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Les passagers de la nuit – Mikhaël Hers – 2022

04. Les passagers de la nuit - Mikhaël Hers - 2022Miroir fantôme.

   8.5   S’il fallait tenter de définir le cinéma de Mikhael Hers, on pourrait dire qu’il tire sa douce mélancolie d’une forme nostalgique, au sens noble du terme : Il n’y a pas de vertu passéiste mais c’est un cinéma du présent qui accepte d’avoir une mémoire. C’est une célébration du passé qui coexiste avec le présent. Une forme d’éternité lumineuse. Et s’il fallait le rapprocher d’un autre auteur, ce serait de quelqu’un auquel on le colle rarement à savoir Guy Gilles, autre cinéaste de la mélancolie, de la dépression, du souvenir, qui filma lui aussi la nuit, dans Nuit docile (1987).

     Hers aussi avait déjà largement filmé la nuit auparavant : D’abord l’errance nocturne de cet homme dans Charell (2006) puis les trois chapitres indépendants de Montparnasse (2009). Des « passagers de la nuit » le film semble en regorger mais ce sont deux d’entre eux qui vont nous intéresser, d’abord Tallulah, puisque le film s’ouvre sur elle, avec son barda dans une station de métro, dont elle observe un plan lumineux, qui reflète bientôt ses lumières sur son visage. Paris lui appartient. C’est ensuite d’Elizabeth dont il s’agit : Une femme mariée, abandonnée par son mari, qui doit composer avec deux enfants presque adultes et une obligation de chercher du travail ce qu’auparavant elle n’avait jamais fait. Deux passagères dont les sinueux chemins vont se croiser.

     Jusqu’ici tous les films de Hers s’inscrivaient dans le paysage contemporain, qu’ils soient indéterminés ou clairement identifiés : Amanda (2017) prenait pour « décor » Paris et les attentats qui n’étaient pas sans évoquer ceux de 2015. Dans Les passagers de la nuit, la temporalité est essentielle puisque le film s’ouvre sur l’élection de François Mitterrand, le 10 mai 1981. Pour un cinéaste du souvenir, Les passagers de la nuit faisait presque office de passage obligé pour Hers, qui est né en 1975 et qui a donc grandit durant les années 80. Revisiter cette période c’était aussi revisiter son enfance.

     D’autres échos peuplent le film : On pense évidemment à Charlotte Gainsbourg, sensiblement le même âge, qui était propulsée actrice dès les années 80 par Claude Miller, dans L’effrontée (1984) ou La petite voleuse (1988). Des fantômes, le film en est parsemé ; à l’image de cet instant où la radio annonce une chanson de Barbara, sans nous l’offrir. C’est un film tout en mystères, partout, à commencer par l’absence du père ou la rémission de cette maladie. Ou encore de cette brève apparition d’Isaure Multrier (qui interprétait Amanda dans son précédent film) lors d’un plan furtif dans un parc. Voire de cette façon qu’il a de nous faire croire qu’il convoque Rohmer (c’est toujours un peu la classe de citer Rohmer) alors qu’il s’agit davantage de faire renaître Pascale Ogier et de créer une passerelle entre le film et le film dans le film, entre Louise et Talulah, miroirs l’une de l’autre, avec cette voix, cette diction si proche (sublime Noée Abita, qui continue de faire d’excellents choix de rôles, après Ava et Slalom). C’est bien entendu le fantôme de Pascale Ogier qui irrigue tout le film. En faisant « survivre » Tallulah, à la drogue notamment, c’est comme si Hers faisait survivre Pascale Ogier (décédée tandis qu’elle n’avait pas vingt-six ans) et lui offrait une autre vie.

     Aussi, le film est parsemé d’images d’archives. Elles s’inscrivent dans le présent du film autant que dans la mémoire de sa fabrication. Elles proviennent de différentes sources : anonymes, personnelles ou parfois documentaires, comme celle où l’on aperçoit Jacques Rivette dans le métro, issue de Rivette, le veilleur de Claire Denis. Il y a aussi des reconstitutions, images obtenues grâce à une Bolex qui offrent le vertige du passé, par son grain, son format. C’est très beau. Ça offre une texture très particulière au film.

     Comme souvent avec le cinéma de Hers, ça se joue autant sur de discrètes fulgurances et des petits rien. Un nombre de petites séquences, aussi anodines que puissantes, jalonnent le film. Des rencontres pleines de promesses et bienveillances : Emmanuelle Béart dans la maison de la radio. Thibault Vinçon (qu’on adorait déjà dans Memory Lane) dans une médiathèque. On retrouve aussi Didier Sandre. C’est une petite famille, le cinéma de Hers. Et une scène de danse sur « Et si tu n’existais pas » de Joe Dassin, sublime en ce sens que le morceau est clairement intégré dans la dramaturgie : c’est leur chanson emblématique, il a une histoire. En ce sens aussi qu’il ouvre sur une recomposition familiale aussi évidente – tant le film est baigné d’une bienveillance continue – que bouleversante.

     C’est un film d’une grâce et d’une douceur inouïes et avec un tel amour pour chacun de ses personnages. Et si c’est un film de naissance (d’un amour, d’une famille) c’est aussi un film de renaissance (d’une femme délaissée, par son mari et son cancer) bref c’est assez bouleversant, tout en étant très gracieux, très doux. Ce n’est pas un scoop, j’adore le cinéma de Mikhael Hers, tous ses films, longs comme courts. J’étais curieux de voir comment il aborderait celui-ci, en apparence moins « grave » que les deux précédents (qui s’ouvraient volontiers sur la mort) mais avec une particularité nouvelle chez lui soit celle de reconstruire une époque, en l’occurrence les années 80 et de s’ancrer dans un autre quartier de Paris, Beaugrenelle. J’ai trouvé ça magnifique.

