’est pas Hanna qui tue McCauley, enfin McLaren.

     Quoiqu’il en soit, c’est un film tout à fait regardable. Et donc un téléfilm tout à fait honorable. Notamment du seul point de vue scénaristique, car bien qu’amputée par rapport à celle magistrale de Heat, l’écriture s’avère riche, efficace, cohérente. Et Mann déploie quelques idées graphiques très fortes, notamment via de singuliers décors, des moments de suspensions ou des courtes focales réjouissantes. Je ne suis pas sûr qu’on voie ça dans d’autres téléfilms de cet acabit, disons.

     Certes, L.A. Takedown fait pâle figure après l’immense Manhunter, mais il faut le voir en tant que simple curiosité pour fan de Michael Mann, curieux de voir la maquette d’un chef d’œuvre. En cela, c’est tout à fait passionnant.

Manhunter – Michael Mann – 1987

12. Manhunter - Michael Mann - 1987A travers le miroir.

   10.0   Depuis Le silence des agneaux, nombreux sont ceux qui ont oublié (moi le premier, jusqu’à aujourd’hui et ces deux revisionnages successifs qui furent de véritables déflagrations inattendues) ou ignorent que Dragon rouge, le roman de Thomas Harris, avait d’abord été adapté par Michael Mann. Si Jonathan Demme en a tiré le film que tout le monde connaît, terrifiant, impressionnant, matriciel, qu’en est-il de ce fascinant Manhunter, qui investit les démons de son héros, profiler de renom traquant la psyché même de ses proies ?

     Tout d’abord il faut signaler que c’est un film de son temps. Il y a dans Manhunter le prolongement de ce que Mann a mis en place dans la série Miami Vice, Deux flics à Miami : Cette sensation qu’il devient l’emblème des années 80, avec cette photo bleutée, ses couchers de soleil et ces nappes de synthés. Cette série, dont il n’est pas directement le créateur mais à laquelle il apporte clairement une patte significative, lui aura permis de replonger dans un projet de cinéma à Hollywood, au sein duquel il était devenu, depuis The Keep, persona non grata ou presque.

     Sous ce titre original, qui résonne beaucoup, dorénavant, avec celui de cette merveille de série qu’est Mindhunter – qui lui doit beaucoup, ne serait-ce que dans son approche ambiguë des personnalités des enquêteurs – et sous ce titre français qui sera dix ans plus tard (et ce bien qu’ils n’aient absolument rien en commun) celui du film le plus connu de Shyamalan, Mann déploie tous les motifs qui feront son cinéma à venir tant il annonce Heat, Insider, Collateral ou Miami Vice.

     Pourtant, c’est un film qui semble aujourd’hui dans l’ombre de tous les autres, tandis qu’il érige William Petersen dans un rôle complexe, troublant, que les cinéphiles oublieront malgré tout, au profit de celui qu’il incarne dans Police fédérale Los Angeles, de Friedkin, sorti la même année et qui, si lui aussi fit un bide, sera vite catalogué comme le manifeste visuel de cette époque. Bref Manhunter est une sorte de film maudit. Pas maudit comme La forteresse noire, évidemment, mais maudit car il aurait mérité de traverser le temps – aussi bien que le film de Demme, par exemple – tandis qu’il se voit condamné à rester ce superbe film-fantôme, ce qui paradoxalement lui va bien.  

     Manhunter impressionne par sa radicalité formelle, avec cet appétit pour la géométrie sophistiquée, ses couleurs franches, cliniques ou oniriques suivant les strates du récit. La forme semble reproduire la psychologie du personnage dominant, allant jusqu’à confondre de façon très malsaine l’agent fédéral, le prisonnier cérébral et le serial killer pervers, dans un schéma ambigu très complexe. Comme si le film était une toile – d’imposants tableaux, dont celui de William Blake « The Great Red Dragon and the Woman Clothed in Sun » traversent tout le film – abstraite, peintes à six mains. Manhunter a par ailleurs ceci de troublant qu’il n’est jamais dans la présentation.

     Rien n’est construit comme dans le cinéma traditionnel. Les scènes hors de la linéarité ne sont jamais des flashbacks, mais des images mentales ou des flashs. Quant aux instants plus suspendus, notamment lorsque Will s’évapore dans les home movies, ils sont systématiquement traversés d’idées passionnantes. A plusieurs reprises, l’objectif glisse derrière les téléviseurs, comme s’il s’agissait, toujours, de passer de l’autre côté de l’écran, du miroir.

     Et si Manhunter résonnait avec un certain Lost Highway, auquel on pense souvent et pas seulement parce qu’il y est question d’intrusion et qu’un sentiment d’effroi similaire s’invite dans ces images, mais aussi car musicalement, c’est une sorte d’opéra rock bien tortueux que Lynch n’a pas non plus renié ? Il faut d’ailleurs signaler que le réalisateur d’Eraserhead avait d’abord été envisagé à la réalisation (puisqu’il restait en contrat avec Dino de Laurentis depuis Dune) mais qu’il s’orienta vers celle de Blue Velvet. L’ombre de Lynch plane, mais c’est bien de Mann dont il s’agit. Du pur Mann, déjà.

     Dans Le solitaire, le cinéaste y faisait déjà naviguer sa science de l’action et celle du dialogue. Qu’il s’agisse du perçage de coffre ou d’une discussion de café, ça s’installait chaque fois sur la durée. Heat, avec sa fusillade puis sa rencontre phare, marquera l’apogée sublime de ce dispositif. Manhunter, aussi, joue de ces mêmes codes : Ici lorsque Will tente d’entrer dans la psyché du tueur, de se déplacer comme lui, autour de la maison victime, notamment, dans la forêt, en grimpant à un arbre. Là quand il a cette discussion magnifique avec son fils dans les rayons du supermarché.

     Mais Mann va encore plus loin : La première partie de Manhunter est clairement bavarde, qu’il s’agisse des réunions entre flics ou de cette emblématique partie de ping-pong verbale entre Graham et Lektor. La seconde sera placée sous le signe du silence, quand le récit choisit de suivre le tueur en série, son quotidien de technicien dans un laboratoire photographique qui développe les films de famille, puis dans le jeu de séduction maladroit qu’il engage avec cette femme, aveugle, qu’il emmènera bientôt toucher un tigre anesthésié. La rupture est nette, de celles qui peuvent complètement faire basculer un film.