Amanda – Mikhaël Hers – 2018

37. Amanda - Mikhaël Hers - 2018Après la tempête.

   7.0   Je n’avais pas fait le lien entre ces deux cinémas auparavant, mais il y a peut-être beaucoup à voir entre Mickaël Hers et Ira Sachs, en fin de compte. Ça me saute d’autant plus aux yeux maintenant que ma mémoire a tendance à confondre le toit new yorkais de Love is strange et celui de Ce sentiment de l’été. Dans Amanda, on retrouve une grammaire cinématographique très proche de celle de Brooklyn village : Cette manière de s’installer dans le cadre, de s’imprégner de sa respiration, de filmer les enfants, d’offrir une dimension solaire tout en dévoilant le temps d’un plan, d’une discussion, d’un pas de côté, une profonde mélancolie, une ombre au tableau.

     Si Amanda me marquera probablement moins que Memory Lane, il joue dans la continuité du cinéma de Hers, qui poursuit son exploration du deuil, qui se fait de plus en plus frontal. Il m’en restera moins des scènes, des interactions, des personnages que des images pures, en somme, comme ce plan final dans le parc londonien de Greenwich à la tombée de la nuit qui répond à la macabre découverte dans le parc parisien de Vincennes à une heure similaire. Je n’oublierai pas de sitôt ces deux tableaux, l’un de sang, l’autre de plénitude. Ce sont ces correspondances d’un plan à l’autre, qui me touchent beaucoup dans le cinéma de Hers. N’empêche ce plan terrible, à la croisée de l’ouverture de Moi, Pierre Rivière de René Allio et du final de Piranhas, de Joe Dante, est de ceux qui envoient de l’insolite dans un cinéma qui pourrait se permettre de filer droit et doux.

     C’est ce que j’aime chez Hers, l’insolite. C’est un cinéma qui a tout pour ronronner mais tout était insolite dans Montparnasse, Primrose hill, Memory Lane. Déjà un peu moins dans Ce sentiment de l’été. Il manque, cet insolite, dans Amanda. On le voit peu. Ou alors dans cette retrouvaille entre un mère et son fils, un tutoiement, une excuse, un texto. Ou dans cette promenade où il est question d’une histoire d’amour qui peut attendre, d’une histoire d’adoption qui, elle, ne doit pas attendre. Ou plus tôt dans cette scène terrible, redoutée, casse-gueule, dans laquelle un garçon annonce à sa nièce la mort de sa mère – Vincent Lacoste aura étincelé cette année, entre Amanda et Plaire, aimer et courir vite. Chaque fois ce sont des scènes de parc. Le parc chez Hers, c’est une terrasse de café chez Rohmer. Tout s’y joue.

     Je regrette beaucoup que Hers ait abandonné la subtilité de ses boucles, l’imprévisible de ses enchainements, choraux ou elliptiques. Il me semble qu’Amanda est bien trop organisé, corseté. De nombreuses scènes répondent trop à d’autres – admirablement parfois, certes, mais lourdement aussi comme lorsque au tout début David manque l’heure de sortie d’école de sa nièce, annonçant un peu de sa vie future ou comme cette expression avec Elvis, expliquée par la maman et qu’on retrouvera autrement à la fin, devant un match de Wimbledon, qu’on nous promet là aussi depuis un moment. Tout est trop utile. Les rimes sont trop visibles. Mais bon, ça reste un très beau film, et un cinéma qui de manière générale me touche infiniment au point que j’y verse par instants quelques larmes.

Ce sentiment de l’été – Mikhaël Hers – 2016

ce-sentiment-de-l-eteL’éternité et un jour.

   8.5   La mort suit le cinéma de Hers depuis ses premiers courts. En filigrane ou de manière frontale, elle fait toujours partie intégrante du décor. Dans Montparnasse, déjà, le segment central suivait la discussion entre deux hommes, ayant le même dénominateur commun : Aude. C’était la fille de l’un, la petite amie de l’autre. Elle n’existe plus mais elle traverse pourtant cette nuit entière, du restaurant à la gare, en passant par les galeries. Ce segment s’appelait d’ailleurs Aude, quand les deux autres portaient celui de son héroïne visible, vivante. Dans Memory Lane, il y a ce papa dont le diagnostic de cancer avait fait revenir ses filles de Beaune et Lyon. Dans Primrose Hill, il y avait une disparition, quelque part, impalpable. Une voix off surgissait par moments et appartenait vraisemblablement à cette fille, dont le souvenir ou le rêve semblait s’extirper des limbes. La disparition est le cœur de son cinéma sans qu’elle soit pourtant au cœur des déambulations de ses personnages.

     Ce sentiment de l’été aborde une fois de plus cette thématique mais de façon diamétralement opposée, à savoir que la mort est ici le déclencheur du récit. Hers qui avait toujours soigneusement choisi de bifurquer ces durs sujets, de les enfouir et les éclairer brièvement au détour d’un dialogue ou d’un souvenir, entreprend d’ouvrir son film dessus : Une femme sort de son lit, emprunte les rues Berlinoises, s’en va travailler. Elle fait de la sérigraphie. Puis, sa journée s’achève, elle quitte son travail pour rejoindre son compagnon, mais s’effondre dans un jardin public. C’est la première fois que la mort agit aussi brutalement et explicitement (On voit la jeune femme tomber, s’évanouir sous les rayons de l’été, s’affaisser dans le cadre) et c’est d’autant plus troublant qu’elle touche l’une de ses muses, Stéphanie Déhel. Une manière pour Hers d’avancer, de gommer et de recommencer, probablement.

     Dans Montparnasse, après être allé boire un verre, Leila et Jérémie, le musicien, décident de marcher. Longue marche, longue discussion vers des cimes prometteuses qu’on ne verra pas. Les films de Hers saisissent à merveille ces sublimes entrelacs, d’apparence anodine, qui sont en fait de sublimes naissances. Les personnages marchent beaucoup dans le cinéma de Hers, mais jamais en sans but, ils rejoignent des points, tracent des lignes sur Sèvres, Montparnasse, ou ici Berlin, Paris, New York pour aller d’un lieu vers un autre. Les acteurs sont parfois même essoufflés. On n’avait pas traité cela ainsi depuis Guy Gilles ou Rivette je crois, dans la solitude comme dans une dimension parfois collective. Parce que l’autre constante c’est le groupe. Même quand celui-ci n’existe pas distinctement, il y a volonté d’inscrire les personnages dans un groupe : La famille à Annecy, l’anniversaire de la sœur de Lawrence à New York, les collègues de bureau de Sacha à Berlin. De les saisir ensemble ainsi que dans leur éclatement. Là où son cinéma semblait se dérouler dans une temporalité restreinte, sur une heure (Montparnasse) ou sur une journée (Primrose Hill) ou sur une semaine (Memory lane) il utilise pour la première fois de grandes ellipses, qui permettent de travailler d’une part sur la durée invisible et d’autre part de constituer une sorte de boucle toujours renouvelée, engrenage habituel dont l’été (et le souvenir de ce décès) constituerait le marqueur indélébile.

     La nouveauté c’est donc de situer cette histoire sur trois étés, en trois lieux différents et de voir ce qu’un événement, aussi tragique qu’une mort brutale et injuste, peut avoir comme répercussions sur son entourage. Jamais le cinéaste n’avait été si loin dans le traitement de la disparition. C’était un risque. Pourtant, son cinéma est resté identique : Saisir ce qui peut s’extirper d’émotion d’un instant en apparence trivial. Il y a ici ce repas post funérailles où l’on apprend à se connaître et où l’on se met à rire franchement, malgré la douleur, par décompression nerveuse. On se souvient dans Memory Lane de ce moment de complicité entre une mère et sa fille, faisant leurs courses au marché, ensemble comme à l’époque peut-on y voir, avant que ne surgisse la pensée de l’insurmontable, qu’elle devienne trop forte, au détour d’une marche sur un square – Se promener, encore et toujours, il n’y a jamais de scène de voiture chez Hers, presque jamais de scènes de transport. Pire quand Raphael, devait garder la fille d’un ami et qu’il paniquait, tandis que la petite, du haut de ses huit ans, semblait comprendre son mal-être et tentait de l’aider de ses modestes moyens. Les enfants ont une place importante dans son cinéma : Ils marquent la frontière brutale entre les grands, accentuent le passage du temps. Dans Ce sentiment de l’été, Nils est un personnage essentiel, puisqu’il sert de passerelle entre le chagrin et l’espoir d’abord, puis plus tard, ellipse aidant, devient un poids malgré lui, au centre d’une séparation qui aura pour nous sévit hors-champ.

     Dans trois de ses cinq films, Ce sentiment de l’été compris, un personnage explique qu’il ne va pas y arriver et s’effondre. C’est une constante d’autant plus émouvante qu’elle n’est jamais ostensible. Et chaque fois pourtant, le personnage en question est accompagné et se sent terriblement seul. Evidemment, chez Lawrence c’est assez simple de savoir d’où cette sensation provient – Rappelons que le titre du film est venu d’une chanson de Jonathan Richman, dont le titre est That summer feeling. Chez Sandrine dans Montparnasse et Raphael dans Memory Lane c’est beaucoup plus flou, d’une part car ils se situent soit à la périphérie du récit, soit le récit ne cherche justement pas à traiter un éventuel background explicatif. Mais ce n’est pas important. La cause chez Hers importe moins que le sentiment présent. Et en aucun cas il faudrait forcément traverser les plus grands drames pour avoir l’impression de ne pas y arriver. Le grand drame c’est celui de la confusion dont on fait tous l’expérience un jour ou l’autre, à plus ou moins grande échelle.

     L’été chez Hers est doux et triste. Il n’y avait pas tant l’influence des saisons dans ses courts, tandis que depuis Memory Lane, on sent une volonté d’ancrer coute que coute, jusqu’à la répétition annuelle ici, son récit dans une ambiance estivale. Je pense que ce n’est pas anodin. C’est un cinéma qui a besoin de lumière, de chaleur. J’adore sans réserve Primrose Hill et Montparnasse, mais leur cachet hivernal ou nocturne les rend plus rêche, disons difficile à apprivoiser, en tout cas sur le long terme. L’émerveillement chez Hers nait plus aisément sur un terrain de handball à Manhattan, plongé dans une clarté qui rappelle la crudité solaire d’un Larry Clark, que dans une sente gelée, silencieuse ou sous un réverbère. Je me dis  que mon infime réserve vient du fait que ce nouveau film est trop solaire pour moi, trop solaire par rapport à l’idée que je me fais (et que j’admire plus que tout) du cinéma de Mikhaël Hers, qui m’avait semblé trouver son atmosphère idéale avec Memory Lane, quelque part entre la douce nuit, les prémisses automnales et les jours de fin d’été. Ça ne s’explique pas de toute façon, le film me touche moins (même si c’est relatif, attendons de le revoir) parce qu’il me semble plus lisse même si je conçois qu’il était important de contrer la morosité d’un tel sujet.