     Une heure durant, c’est pourtant le récit de Will Graham qui nous intéresse, ce profiler de génie, démissionnaire suite à une vieille affaire si mouvementée qu’elle faillit lui coûter la vie – Et le film va nous raconter ce passé subtilement, par petites touches, à travers des discussions, des échos, tout en ayant la pudeur de préserver de grandes zones de mystère – mais qu’on parvient à convaincre d’enquêter sur un dangereux psychopathe ayant assassiné deux familles toute entière, dans leur pavillon, durant des nuits de pleine lune.

     Si l’entretien, introductif, entre les deux flics, amis – sur la plage, assis plus ou moins dos à dos, sur un arbre mort – se solde par l’acceptation espérée c’est en grande partie car Will y voit le reflet de sa propre famille. Mais peut-être pas seulement et c’est tout l’enjeu incroyablement énigmatique de Manhunter : Chasseur et prédateur seraient-ils, quelque part, des reflets l’un de l’autre ? Il ne s’agit que de ça. De confondre les entités, procédé dont Heat marquera une forme d’aboutissement opératique, quelques années plus tard.

     En plus d’être culottée, troublante, l’ouverture du film incorpore déjà cette ambivalence. Dans une image de film amateur, en caméra subjective, nous grimpons l’escalier d’une maison. Sur une marche se trouve une chaussette d’enfant. Sur une autre, un pingouin en peluche. Tout est éclairé à la lampe torche. Nous passons devant la chambre des enfants puis entrons dans celle des parents. Le halo lumineux gêne le sommeil de la femme qui finit par ouvrir les yeux et par s’asseoir brusquement. Et cut. C’est une introduction comme une autre, qui peut rappeler celle que fera Andrew Davis, dans Le Fugitif, quelques années plus tard, par exemple. Mais c’est une séquence qui attend son double, son reflet. Quand Will, à son tour, entrera dans la maison de la famille Leeds, afin de prendre connaissance du massacre, de relever des indices, de pénétrer la psyché du tueur, les images utilisées seront exactement les mêmes. Le programme de Manhunter est lancé.

     Plus tard il y aura cette séquence incroyable où le policier tente de résonner comme le serial killer, semble dialoguer avec lui, puis fait le lien entre les home movies de Leeds & Jacobi, comprenant que sa proie a vu et donc développé ces images : Ce genre de séquence (très marquée par son utilisation musicale) où l’image révèle tout – façon Blow up – et qui te colle un sacré paquet de frissons, mais pas tant pour ce qu’elle révèle de l’intrigue que pour ce qu’elle raconte de son personnage, de Will Graham, de son obsession, de cet abîme qui le guette. Le temps d’un instant, le regard de son acolyte n’est pas tant celui d’un flic qui attend des réponses, médusé d’admiration et de fascination, que celui d’un ami flippé de se trouver devant l’incarnation démoniaque du bien. Son regard, c’est le nôtre, en somme. Ce regard on le retrouve aussi, un peu plus tôt, dans celui de Molly, sa propre femme, qui sait déjà qu’il est proche du précipice : « William… you’re gonna make yourself sick or get yourself killed ». Un avertissement qui ressemble fort à celui que Vincent Hanna reçoit de sa femme, dans Heat.

     Et si la dualité s’incarne jusque dans la construction du film – Une première partie entièrement consacrée à Will Graham, une seconde qui fait entrer Francis Dolarhyde dans le champ – elle se joue aussi lors d’échos très variés. Déjà parce que tous deux enquêtent l’un sur l’autre : En effet, le tueur se servira de Lecter pour obtenir l’adresse personnelle du profiler à ses trousses. Ensuite – et c’est tout Mann qui explose déjà ici – parce qu’il y a deux histoires d’amour magnifiques, dans Manhunter. Deux présences féminines qui rattachent ces deux hommes au bien. Il y a celle, quasi spectrale, mais qui semble pourtant invulnérable, entre le profiler et son épouse, que Mann traduit par des visions nocturnes, bleutées ou des flashs ensoleillés. Et de l’autre côté, il y a une rencontre entre le tueur en série et cette jeune femme aveugle, ponctuée par deux scènes incroyables : Celle du tigre et celle de leur première nuit d’amour.

     Si William Petersen donne vie comme personne à ce personnage très complexe, Tom Noonan est évidemment inoubliable dans ce double rôle de timide amoureux transi et de pervers impitoyable. Et finalement on se dit que Graham & Dollahryde, au moins via leurs situations conjugales, sont les deux faces d’une même pièce : Le bonheur de l’un est sans cesse guetté par la folie, quand les instincts sordides de l’autre sont aussi perturbés par un désir de tendresse. Quand Graham trimballe les photos des familles assassinées sous leur jour de bonheur – comme pour y voir le prolongement du sien et préserver son appétit de traque – Dollarhyde s’accroche à une peinture tordue de Blake. Cette représentation de l’idéal est un motif récurrent chez Mann, on se souvient du collage de Frank, dans Le solitaire et il y aura plus tard la carte postale, dans le taxi de Collatéral.

     Quoiqu’il en soit, il y a un jeu constant entre le voyeur et l’observé. Un lien si étroit qu’il nourrit l’ambiguïté globale du film. Graham le dira lui-même : Tout n’est que « Reflets, miroirs, images ». Et ensuite : « You’ve seen this film » comme s’il dialoguait aussi bien avec celui qu’il traque qu’avec le spectateur. Et un mystère impalpable nimbe le film tout entier, depuis cette curieuse introduction. Par exemple nous ne saurons pas vraiment pour quel crime est emprisonné Lecter, tout juste on apprendra, via la discussion entre Graham et son fils au supermarché, qu’il est coupable d’avoir tué neuf étudiantes « in bad ways » dira seulement Will au « Comment ? » de son garçon. Et le film jouera constamment de cette frontière entre le visible et l’invisible à l’image du « Dragon rouge » qui dispose des fragments de miroir sur les yeux de ses défuntes victimes.