     Hers c’est le cinéma de l’éternel (en ce sens il se rapproche beaucoup de Guy Gilles, au risque de me répéter) au sens où il tente de saisir une respiration qui tient de la mémoire, les retours, le renouvellement, les souvenirs. Filmer des lieux qui lui sont chers participe à cette illusion d’éternité, vertigineuse, une appropriation qui vise à enfreindre la dissolution. Memory Lane était plus vaporeux, sage et flottant sur ce qu’il traduisait de l’évaporation. Ce sentiment de l’été creuse au plus profond, jusque dans le changement de format final, gratuit, instinctif. L’été est un choix intéressant tant cette une saison qui semble caractériser le vide et le plein, les beaux souvenirs et les plus douloureux. Du coup, j’aime beaucoup cette bifurcation du décor, qui complexifie son cinéma alors qu’elle avait à priori tout pour le décharner (lui offrir disons des trouées plus ostensibles). Le cinéaste raconte lors des présentations de son nouveau film qu’il part d’un lieu précis pour écrire. Mais c’est évident. Ces lieux ne sont jamais choisis au hasard (D’ailleurs, il les connait tous) et sont le cœur des films plus que leur simple décor. Si le film se déroule cette fois sur trois pays et plusieurs langues, il ne se brise jamais de l’intérieur, semble naviguer en continu sur des eaux homogènes, ne jamais franchir de réelles frontières. Tout ce qui fait sensation ailleurs tient chez Hers d’une saillie discrète (une mère cachant ses larmes à son fils) et secrète (un maitre d’hôtel transsexuel ou non, suivant la situation).

     Ce qui est terrible ici et qui fascine tout autant c’est la double relation ambigüe que Lawrence entretient avec Zoé et Ida. La première parce qu’ils comprennent tous deux la souffrance de l’autre, se connectent en se rappelant un peu de Sacha mutuellement, alors qu’il entre en relation pure avec la seconde, l’employée de sa sœur, qui semble incarner celle qui lui fera tourner la page. D’un côté une possibilité, une renaissance. De l’autre, une relation qui ne peut avoir d’avenir sinon dans la remémoration perpétuelle de la douleur. Mais c’est une relation qui existe bel et bien, durant trois ans, que l’on sent au bord de l’éclosion. En fait, elle les fera renaître, imperceptiblement, chacun de leur côté, c’est très beau. Ailleurs, on l’aurait utilisé comme love story de substitution au mélo, chez Hers elle sert de vecteur vers un monde nouveau, débarrassée de cette odeur de mort, l’amour pur pour l’un, le voyage au Tennessee pour l’autre. Et ce sont deux nouveaux venus de taille dans le cinéma de Mikhaël Hers qui les incarnent, dont j’espère qu’on aura le plaisir de les y croiser à nouveau, il s’agit de Judith Chemla et Anders Danielsen Lie. Tous deux étincelants, magnétiques. Pour le reste du casting on est en terrain connu à savoir que l’on retrouve beaucoup de ceux présents dans ses films précédents. Auxquels on adjoint les présences de Marie Rivière, Feodor Atkine et Laure Calamy ainsi que les apparitions délicieuses de Joshua Safdie et Mac Demarco. Oui, ça fait rêver.

     Aussi, c’est la première fois que je me pose la question de l’utilité musicale. Elle était idéale dans Memory Lane, irriguait littéralement le tempo mélodique de Primrose Hill et semblait construire une tonalité en trois temps (Souffrance, Deuil, Espoir) dans Montparnasse – Une fois encore, l’assemblage de ses segments ne pouvait se faire qu’ainsi, au moins autant que le Irréversible de Noé n’avait d’autre issue que de s’offrir à l’envers. Elle semble ici plus accompagnatrice qu’autre chose, certes jamais utilisée pour souligner quoi que ce soit, Hers préférant la placer dans les creux ou les moments de silences, mais justement, des silences dont on voudrait qu’ils en restent, des creux dont on aimerait qu’ils installent un malaise plus ferme, d’autant que ce cinéma n’est pas le dernier pour parvenir à saisir miraculeusement les soubresauts infimes de l’environnement dans lequel il évolue. David Robert Mitchell captait bien cette pesanteur dans The myth of American sleepover je trouve, sans trop de piano.

     Si le cinéma de Hers pourrait définitivement évoquer un album de folk qu’on pourrait écouter en boucle, l’oublier pour le plaisir de le retrouver, s’y lover affectueusement ou lointainement suivant l’humeur, il est dingue de constater combien cette fois, le film lui-même et sa progression engendrent ce sentiment, à savoir qu’on peine parfois à s’y perdre dans sa première partie mais que l’on ne veut plus quitter dans sa dernière, l’impression d’une ouverture ténue, indescriptible, qui tient à pas grand-chose. A new York on voudrait que le film dure, s’écoule à l’infini. Puis quitter New York et rejoindre le Tennessee avec Zoé, pourquoi pas.

     Et toujours la marche. On y revient en permanence. Que l’on foule un grand carrefour, un jardin public ou un trottoir, on revit en marchant même si là on commence par y mourir. Une femme s’écroule en effet ici mais plus loin, deux silhouettes marchent l’une à côté de l’autre, longtemps, en silence, puis finissent par se frôler, se donner la main, s’embrasser. Une séquence magnifique, qui pourrait être le symbole Hersien. Une autre quasi identique et aussi avec la sublime Dounia Sichov, illuminait une marche nocturne dans Memory Lane. On pourrait faire un état infini des correspondances, jusqu’aux plus infimes, dans le cinéma encore jeune de Mikhaël Hers, qui ne cesse de faire écho à cette volonté de figer l’éphémère dans l’éternité.

Montparnasse – Mikhaël Hers – 2009

Montparnasse - Mikhaël Hers - 2009 dans * 2009 : Top 10 25.-Montparnasse-Mikhaël-Hers-2009-300x168Nocturnorama.

   8.5   Ce troisième moyen métrage est révélateur des aspirations du cinéma de Mikhaël Hers et sa découpe pour la première fois volontairement chapitrale ne fait que renforcer l’idée générale qui règne au sein de ses films, à savoir d’avancer avec le passé, de saisir le moindre fait du présent, une rencontre ou une simple discussion, de saisir des instants charnières qui n’en ont pas l’air, afin de libérer son esprit, non pas d’effacer marques et blessures (pas de réponses, pas de pages qui se tournent définitivement), mais de les utiliser pour repartir autrement. Montparnasse pourrait être un film choral pourtant il se constitue de trois petites histoires qui n’ont en commun que leur lieu et l’heure de la journée, le film étant entièrement nocturne. Ce sont Les rendez-vous de Paris Rohmériens à la sauce Hersienne. Les personnages intervenants dans une histoire n’apparaissent pas dans les deux autres. Malgré tout, ils ont tout en commun. Sandrine pourrait être Aude, autrement, ou Leïla, un autre jour.

     Le film s’ouvre sur Montparnasse et ne cessera d’y revenir de temps à autres, spécialité du cinéma de Mikhaël Hers que de mettre en lumière, en plan fixe, les lieux de ses propres films en insérant ci et là, en quasi suspension, le mouvement de la ville, ses lumières, son horizon, la beauté de son paysage, architectural ou naturel. De cette manière, la ville est elle aussi un personnage autour des personnages centraux interagissant dans chaque histoire. Cela peut-être la femme de l’étage du dessus que l’on entend crier ou encore croiser un vieil ami lors d’une balade ou alors une inconnue qui demande une cigarette. On parle régulièrement des lieux aussi, impressions diverses du présent ou remémoration de souvenirs, Roissy au loin et ces aléas d’avion incessants, une salle de cinéma à Denfert-Rochereau ou bien la simple évocation d’une ville du sud dans laquelle on a passé quelques temps. Et évidemment, le choix du plan-séquence, que Mikhaël Hers utilise beaucoup, renforce la qualité de ces films quant à l’espace utilisé.

     Dans le premier segment, Sandrine s’apprête à accompagner sa soeur au cinéma, mais elles lui préféreront une longue marche dans laquelle s’engagera une discussion qui se terminera dans l’appartement de la seconde. Le personnage joué par Sandrine ressemble beaucoup à celui de Raphaël dans Memory Lane, en plus retenu, sur la brèche mais encore loin, peut-être, de cette saturation terrifiante. Discussion sur la peur de ne pas être à la hauteur, d’avoir cette impression de faire fuir, de ne pas vivre sa vie comme on l’espérait. On ne le dira jamais assez mais la qualité première chez Hers c’est l’écriture et sa manière de la mettre en scène, tant il trouve un équilibre surprenant. Ce segment s’achève sur une séquence aussi hypnotique que déchirante, en musique comme souvent chez le cinéaste. La grande soeur (encore que là-dessus rien n’est précisé) se met à danser, Sandrine la regarde, elle sourit, elle l’admire, l’envie, on ne sait plus trop, puis finalement elle danse à ses côtés et Hers n’hésite pas à étirer cette séquence afin d’accentuer cet état d’hypnose avant de terminer sur le même plan que précédemment de Sandrine, assise, observant sa soeur, donc on ne saura pas si oui ou non elle a réussi à la rejoindre, franchit ce cap de la timidité, fait ce pas en avant qu’elle redoute, permis à ce corps de se libérer entièrement ou si elle rêvait simplement de cette symbiose des corps en mouvement.

     Dans le suivant, ce qui s’apparente d’abord à un dîner entre un père et son fils, se révèle l’échange improbable du croisement occasionnels des uns en mémoire de quelqu’un. Aude. C’est le nom de ce court. On ne verra pas d’Aude. On en parlera beaucoup, parfois au présent, parfois à l’imparfait, ne serait-ce que cette simple idée c’est bouleversant. Un objet devient le vecteur d’un sentiment fort, ce genre de vecteur où il faut se retenir pour ne pas craquer. Un appareil photo, dans lequel s’y trouve l’impression de ces souvenirs, trop importants pour les oublier, trop éprouvant pour en parler. La discussion évoque Aude, parcimonieusement, mais surtout elle se centre sur les destins de chacun, extrapole pour éviter le sujet premier de ce dîner qui n’a rien de banal. Cette partie se termine sur un plan de retrouvaille entre le garçon et Aurélie, la soeur de la fille dont on ne fait que parler et un père qui s’en va de son côté, mais déjà cet ultime plan a quelque chose de plus réconfortant que celui de la première partie.