     L’idée de l’intrusion dans l’intimité est aussi un motif miroir dans Manhunter. Il y a l’assassin qui s’introduit dans les pavillons la nuit, quand ses futures victimes sont endormies. Quant à Will, il s’immisce clairement dans l’espace mental de celui qui s’immisce dans l’intimité des familles. Mais pas seulement eux, puisque Lektor, bien entendu, mais aussi Lounds, l’affreux reporter, jouent aussi de leur force intrusive dans l’intimité de Will et sur deux temporalités jointes puisque ce dernier a déjà eu affaire à tous les deux par le passé, au même moment – Il en veut à Lounds de l’avoir photographié sur son lit d’hôpital, quand Lektor l’avait agressé au moment de son arrestation. Et si Lounds sera liquidé par Dollarhyde – Lors d’une séquence qui introduit enfin le tueur dans le champ : Quelle giclée sidérante que cette scène de chaise roulante enflammée dévalant une rampe de parking souterrain !  – c’est par vengeance, justement parce qu’il s’est immiscé dans son intimité, prétextant qu’il avait des tendances homosexuelles. Et peut-être que l’ambiguïté du film est relayé par ce choix-là de prendre comme victime visible pour le spectateur, ce personnage exécrable de Lounds : Le visage du mal s’en retrouve presque atténué.

     Lors de la visite de Graham, en forme de « retrouvailles » perturbante avec Lecter, cette prison blanche semble rejouer la rencontre entre le bien et le mal, mais les pointes de couleur au sein de cette aseptisation troublent notre attention. Car si murs et barreaux sont blancs, que la cellule est vitrée, que les lumières et la tenue de Lecter sont blanches, Graham apporte un étrange contrepoint, et si sa cravate est bleue – comme pour le relier à son univers, sa famille, sa plage, l’océan – sa chemise est verte, créant un rapprochement ambigu avec le tueur, chez qui le vert et l’orange dominent. Aussi, la singulière disposition spatiale, nourrit cette ambiguïté : Le champ contrechamp introduit en effet les barreaux de la même manière, que l’on cadre Graham ou Lektor, enfermant Graham dans sa propre cellule, réplique (ce mur de parpaings blancs) parfaite de celle de son interlocuteur. Il y a des variations de couleurs folles dans Manhunter. Le blanc clinique de la scène de rencontre avec Lektor s’oppose au vert orangé de l’univers de Dollarhyde. Incroyable scène où ce dernier verra ses espoirs s’envoler lorsqu’il surprend « son amoureuse » aveugle en train d’embrasser un collègue de bureau sur le pas de sa porte. Brutalement, la couleur verte orangée refait surface accompagnée d’un halo lumineux, en écho à ceux qu’on imagine s’échapper des fragments de miroirs de ses meurtres.

     « Qui êtes-vous ? demande Reba, sauvée des flammes du dragon, à la toute fin du film. « Graham. Je suis Will Graham » répond l’agent fédéral, tandis qu’un lent travelling arrière les enferme entre deux camions de police, devant l’aube rose, salvatrice. Le film n’aura cessé, en effet, de raconter son histoire à lui, ce père de famille qui, avec son fils, fabrique une clôture sur la plage afin de protéger les œufs de tortue des attaques de crabes. Ce flic qui se doit de rencontrer celui qui nourrit ses cauchemars les plus profonds, afin de percer l’intimité d’un autre tueur, tout aussi dangereux. Will est un personnage bouleversant et pourtant, n’est pas le héros attendu. Il est resté opaque. Par exemple, on ne saura rien de cette fameuse agression, de cette blessure que lui fit Lektor par le passé : Fait qui plane pourtant sur tout le film. Et pour ne pas sombrer, Will s’en remet à ses repères, sa femme et son fils, que Mann déploie au moyen de deux discussions / confessions sublimes.

     Revenons au tigre. Le rencard amoureux entre Francis Dollarhyde et Reba McClane offre un tournant spectaculaire au film puisqu’il détourne toutes nos attentes. La première entrevue a ceci de terrifiant qu’elle place le tueur dans une position de domination absolue. L’abime de terreur qui s’ouvre lorsque Dollarhyde annonce qu’il a une destination surprise pour sa collègue aveugle nous renvoie, l’espace d’un instant, au souvenir malaisant du génial Terreur aveugle, de Richard Fleischer. On attend de la brutalité et c’est une scène d’une grande douceur que Mann va pourtant nous concocter. Le décor est blanc et immanquablement nous renvoie à la séquence entre Lektor & Graham. Il s’agit de la clinique vétérinaire d’un zoo. Un tigre dort sur une table d’opération, il est anesthésié. Le vétérinaire (ami de Dollarhyde ?) guide Reba vers lui. Elle lui caresse le poil, ses moustaches avant de passer les doigts sur ses crocs. Bientôt, elle l’étreint et pose son oreille sur lui afin d’entendre battre son cœur. Dans le fond du plan, Dollarhyde observe, ému jusqu’à l’extase, comme s’il s’imaginait à la place du tigre. Tenter et réussir (haut la main) une séquence de cet acabit, relève du génie. Ça restera l’un des moments les plus troublants et intenses du cinéma de Mann, à mon humble avis et cerise sur le gâteau, le segment musical utilisé est absolument dément.

     Et il y a un nombre d’échos que le film déploie. Avec un peu d’imagination, on peut voir dans l’architecture de la maison de Francis Dollarhyde les restes de La forteresse noire, tant ce design fait écho aux expressionnistes. Les intérieurs y sont tranchants dans les formes, déstabilisants dans les couleurs : Cet orange vif rappelle aussi un peu celui utilisé par Fassbinder, dans la pièce principale des Larmes amères de Petra Von Kant. Quant aux extérieurs, ils varient entre d’intenses couchés de soleil et une brume nocturne terrifiante. De ce siège final on retrouvera quelques bribes dans l’assaut du bungalow dans Miami Vice, tandis qu’un poil plus tôt, la scène d’hélicoptère préfigure plutôt celle de Heat, sous le New Dawn fades, de Joy Division, reprise par Moby.

     A ce titre, il faut aussi signaler que musicalement, Mann évolue. C’est la première fois qu’il utilise la musique de la sorte, non comme une bande-son globale bien précise – Tangerine dream dans Thief & The Keep – mais en tant que maelström mental, à la fois diégétique, à l’image du final chez Dollarhyde sous le poids des guitares d’Iron Butterfly, ou bien au moyen de morceaux plus atmosphériques, ici ou là, notamment les superbes percées de Shriekback. Elle nourrit magistralement l’édifice, qui se déploie par des affrontements entre entités similaires et contraires, entre fascination mutuelle et dérive morbide au sein de décors urbains et nocturnes. Une ambiance mélancolique explose. La maîtrise est étourdissante. C’est vrai, Thief avait préparé le terrain. Manhunter y apporte probablement les plus belles fondations qu’il était possible d’offrir au genre, à une filmographie ainsi qu’à une époque.

     C’était donc une totale redécouverte pour moi, puisqu’à l’instar de Thief, j’étais passé complètement à côté quand j’en avais fait la découverte il y a quinze ans. Le revoir et prendre cet uppercut inattendu là m’a rappelé que je n’avais pas ressenti pareil choc tardif depuis ma revoyure choc de Blade runner. Sans surprise, à l’instar du Ridley Scott il y a trois ans, j’ai revu Manhunter trois jours plus tard, impossible de résister. C’est une déflagration telle que plus les jours défilent plus je me demande s’il n’est pas en train de devenir mon Michael Mann préféré.

La forteresse noire (The keep) – Michael Mann – 1984

03. La forteresse noire - The keep - Michael Mann - 1984Weird village.

   4.5   Grâce à Thief, Mann reçoit plein de scénarios de polars. C’est pourtant ce conte gothique qui l’intéresse, ce projet fou à la croisée du film de guerre et du film d’horreur. Il s’envole pour un tournage dans une carrière d’ardoise abandonnée du Pays de Galles, dans laquelle on achemine l’équipe et le matériel par grue. Et il crée ce village qui semble échappé du Moyen-âge, abritant une forteresse qui aurait survécu à l’expressionnisme allemand – Avec ce mur immense, qui rappelle Les trois lumières, de Fritz Lang. Un monument surnaturel, au design passionnant, puisqu’on apprend vite que son architecture est inversée : Ses pierres les plus solides sont à l’intérieur comme si la menace se trouvait davantage dedans que dehors.

     Il s’agit donc d’un village roumain, qui se voit investi par une faction nazie faisant escale, avant qu’il ne se penche de trop près sur les pouvoirs de la forteresse et réveillent une créature démoniaque. Ainsi, chaque nuit, celle-ci tue des soldats de garde, les aspire et laisse derrière qu’une carcasse calcinée, conduisant le chef SS à faire appel à un professeur juif afin de traduire une étrange inscription, tandis qu’en parallèle on suit le voyage d’un mystérieux gardien depuis la Grèce. Difficile de résumer The Keep, mais disons simplement que ça fait pas très Mann, dans les grandes lignes. Un cinéaste comme Jack Arnold aurait sans doute tiré meilleur parti d’un récit comme celui-ci dans les années 50.

     Quoiqu’il en soit, voilà un film qui m’intrigue depuis toujours. Depuis que je suis gamin. Je me souviens de la côte maximale que lui attribuait Télé câble sat hebdo par exemple. Pourtant, par un étrange concours de circonstance – enfin pas si étrange puisqu’il n’est pas si évident à trouver, que Mann le renie plus ou moins, et qu’il a l’aura d’un film très, très malade – je n’avais jamais vu ce film au titre original qui évoque The thing, de Carpenter, au titre français qui rappelle plutôt La forteresse cachée, de Kurosawa. C’est sans doute un peu écrasant pour The Keep, mais je les ai toujours un peu associés, je crois. Et si l’on met de côté ses deux téléfilms, il s’agit alors du seul Mann qui me faisait défaut depuis la sortie de Hacker.

     J’en rêvais autant que je le craignais. J’aurais préféré avoir un avis plus carré, l’adorer sans scrupule ou le détester sans vergogne, mais finalement je suis partagé. Car aussi bancal se révèle le résultat, le potentiel est bien là. Cette ouverture verticale dans la brume c’est quasi Aguirre qui réapparaît. Le convoi de camions qui la supplante, roulant pleine boue, ça respire le Sorcerer. Ça manque sans doute déjà d’un parti pris plus tranché – les séquences sont beaucoup trop brèves, on sent que ça découpe sévère en coulisse – mais impossible de ne pas ressentir une envie de cinéma, une inclinaison mégalo et une invitation dans les ténèbres. Malheureusement le film se gâte vite. Déjà avant de rencontrer Molasor, alors après…

     Le plus problématique est in fine d’accepter qu’il a dans son sillage trois imposantes bornes. D’abord, j’en parlais, la promesse d’un The thing dans les Carpates, avec une créature qui n’imite pas ses hôtes mais qui se nourrit de la haine nazie, pure incarnation du fascisme, qui projette de les anéantir en échange de sa libération. Ensuite que le film soit entouré de deux autres invitations plus convaincantes, aussi populaires qu’audacieuses, riches que légères, que sont Les aventuriers de l’arche perdue et Le temple maudit. S’il ne piétine pas non plus ses plates bandes, s’aventurer sur un terrain plus propice à Spielberg n’était pas chose aisée. Ce d’autant plus lorsqu’on est plutôt un cinéaste urbain ayant fait ses débuts dans le néo noir. Et pour finir d’oublier qu’on décèle dans The keep, formellement du moins, les restes, les miettes d’un Blade runner. Et puis musicalement Tangerine dream y déploie des ébauches de trésor qui évoquent ceux de Vangélis ; Quant à Alberta Watson, forcément ce visage, ce regard rappellent ceux de Sean Young, mais Eva Cuza n’est pas Rachel, loin s’en faut. A vrai dire, on s’en fou même un peu beaucoup de chacun de ces personnages, dans La forteresse noire. C’est l’un des nombreux problèmes du film, qui semble d’ailleurs n’être qu’un amas de problèmes. Il y a des films à problèmes comme Apocalypse now. Et il y a les films à problèmes comme The Keep.

     S’il a tout du film ovni, il faudra se contenter de l’imaginer, tant on assiste surtout à son naufrage. Et quand on sait les secrets de sa fabrication – décès du spécialiste des effets visuels durant le tournage, pré production entamée avant que le scénario soit terminé, une réécriture permanente, un tournage interminable, de gros incidents météorologiques, un montage saccagé de moitié par la Paramount qui souhaitait un film d’une heure et demi quand Mann leur a pondu un pavé de 210 minutes – rien de surprenant, encore qu’il est miraculeux de voir un résultat aussi prometteur et passable, raté mais fulgurant. Autre problème de taille : Les effets spéciaux, cheap à souhait, avec notamment l’apparition gênante de son monstre en caoutchouc, poussent le film sur les rives, non pas du nanar, mais du chef d’œuvre manqué, qui fit par ailleurs un bide colossal. On sait ce qui suit, évidemment, mais on peut largement dire que Mann revient de très loin.

Le solitaire (Thief) – Michael Mann – 1981

41. Le solitaire - Thief - Michael Mann - 1981La nuit lui appartient.

   9.0   Le film s’ouvre sur le perçage d’un coffre, au moyen d’une observation aussi précise et méthodique. C’est la routine de Frank : Percer des coffres forts la nuit. Le jour il est patron d’un stock de voitures d’occasion. Une simple couverture.