     Le cinéma est aussi une affaire de sens, de choix du sens, donc de montage. L’inversion des courts dans le moyen métrage aurait sans doute eu un autre impact, plus grave, trop mélancolique, moins lumineux. Mikhaël Hers prend l’option d’achever Montparnasse sur une rencontre, d’une simplicité étonnante. Une rencontre dans un bar, où la jeune femme écoute la musique du garçon, avant que cela ne se poursuive dehors, lors d’une marche sans fin (Les personnages choisissent systématiquement de marcher dans les films de Mikhaël Hers tout en ayant souvent pris d’abord l’option d’aller boire un verre, se poser ou aller au cinéma) puis dans l’appartement de la jeune femme. Regarder Paris, scruter l’horizon et échanger des banalités qui n’ont finalement plus rien de banales. Lorsque le jeune homme demande à la jeune femme s’il peut l’embrasser et que le film s’en va se fermer sur ce baiser, on se dit que ce voyage, bien que souvent éprouvant, gagne en luminosité. Cet équilibre là me fascine énormément dans ce cinéma là. Dans le cinéma d’aujourd’hui, mais à un degré moindre tout de même, seuls deux cinéastes ont réussi à rendre compte de ce double état, il s’agit de Guillaume Brac et de Sophie Letourneur. Mais Hers a quelque chose de plus : cette magie de l’épure saisissante alliée à des dialogues renversants.

Primrose hill – Mikhaël Hers – 2007

31.2Au-delà des collines.

   9.0   Sèvres, Hauts-de-Seine. Quatre amis marchent sur les hauteurs de Paris, immense colline qui surplombe le décor, laisse entrevoir une vallée pleine de vie, une perspective sans fin, jusqu’à la colline d’en face. Un groupe de quatre souvent séparé en deux, accentuant les individualités mais surtout le dialogue à deux. Le groupe n’a jamais été aussi bien filmé que chez Hers. Les protagonistes se croisent, échangent leur place sans que cela ne fasse prémédité. L’un prend du retard derrière parce qu’il s’allume une cigarette. L’autre se détache afin de passer un coup de téléphone. Mais chaque fois le présent se prolonge. Il n’y a pas une focalisation, il y en a plusieurs. Et au détour de quelques séquences, régulièrement saisies en un seul travelling arrière – Hers filme le groupe en sens inverse de celui filmé par Van Sant : de face. Ils avancent, la caméra recule – s’immiscent des idées, apportant à la séquence une cassure ou un choix surprenant, soit dans sa trivialité, soit même parfois selon un penchant plus comique. Un groupe qui marche ensemble, deux garçons qui échangent d’un côté, deux femmes de l’autre. Un chemin pris par les uns tandis que les autres prennent un raccourci. Peut-être font-ils toujours cela, peut-être est-ce la première fois, on ne sait pas. Puis le groupe se reforme quelques secondes plus tard et le plan, car il n’a pas changé, abandonne la discussion des garçons pour s’immiscer dans celle des filles. Une autre fois, alors que l’une constate qu’elle ne parle qu’avec l’un de musique, qu’ils n’engagent pas de conversation autrement que musicale, c’est l’autre, disparu par une grille dans l’arrière plan un peu plus tôt qui ressurgit au-dessus d’eux, par une grande clôture pour leur faire peur gentiment. Cela, c’est le cinéma de Hers, cette façon si singulière et authentique de filmer le groupe. L’écriture est un événement chez Hers, chaque dialogue est magnifique, une alchimie parfaite qui évite à la fois les facilités et la pose, le dialogue ampoulé ou trivial. Ou alors c’est une trivialité intelligente. Mais le cinéma de Hers est aussi traversé d’un courant mélancolique d’une intensité rare. Primrose Hill n’y coupe pas, c’est même par cela qu’il commence. C’est une voix off qui ouvre le film, celle d’une femme. Elle parle du groupe, d’un groupe de cinq alors que nous ne voyons uniquement quatre personnages. Elle évoque une colline londonienne alors qu’il semble que nous nous situons à Paris. Cette voix off revient régulièrement, mais se détache de l’image, elle occupe une place importante sans pour autant étouffer ce présent que l’on a sous nos yeux. Un présent d’une richesse hallucinante qui outre cette balade qui s’achève par une partie de football improvisée, une virée à l’hôpital pour rendre visite à un ami (proche pour les uns, quasi-inconnu pour les autres, mine de rien ce choix là est important) qui vient de sortir de réanimation, une promenade en médiathèque puis plus tard, offre, lorsque le film choisit définitivement ses deux personnages centraux, deux séquences incroyables. La première, une scène de séduction dans une chambre, d’une finesse et d’une pudeur merveilleuse, alors qu’elle dévoile leur nudité à tous les deux. La seconde, un retour chez les parents de l’un d’entre eux, bouleversante discussion père/fils qui met en lumière ce que l’on commençait à se douter concernant ce cinquième personnage fantôme, qui n’apparaissait jusqu’ici qu’en voix off. Je n’avais pas vu de dialogues aussi beaux depuis Rohmer. Et je n’avais encore jamais vu un groupe aussi bien filmé dans ses individualités. C’est un film dont je me sens incroyablement proche et dans lequel je vois énormément de moi-même. Cette colline de Primrose Hill, bien qu’on ne la voie jamais dans le film, tellement bien évoquée dans le journal de la fille disparue, de même que cette photographie, ultime cliché du temps de paix (remplacé dans le dernier plan par une du présent, à quatre) me resteront longtemps en mémoire. Dans Primrose Hill, le poids du passé, ses douleurs comme ses bonheurs inéluctablement engloutis, est systématiquement rattrapé par un présent fragile mais qui vaut le coup d’y survivre. On peut voir le film telle une construction en partition car si la musique y est concrètement prépondérante (elle est régulièrement évoquée, le groupe d’amis semble aussi être un groupe de musiciens pop et surtout cette cinquième voix évoque Primrose Hill comme le voyage vers les terres entonnées dans le refrain d’un certain morceau…) elle intervient aussi formellement, Hers choisissant un début à quatre instruments (longue discussion en balade) avant d’en isoler deux (intimité de la naissance d’un amour) pour conclure avec un seul, le soliste (le retour chez les parents) et donc créer une sorte de mélodie pop aux doux accents de jeunesse envolée et de grandes espérances possibles.

Charell – Mikhaël Hers – 2006

Charell - Mikhaël Hers - 2006 dans Mikhaël Hers 13.-Charell-Mikhael-Hers-2006-300x180De si braves garçons.

   6.0   Adaptation libre d’un roman de Modiano, Charell se vit telle une errance à majorité nocturne d’un homme sur le retour dans des lieux parisiens à forte impression mémorielle. C’est un film très troublant, sans rythme défini, sans accroche linéaire, sans normes, il dure quarante-cinq minutes, il pourrait tout aussi bien en durer dix ou deux cents.

     Un homme croise un jour le regard de celui qui fut son ami d’enfance, il y a plus de vingt ans. Ils échangent un peu avant que celui-ci ne lui fasse en quelques sortes partager un peu de sa vie. Il l’accueille chez lui et lui présente sa femme, une autre fille est là, première apparition, endormie, assoupie et angélique attise la curiosité et la gêne du garçon invité. Un autre homme débarque puis repart après avoir proposer à Charell de lui ramener du gibier. On comprend que c’est un appartement à femmes. Pourtant dès lors nous n’en verrons plus, si ce n’est cette femme, d’un âge sensiblement similaire au sien, mystérieuse et dépressive.

     Lorsque Charell propose à son ami de l’accompagner chez un ami dans un appartement du bois de Boulogne, celui-ci refuse, préfère la marche à la voiture. Il ère, continuellement. Se souvient. Ce sont les lieux qu’il traverse qui lui évoquent probablement de nombreux souvenirs. Mais le film s’en tiendra à cette épure. Epure d’un replacement, épure des mots. Une majorité des plans Hersiens seront fixes et d’ensemble sur les abords des champs, des boulevards, la tour Eiffel dans le fond, jamais bien loin, et Boulogne Billiancourt surtout, déjà, tant magnifiée dans son premier long métrage quatre ans plus tard, Memory Lane.

     A rester trouble, le film frôle l’hermétisme pourtant il se dégage une ambiance si particulière qu’il fascine, saisit par sa beauté, son silence, son mystère, comme s’il tentait de faire partager une sensation impossible à partager, une mélancolie si personnelle qui ne peut surgir qu’au travers d’un regard, au croisement d’images du passé projetées dans la réalité présente. C’est à la fois prometteur et raté. Tout le cinéma de Hers est déjà là, se met gentiment en route.

Memory Lane – Mikhaël Hers – 2010

03_memorylaneSpleen et idéal.

   10.0   En évitant les poncifs nostalgiques et mélancoliques inhérents aux films du genre, Memory Lane observe le chemin parcouru, scrute les détails qui ont fait le passé, interroge le présent et semble être doté d’un futur entièrement flou. Memory Lane, ce sont les souvenirs dans les souvenirs. Une douce voix off laisse entendre en début de film qu’il s’agit d’un été, il y a trois mois, un été inouï, hors du temps, où une bande d’amis s’étaient retrouvés. Elle reviendra par petites touches discrètes par moment, parcimonieuse, jamais dans l’appui, elle ira se confondre dans l’image et son ambiance.

     Un petit groupe d’amis se retrouvent alors en banlieue parisienne, dans les Hauts-de-Seine, lieu qui les a vu grandir, certains y habitent toujours, d’autres sont en province, certains tâtonnent encore quand d’autres ont fait des enfants, et deux sœurs sont aussi revenues pour voir leur père qui se bat contre une tumeur, une affaire de mois. La voix-off c’est Vincent. Il loge provisoirement chez sa mère, gardienne de son ancien collège. Tout le film semble être habité par cette idée de retour, comme lorsque l’on ressent chaque événement, par la force d’un lieu, comme s’il était d’hier.

     Le film dépeint très bien ces sentiments qui nous tiraillent lorsqu’on regarde ce qu’il y a derrière nous, quand on se rend compte qu’un passé si proche est déjà si loin. Là où Hers est très fort c’est qu’au-delà de la charge que peut contenir chaque séquence, dans sa puissance mémorielle et symbolique, il porte un regard à la fois doux et rempli de finesse, parfois même aussi très drôle. La scène de la salle de classe en est une belle illustration. Vincent qui se rappelle avoir eu tel professeur d’allemand, qui louchait, et lui assis à cette place ci sur la droite, ne savait pas que le professeur s’adressait à lui à cause de son strabisme. Les personnages sont parfois moqueurs dans Memory Lane. Comme s’ils cherchaient à se protéger. D’une soirée qu’ils n’apprivoisent pas, de lointains camarades de classe qu’ils n’ont pas vu grandir. On se moque d’un style de musique, d’un look ou d’une manière de prof. Il y a tellement de changement sous leurs yeux, qu’ils refusent que tout se mette à changer. Ils cherchent à revivre cette même jeunesse, exactement comme elle l’était, intacte. En témoigne cette très belle scène où on les voit ados traverser un parc, franchir une barrière, atterrir sur un grand parvis engazonné et taper dans un ballon. Scène identique qu’ils vont reproduire pendant leur retrouvaille.