     Si on le compare à The Jericho mile, Thief est un film plus délicat à appréhender, au moins autant que Frank est un personnage difficile à identifier. Il y a du Jeff Costello dans ce personnage. De Melville, on n’est pas si éloigné. Mais autre chose couve.

     Thief est marqué par deux forces imposantes qui lui confèrent un statut très particulier et qui prépare le cinéma de Mann tout entier : L’importance climatique et musicale. La pluie et la nuit d’un côté, le beat de Tangerine dream de l’autre. Thief ne serait pas grand-chose sans ces deux entités, au point qu’il n’est pas interdit de trouver leur utilisation un peu envahissante ; de sentir le film accablé sous le poids d’un certain maniérisme. On y voit des voitures s’engouffrer dans la nuit, à travers des tunnels. Les enseignes lumineuses et néons des concessions automobiles se reflètent dans les capots. Il y a déjà cette dominante bleue qui crache une atmosphère électrique.

     Il s’agit donc du premier long métrage de Michael Mann pour le cinéma. Si le film se loge dans la continuité de The Jericho mile, on y ressent déjà pleinement l’esquisse de Heat. Il y a le dernier coup avant de se retirer. Le désir galopant de mener une vie normale, rangée, ici c’est une histoire d’amour et d’adoption, qui rapidement deviennent impossibles. Il y a aussi le lien indéfectible avec l’ami de prison, ici un détenu atteint d’une maladie incurable, qui le temps d’une visite au parloir entre potes de mitard, demande à ne pas crever en taule. Et il y a Frank, personnage autiste, charismatique qui excelle dans ce qu’il sait faire.

     Si le film a du Heat en lui, en gestation, il manque clairement un reflet à Frank, comme Vincent Hanna & Neil McCauley seront les reflets l’un de l’autre. Il y a du Sonny Corleone en Frank – Et James Caan est absolument parfait – on y songe notamment lors de superbes courtes focales qui permettent d’abord de le perdre dans l’immensité de la ville mais aussi d’apprécier pleinement la gestuelle si singulière de l’acteur.

     Pour nourrir ses rêves, Frank n’a au préalable qu’un repère. Un compagnon de prison, Okla, qui fait office de père spirituel. Mais il fera bientôt la rencontre de Léo. Lorsqu’il perd son père de substitution, Frank perd ce qui lui servait d’équilibre et va brièvement le retrouver en Léo et ses grandes promesses. En se mêlant à la mafia de Chicago, Frank pactise avec le diable car il comprend qu’on peut lui exaucer ses souhaits de fonder une famille en échange de sa liberté. Entre ces deux entités (Okla, le bon qui s’évapore et Léo, la brute, qui le dévore) Frank perd pied.

     Il s’e remet à une photo. Un collage qu’il trimballe probablement depuis la taule, quand il devait orner une cloison de sa cellule. On y aperçoit une photo d’Okla, une maison, une Cadillac, le visage déchirée d’une mère, des enfants, des têtes de mort. Entre autre. C’est un bout de papier qui semble réunir tous ses fantasmes et cauchemars. Un collage comme d’autres arborent des tatouages. Comme un symbole, il finira chiffonné et jeté après que Frank ait volontairement incendié sa maison et sa concession automobile. L’espace d’un instant, ce collage évoque la photo de Sara Conor que Kyle Reese perd à son tour dans les flammes, dans Terminator, qui sort quelques années après Thief. S’il ne meurt pas, Frank disparait dans la nuit comme Kyle s’évapore dans le temps. Il n’a même plus de rêve en poche.

     Heureusement, la trace lumineuse laissée par ce diamant noir, c’est ce couple magnifique formé par James Caan & Tuesday Weld, qui éclate lors de cette longue scène au diner : Neuf minutes de discussion durant lesquelles Frank raconte son histoire, explique sa philosophie de la vie, que la bande-son, discrète, accompagne de bruits autoroutiers. Il y aura d’autres instants entre eux, d’une intensité sidérante. Définitivement, Jessie est l’un des plus beaux personnages féminins de la filmographie de Mann.

     Comme on sentait dans The Jericho mile que Mann avait investi la prison de Folsom, Thief respire le projet de quelqu’un qui a rencontré de vrais voleurs. Et il ne s’agit pas que de rencontres passées, Mann s’est carrément entouré de flics et d’anciens flics. Mais aussi de perceurs de coffre. Quitte à filmer un milieu, autant s’imprégner de la réalité de ce milieu : Adage qui va parcourir l’ensemble de sa filmographie. Ici aussi il s’agit de faire en sorte que les acteurs paraissent aussi compétents que les personnages qu’ils incarnent, qu’importe s’il faut leur faire manier perceuse magnétique très lourde ou lance à oxygène dangereuse.

     Thief est très imprégné des années 70, il transpire l’authenticité brute, le bitume, la sueur, et dans le même temps il se laisse gagner par le flux cotonneux, glamour des années 80, ses néons, sa musique. On pense pas mal à Friedkin devant Thief. Et on se dit qu’il pourrait former le chainon manquant, formellement, entre Sorcerer et To live and die in L.A. En somme, si l’on devait citer un film qui amorce les années 80, Thief serait un candidat idéal.

     C’est un polar et bien plus encore, qui préfigure aussi le cinéma de James Gray. Il y a quelque chose d’infiniment crépusculaire là-dedans et ce ne sont pas les brefs instants de légèreté (Sur la plage, notamment) qui vont l’atténuer. Un film nocturne qui rappelle aussi bien le Driver, de Walter Hill que Le deuxième souffle, de Melville. Difficile de ne pas y voir aussi les prémisses du Drive, de Winding Refn.

The Jericho mile – Michael Mann – 1979

36. The Jericho mile - Michael Mann - 1979Sympathy for the runner.

   8.0   Premier film de Michael Mann, The Jericho mile est en réalité un téléfilm qui devint un classique du petit écran au point d’être exploité ci et là en salle. Un peu comme le fut Duel, de Spielberg, quelques années plus tôt. Si dans le fond le film semble s’inspirer de La solitude du coureur de fond, de Tony Richardson, c’est pourtant à un autre auquel on songe, un grand (télé)film britannique, signé Alan Clarke : Scum. Qui aura lui aussi d’ailleurs droit à une version modifiée et augmentée pour le cinéma. Ici aussi, il y a quelque chose de l’uppercut bien sale et frontal, quand bien même Mann soit déjà tenté par une dimension plus romantique et romanesque. Quoiqu’il en soit, le film reçoit de nombreuses distinctions : Mann est lancé. Il s’agit de son laissez-passer pour le cinéma. Peu de temps après, il s’offrira James Caan, pour Thief.