     Memory Lane est aussi traversé de quelques séquences individuelles, indépendantes, très fortes. Un repas entre une  mère et son fils, mère jouée par Marie Rivière, dans un rôle proche de celui qu’elle jouait dans Le rayon vert de Rohmer, mais vingt-cinq ans plus tard, la confusion en moins, la sagesse en plus, l’isolement toujours. C’est très touchant de la retrouver dans ce film là. Une balade entre une fille et son père malade, dans un parc, en se remémorant le passé, jusque sur ce banc où elle lui dit qu’elle l’aime. Une fusion entre deux corps, qui jusque là se frôlaient, s’attendrissaient (la scène des mains est à ce titre incroyable) et vont s’entrechoquer silencieusement, dans une séquence sensuelle et charnelle, complètement détachée. Les errances d’un garçon qui semble arriver à saturation, scène qui trouvera une apothéose déchirante plus tard, dans une discussion miraculeuse. Parfois ce n’est pas grand chose : Une femme qui marche avec sa fille et éclate d’un coup en sanglot, une discussion anodine dans une cour de récré, une autre dans un restaurant où une femme questionne ses filles sur les vertus de la marijuana.

     Dans Memory Lane la narration est distordue. Certaines séquences réapparaissent une seconde fois ou se reproduisent similairement sous un autre temps. D’autres se détachent par l’envoûtement des lieux désertés, tel ce long travelling sur les berges de la seine et ces plans automnaux d’une forêt dépeuplée. Pendant une scène festive, ou plus tard pendant une partie de football improvisée, Hers use du ralenti, comme pour intégrer la séquence dans un détachement onirique intouchable, pour appuyer sur un moment qui occupe la mémoire beaucoup plus qu’un autre, scènes en écho à certaines du dernier film de Xavier Dolan, Les amours imaginaires.

     Finalement je le vois davantage comme un film onirique et charnel plutôt que naturaliste. Il est décousu, saisit des instants à la volée, en ce sens il me ferait presque penser au cinéma de Claire Denis. Après il est impensable de ne pas citer Rohmer, Hers le citant comme un cinéaste très influent, tout particulièrement L’ami de mon amie, et même s’il se veut moins ludique, s’il se repose moins sur de longues séquences dialoguées, une géographie filmée dans la durée, il y a tout de même une attention forte accordée aux lieux, en l’occurrence une piscine municipale, un parc, une cour d’école, une médiathèque, autant de rapprochements évidents avec le cinéma Rohmérien.

     Il y a deux choses qui participent à la réussite du film. L’interprétation c’est évident, tous les acteurs sont remarquables, Thibault Vinçon d’abord, que l’on avait déjà adoré dans Les amitiés maléfiques il y a 5 ans. Et bien entendu le parti pris du naturalisme. Pas celui de l’autre excellent film français naturaliste sorti cette année, La vie au ranch, mais un naturalisme doux/amer, une attention portée à tout ce qui fait et meuble le silence. Car Memory Lane est habité d’une extrême tendresse, d’un silence hypnotique. Le cinéaste s’intéresse aux petits riens, et donc à une multitude de choses. Les plus infimes gestes, les regards dans le vide (ces regards où il se passe tant de choses), quelques larmes, quelques mots. Mais ce n’est pas un film de parole. C’est d’ailleurs un film qui parle peu et en est conscient. Vincent dira dans une de ces voix-off alors qu’il s’adresse à Raphaël qu’il regrette de ne pas avoir suffisamment parlé avec lui. C’est vrai qu’il y a un groupe sous nos yeux, qui partage des choses de façon incroyable, mais étrangement très peu de mots, probablement qu’ils sont trop occupés par ce qu’ils voient, ce qu’ils vivent, revivent, probablement que ça ne sort plus de façon insouciante comme avant.

     Il y a autre chose que je trouve être une idée lumineuse dans le film, c’est le choix de ne jamais montrer le groupe dans son entier. Finalement c’est vrai, un groupe d’amis ne se voit (presque) jamais tous ensemble. Du coup ça lui offre un mystère supplémentaire. Car c’est un film très flou, qui dit très peu sur les motivations. La région, la ville, ces lieux connus sont devenus un vaste terrain de retrouvaille et de souvenir qu’il est impossible de pouvoir en parler, voilà pourquoi le film de Hers est si suspendu, si silencieux. Tout est fait avec finesse et sensualité. Il y a une telle douceur pré-automnale qui s’en dégage c’est magnifique. Et même si l’on peut regretter les quelques notes musicales qui tentent d’accentuer le spleen, ça n’atténue en rien la puissance et la douceur de ces instants bouleversants.

     Comme le dit Luc Moullet, je pense que Mikhaël Hers est le grand cinéaste français de demain. S’il arrive à s’affranchir de la puissance émotionnelle de ce premier film, ça va sans doute être quelque chose. Mikhaël Hers donne l’impression de filmer le groupe durant un été, sans donner de suite logique sur certains évènements. On en saura rien de l’après cet été. Il a filmé un quotidien pendant un temps, les petites et grandes choses qui s’y passent mais on n’apprendra rien de plus de cette dépression existentielle qui touche Raphaël par exemple, ni même des suites de cette histoire d’amour, et rien non plus concernant l’issue de cette maladie. Ce serait un autre film. Comme dans La femme de l’aviateur, Rohmer ne nous disait rien une fois que le jeune garçon avait posté cette lettre si importante, ou comme dans Us go home, Claire Denis ne disait rien de ce qui se passerait après cette nuit si singulière et importante sur ces trois personnages qui se cherchent.

     Et de cette bulle générale dans laquelle nous demande d’entrer le cinéaste, viennent des scènes inquiétantes de l’extérieur qui pourrait perturber cette bulle, mais n’attire simplement que regards, ce vieil homme qui boite dans la rue, des skinheads qui courent après un bus, un voleur dans un magasin. La bulle est plus forte. Vincent dit en début de film « ça fait déjà trois mois depuis la fin de ce drôle d’été ». Un été si particulier qui s’apparenterait à la fin d’un cycle. Tout a ressurgit puissance dix. Puis l’été est passé.


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silencio


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