     Mais revenons à ce premier essai. Tournage dans la prison de Folsom, avec notamment de vrais détenus de l’époque. D’emblée, le décor en impose. Et la précision naturaliste de ce décor a son importance. Il est immense, mais jamais clinique, au contraire il transpire, il est fait de visages, de corps, de diverses communautés ethniques, noirs, blancs, latinos, néo-nazis, formant un véritable microcosme de la société américaine. Dès l’introduction, qui capte la vie carcérale, s’immisce un peu partout, dans la cour, les cellules, les décorations sur les murs, les tatouages sur les peaux, on comprend qu’il y a des centaines d’histoires à raconter et autant de points de vue à développer. Mais c’est ce curieux bonhomme qui retient l’attention de Mann. Rain Murphy, l’homme qui court, incarné par Peter Strauss, acteur magnétique, une sorte de Kevin Bacon plus sauvage.

      Comme toute prison, Folsom a ses codes, ses gangs, ses mules, ses types qu’il vaut mieux ne pas trop chercher. Murphy, lui est seul. C’est tout juste s’il parle au détenu de sa cellule mitoyenne, Stiles, qui lui, trempe plus ou moins dans le business, avec comme unique objectif les visites de sa femme et sa fille. La relation (à la fois dure et tendre) entre ces deux-là sera le ciment des films de Mann à venir. Murphy est là pour avoir tué son père, il purge sa peine, ne reçoit jamais de visite. Et quand il sort de sa cellule c’est pour courir. Il court tellement vite (le mile en moins de quatre minutes) qu’il affole bientôt le comité olympique. C’est alors qu’on vient l’entraîner à la course à pied dans l’enceinte de la prison, puis bientôt autour de la prison en vue de le faire participer aux éliminatoires officiels qui se tiendront ici même, à Folsom, sur une piste intégralement bâtie par ses détenus.

     Si en plus de confirmer les attentes le rendant susceptible d’être sélectionné pour les prochains jeux olympiques, l’aventure de Murphy semble transcender les frontières raciales – piquet de grève imposé par les blancs suprématistes bientôt empêché par une armée de clans alliés – il reste un meurtrier impénitent aux yeux du comité qui espérait l’entendre revenir sur le meurtre de son père. Il devra donc se contenter d’un record pour lui, dans l’enceinte de Folsom, où la prison toute entière, réunie comme lors de la grève, en fera son grand champion. Et c’est aussi l’histoire du film que de faire coopérer les clans – Pas moins de six cents détenus faisant de la figuration, trente inclus ayant un rôle pivot – pour donner vie au récit.

     Evidemment, d’un point de vue formel The Jericho mile est assez peu inventif, téléfilm oblige, mais Mann compense par une énergie folle – accompagné par cette rengaine musicale calquée sur le Sympathy for the devil, des Stones – et une captation très brute, notamment dans les moments plus survoltés (Une course, un meurtre, une bagarre, une émeute) où il déploie (en douce) une efficacité exemplaire ; Et une description très documentée de cet univers. Et surtout, via Murphy, l’écriture de Mann est déjà là, tant il condense à lui seul d’autres personnages à venir, aux desseins évidemment très différents, mais tout aussi autistes et obsessionnels. Alors oui, Mann se fait la main. C’est un brouillon, mais quel beau brouillon !

Heat – Michael Mann – 1996

36. Heat - Michael Mann - 1996L’impétueuse cité des anges en sursis.

   10.0   Revu, au cinéma. J’ai beau le connaître par cœur, mais je ne sais pas, cette fois le film m’a terrassé. Sans doute parce que je ne l’avais pas vu depuis un moment et que j’ai eu tendance durant ces dix dernières années à lui préférer Miami Vice, que j’ai vu, revu à foison. Pourtant je connais chaque rebondissement, chaque dialogue, chaque strate du récit, ce qu’il renferme et ce sur quoi il s’ouvre, mais j’étais surpris de constater à quel point tout est hyper riche et limpide à la fois, sans être programmatique pour autant tant le film regorge de soubresauts et de surprises, et surtout combien chaque scène est un monument, de tension, de mélancolie, de violence. Il y a une telle puissance romanesque, des visages et des regards qu’il est impossible d’oublier : celui de Charlene (Ashley Judd, monumentale) lorsqu’elle choisit d’un simple geste quasi invisible de sauver Chris tout en le perdant, ainsi que ceux de Neil & Eady observant les lumières de la ville, se rêvant dans la parenthèse d’un futur idéal sur les îles Fidji, celui de Lauren hagard au bord d’une voie rapide, celui de Vincent à la fin, vidé, l’œil perdu dérivant dans la nuit noire sans étoiles. Et tant d’autres. Et si c’est évidemment un brillant face à face entre deux êtres miroirs, c’est aussi, comment toujours avec Mann, un grand film romantique, avec des couples écorchés, fragiles, brisés par leur solitude respective mais qu’une force abstraite tente de faire tenir. J’en suis sorti tremblant, ça faisait longtemps que ça m’avait pas fait ça.

     Ce qu’on ressent devant chaque séquence de Heat, c’est un peu ce qu’on ressentait devant chaque séquence de La horde sauvage, de Peckinpah ou devant l’immense Sorcerer, de Friedkin, l’impression que l’auteur donne son va-tout en permanence, qu’il joue sa vie pour que son film soit le plus écorché et mélancolique possible. Les « méchants » sont d’ailleurs introduits comme le faisait Friedkin, ils sont au premier abord antipathiques, car insérés dans le récit silencieusement, chacun de leurs côtés, Neil d’abord s’extirpant d’une gare, avant d’emprunter une ambulance ; Michael Cheritto au volant d’un poids lourd ; Chris se procurant un mystérieux paquet chez un menuisier ; Waingro, cool mais déjà flippant. Braqueurs qui sont un peu comme les hors-la-loi de chez Peckinpah, évoluant dans un western urbain, qu’un shérif viendra bientôt surveiller et pourchasser. Il y a quelque chose du Los Angeles de Friedkin, par ailleurs, dans celui de Mann. Notamment sous cet échangeur qui rappelle très furtivement le monde dressé dans To live and die in L.A. Pour autant le film s’en démarque assez vite. Sans doute a-t-il davantage à voir avec L.A. Takedown, le téléfilm déjà réalisé par Mann quelques années plus tôt, qui sera dit-on son prototype pour Heat. A l’occasion je m’y pencherai.

     La première séquence ouvre le film de la façon la plus honnête qui soit : C’est un casse dans la plus pure tradition du film de casse. Maîtrisé dans un film qui ne le sera pas moins. Sous un échangeur, sur une avenue déserte bordée par des concessionnaires automobiles, la bande de truands dont on a préalablement vu les visages lors de scènes complètement individuelles, sont désormais masqués et renversent le blindé convoité à l’aide d’un poids lourd afin de voler des bons au porteur. Tout se déroule à la perfection à l’exception de ce grain de sable qui enraye violemment la mécanique huilée. Il porte le nom de Waingro dans le récit. Il porte celui de Michael Mann du point de vue de la conception du film. La maîtrise n’est belle que si elle est enrayée semble-t-il dire : Collateral puis Miami Vice, quelques années plus tard, ce sera pareil. Et pourtant, Waingro sera relégué dans l’ombre assez vite et assez longtemps. Pour mieux ressurgir. Le temps pour Mann de s’intéresser pleinement à Neil, Vincent, Chris et (un peu moins) les autres.

    C’est pas moins de quatre couples visibles que le film prendra soin de suivre, brièvement parfois mais dont la fulgurance sera déchirante avec le garçon en voie de réinsertion qui acceptera finalement la porte de sortie que lui offre son pote de Folson plutôt que celle de ce cuistot dégueulasse ; avec une richesse bouleversante pour les autres. Visibles car il y a aussi ceux que l’on évoque, comme Michael, à qui Neil conseille de lui préférer sa vie de famille à ce dernier coup dangereux ou comme Trejo qui préfèrera qu’on abrège ses souffrances quand il apprend la mort de sa femme. On se souvient de cet indic se jetant sous les roues d’un camion au début de Miami Vice, quand il apprenait qu’on avait tué sa femme. On se souvient d’Alice se jetant dans le vide, quand Uncas venait d’être poignardé et jeté de la falaise par Magua dans Le dernier des mohicans. C’est une constante et ce n’est guère une surprise : Mann est un grand romantique.

     Neil McCauley ne cesse de répéter comme mantra qu’un gangster ne doit rien avoir qu’il ne peut quitter en trente secondes s’il voit les flics rappliquer. Cette règle qu’il s’impose et qu’il impose à ses complices, est celle d’un homme d’action sans attaches. Sauf qu’il ne fera qu’enfreindre sa règle, à la fois dans la confiance qu’il offre trop vite, trop facilement aux autres – à ce titre, le moment où il prend l’option de se séparer de Waingro et le perd dans le flottement d’une voiture de patrouille, est aussi incohérente qu’elle révèle sa vraie nature : Il n’est pas cette machine de guerre qu’il prétend/croit être – mais aussi dans son attachement aux autres. D’abord puisqu’il tombe amoureux, ensuite parce que lorsque ses hommes tombent, il est moins guidé par son désir d’évasion que par celui de la vengeance.

     Quant à Vincent il devient paradoxalement très lucide lorsqu’il donne raison à sa femme qui lui dit qu’il construit sa vie sur les cadavres qu’il croise « You don’t live with me, you live among the remains of dead people ». Quand plus tôt dans le film elle s’apprête à sortir le soir, sans lui (« Where are we going ? Sorry, where are you going ? ») il ne reste pas à se morfondre, ni à se complaire dans la colère la plus banale et animale, non, il va sortir aussi, suivre puis finalement rejoindre Neil McCauley pour partager un café et quelques paroles avec lui – La séquence d’anthologie que l’on connait tous. Il sort avec celui qu’il rêve de coffrer. C’est son rencard à lui. Il y a d’ailleurs quelque chose de très romantique dans cette scène, c’est quasiment un motif de screwball comedy : Deux êtres qu’apparemment tout oppose comprennent qu’ils sont les mêmes.

     On parle souvent, à raison, de cette somptueuse scène centrale de la rencontre Pacino / De Niro, de la rencontre entre Vincent et Neil, entre le flic et le truand, dans un simple café. Mais il faudrait revenir sur cette première fois où ils s’observent. Sur ces deux séquences, brillantes, au cours desquelles l’un observe l’autre. La première fois où Vincent observe Neil, c’est dans la pénombre, en pleine filature nocturne, tandis que ce dernier monte la garde devant un entrepôt que lui et ses habituels complices (Chris et Michael) tentent de braquer pour récupérer des métaux précieux. Vincent est spectateur, Neil est la star : Sa stature et son calme impressionnent, notamment cette manière de reculer dans l’ombre, ce qui en fait une figure animale magnifique mais paradoxalement très fragile puisque son champ d’action est limité. Lorsqu’il entend un bruit – Un membre de l’équipe d’intervention s’est assis bruyamment dans le camion – son regard se fixe. On le discerne à peine puisque l’image dans le camion révèle une silhouette pour le moins schématique, mais le visage qui se fige et le silence de mort qui s’ensuit permettent de tout comprendre. La mise en scène crée un vertige magnifique puisqu’on a la sensation qu’il voit Vincent, que leurs regards se croisent vraiment, pour la toute première fois. Il n’en est rien, évidemment, Neil a juste compris qu’ils étaient observés, mais comme ils ne volent rien, ils savent très bien qu’on ne les arrêtera pas. Néanmoins, il y a là un vrai « premier frisson de la rencontre » pour le spectateur.

     Et le miroir ne tardera pas à venir en écho. Rencardés par un indic, les flics filent sur les docks de L.A. où ils observent la bande à McCauley échanger, faire des gestes sur un éventuel prochain coup. Lorsque Vincent revient à cet endroit pour comprendre l’étendue de ce projet, il ne comprend pas, il trouve tout absurde, grossier, indigne de McCauley dont il est déjà persuadé du génie. « Qu’est-ce qu’ils regardent putain ? » Et là, l’éclair de génie : « Nous ». C’est eux que McCauley observe. Il les a fait venir pour les voir, savoir qui lui coure après. Neil est prostré en haut d’une grue avec une longue focale. Il y a chez Vincent une lucidité terrible au-delà du fait qu’il soit en train de se faire berner. C’est d’ailleurs de cela dont il est question : Il comprend vite qu’il s’est fait berner. C’est aussi pour ça qu’on adore les personnages de Heat, ils ne sont pas tombés de la dernière pluie. Et cette intelligence, cette extra lucidité fonctionne en double. Ils sont lucides parce qu’ils savent qu’ils peuvent finir par s’entretuer. Ils sont lucides parce qu’ils savent qu’ils ont une forte chance de ne pas se revoir. Ils sont lucides quant à ce que leur métier leur laisse de miettes dans leurs relations conjugales respectives. Et à ce petit jeu, c’est Vincent, le moins humain des deux, qui gagne, préférant laisser sa femme au chevet de sa fille (qui vient de tenter de mettre fin à ses jours) pour continuer à chasser sa proie, tandis que Neil agit de façon absurde à la fois parce qu’il est amoureux mais aussi désireux de se venger. Pour Neil, l’amour et la vengeance sont d’abord un luxe, mais il finira par tomber dans ce luxe et logiquement en mourir.

     Et donc il y a Waingro. Le parfait virus, puisqu’une fois qu’il aura échappé au règlement de compte qui devait l’envoyer au tapis avant de finir dans le coffre de McCauley, il va croiser la route de Van Zant. Mais il est aussi le mal en personne plus qu’un simple joujou de scénario : En plus d’entrer dans la vie de Neil, il faudra qu’il passe dans celle de Vincent, qui retrouvera, un soir, le corps d’une jeune prostituée que Waingro qui se rêve en faucheuse, a tabassé à mort avant de l’abandonner dans une piscine résidentielle. Si Waingro est peu à l’écran, il est loin d’être juste un élément dans le décor, il est probablement la vraie pierre angulaire du récit, puisque sans lui pas de bavure lors du cambriolage du blindé, sans lui pas de fiasco-fusillade lors du braquage de banque, sans lui pas de vengeance de Neil et donc pas d’affrontement Neil/Vincent. En somme, il conditionne chaque grand rebondissement de l’intrigue. Même si le film semble dire qu’avec ou sans lui, ces deux êtres miroirs devaient se rencontrer et s’affronter. Et c’est évidemment beaucoup ça, Heat : Un face-à-face entre deux hommes, coincés tous deux dans leur solitude et leur appétit d’action, mais retranchés dans deux dimensions parallèles. Deux hommes condamnés en soit.

     Il y a quelque chose de terrible dans ces scènes où Neil McCauley scrute l’horizon de son regard distant, qui relève à la fois d’un ennui latent et d’une incommensurable solitude. D’où la providence de sa rencontre avec Eady. Eady m’évoque beaucoup Cora, dans Le dernier des mohicans. Et ça va au-delà d’une similarité capillaire. Il y a dans sa relation à Neil de l’insondable qui rappelle celle entre Cora et Œil-de-faucon. Les grandes scènes / discussions (qui font déjà dévier Neil en un sens, lui qui est en apparence si mutique) qu’ils ont en commun (« In Fiji they have these iridescent algae that come out once a year in the water, it looks like L.A. at night. I’m going there some day » et « all I know is there’s no point in me going anywhere anymore if it’s going to be alone… without you. » sur les hauteurs de Los Angeles) rappellent celle de nuit dans la forêt ainsi que le final sur les falaises, les regards vers l’horizon, dans Le dernier des mohicans.

     Mais c’est une providence éphémère puisqu’elle le mène inéluctablement à sa chute. Son appartement est vide – Le bleu de l’océan et celui de la lumière dans laquelle baigne le film accentue cela – pas même meublé, ce que ne manquera pas de lui faire remarquer Chris. Rien ne l’extraie vraiment de sa cellule de prison sinon l’horizon bleuté qui lui rappelle qu’il peut tout quitter s’il le souhaite où s’il en est contraint. Une perspective de liberté plutôt accablante. « I’m alone, not lonely » dit-il à Eady. C’est somptueux. Mais qu’il contemple les lumières infinies d’un L.A. nocturne (qu’il compare aux algues phosphorescentes des plages des îles Fidji) ou un horizon océanique derrière une baie vitrée, Neil McCauley évolue dans un rêve indomptable, la quête d’un salut qui n’est plus qu’un mirage. C’est le bleu glacial qui domine tout le film. La nuit. Et pourtant, les grandes séquences d’action se déroulent de jour.

     Cette dimension glaciale est accentuée par l’importance des lieux de transit. Heat en est rempli. L’échangeur au début, l’aéroport à la fin. Mais aussi la gare ferroviaire, les docks. Mann est un romantique absolu, avec ses personnages bien entendu, mais aussi avec les lieux qu’ils traversent. Rien n’est plus beau que ces lignes qui s’entrecroisent et ces lignes qui s’entrechoquent. Rien n’est plus beau et terrible que ce final sous les projecteurs intermittents suivant les atterrissages des avions. C’est un film ample, dans les trajectoires de ses personnages autant que dans sa peinture d’une cité des anges fantomatique. Les deux grandes scènes d’action du film, deux braquages (Un fourgon, une banque) sont à la fois très douces (dans la mise en scène, jamais frénétique) et très violentes (dans la finalité). Dans le cinéma post Nouvel Hollywood, il y a le Los Angeles de Friedkin, celui de Lynch et celui de Mann, qui mise beaucoup sur l’état d’apesanteur qu’elle semble procurer.

     Je pensais le connaître par cœur, mais non, au cinéma c’est tout de même autre chose. Je m’étais fait la même remarque il y a dix ans lorsque pour la première fois je m’y confrontais, en salle et en version originale, à l’un de mes films préférés, de ceux avec lesquels j’ai grandi, de ceux qui ont forgés mon amour pour le cinéma : L’immersion dans Heat est décuplée sitôt déployée sur grand écran. Certes, on peut dire ça pour n’importe quel film mais je pense que le cinéma de Michael Mann et tout particulièrement Heat méritent d’être vécus dans une salle de cinéma. Ce film aura toujours une place à part dans mon cœur. Je l’ai tellement regardé que je ne faisais plus l’effort de le redécouvrir. Chaque plan, chaque séquence relève du génie. Quand on entend les premières boucles de “God Moving Over the Face of the Waters” le morceau de Moby qui ferme le film, qu’Al Pacino debout s’approche de Robert de Niro, vaincu, que ce dernier, mourant, lâche « Je t’avais dit que je replongerai pas » et qu’enfin ils se prennent la main, qu’on voit alors le visage de Vincent, plein cadre, au regard perdu dans la nuit noire, puis le corps de Neil qui s’affaisse, puis ce plan d’ensemble final, c’est dix mille émotions à la seconde, j’en tremble rien que de l’écrire.

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silencio


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