Archives pour la catégorie Mouk 3



Ixcanul – Jayro Bustamante – 2015

28. Ixcanul - Jayro Bustamante - 2015L’étreinte du volcan.

   5.0   Ixcanul pourrait être un beau document sur le quotidien d’une famille guatémaltèque, parlant le cakchiquel, une langue maya, sur une terre volcanique proche de la frontière mexicaine. Ce serait déjà énorme. Jayro Bustamente – dont j’ai hésité à aller voir Tremblements, cette année – s’intéresse aux tâches, au déroulement des journées, un repas, un cochon qu’on égorge. On sent qu’il veut filmer tout ça, mais il ne sait pas trop comment le filmer. Surtout on voit trop peu ce volcan. On oublie trop souvent qu’on est dans une plantation de café, sur les flancs du Pacaya. Sans doute parce que le cœur est ailleurs, comme celui du personnage, Maria, 17 ans, fille de paysans, qu’on va promettre en mariage au contremaitre de la plantation afin de ne pas être chassé de ce lopin de terre devenu inexploitable à cause des serpents. Si Maria semble très docile, comme l’annonce ce tout premier plan où elle est habillée, silencieuse, on va la découvrir bientôt plus rebelle et pleine de rêves qu’elle n’y parait. Elle voudrait fuir ce monde. Il y a derrière le volcan le doux rêve que la jeune génération convoite, quand les vieux, résignés, considèrent qu’il les protège du froid et du danger. Un soir, alors que le contremaitre est absent, Maria se jette dans les bras de Pepe, l’un de ces paysans ambitieux de traverser la frontière. Puis il disparait, sans prévenir Maria, qui de son côté tombe enceinte. Si l’on boit, mange et baise dans Ixcanul, rien de ces trivialités quotidiennes n’a vraiment de saveur, de chaleur, de ferveur. La tâche l’emporte toujours sur le désir. Et les promesses du voyage à travers le volcan s’évaporent bien vite. Il ne reste qu’une montagne infranchissable, des serpents dangereux, une grossesse dont il faut se défaire, sous peine de perdre le peu de confort qui reste. On voit donc trop peu ce volcan, le récit aurait pu se dérouler ailleurs. Le vrai volcan il est dans le ventre de cette adolescente. De la lave en fusion qui menace de tout bruler. Certaines scènes relèvent un niveau relativement fade, programmatique, trop écrit globalement : notamment les deux scènes entre les deux amants, d’abord celle de séduction et de sexe en marge d’une fête de village, puis lors d’une retrouvaille en marge d’un convoi de bêtes. Une scène où tous deux sont en bord-cadre, chacun le sien. La distance crée une fragilité et une sorte d’affrontement qui fait naître une promesse, celle d’une fuite commune, vite avortée. Si le film se termine mal – en passant par la ville, qui ne parle pas la même langue – mais mal en bien, puisque Maria survit, elle n’aura finalement pas eu d’évolution entre le premier et le dernier plan, sinon qu’il faudra pour elle vivre dans l’espoir que son bébé vit quelque part, son rêve américain, loin des serpents, du volcan et de la plantation de café. Le rêve semble s’être obscurcit à tout jamais, pour elle.

La saveur de la pastèque (Tiān biān yi duǒyún) – Tsai Ming-liang – 2005

27. La saveur de la pastèque - Tiān biān yi duǒyún - Tsai Ming-liang - 2005Le désir errant.

   5.5   Il y a des films (des séries, parfois, la première saison de True detective restera comme le plus fidèle exemple) qui demandent qu’on s’y plonge par temps chaud. Il me semble qu’un Miracle mile, qu’un Do the right thing n’auraient pas résonnés si fort en moi si j’en avais fait la découverte autrement que durant une journée de moiteur estivale. La saveur de la pastèque devait logiquement faire partie de ceux-là. J’en étais convaincu. J’ai d’ailleurs englouti un quart de pastèque, un peu plus tôt, de façon à me mettre en de bonnes conditions. Simplement, le climat n’était pas propice. C’est ce qu’il l’a desservi, je pense, il ne faisait ni vraiment beau ni chaud ce jour-là.

     S’il est beaucoup question de pastèque dans La saveur de la pastèque, c’est aussi l’histoire d’une « rencontre » entre deux être paradoxaux, aussi solitaires qu’ils sont asexué pour l’une et hypersexué pour l’autre, dans un immeuble vide, au sein d’une ville quasi apocalyptique – pour le peu de plans qu’on nous offre de la ville. La pastèque est le point névralgique de cette apocalypse : C’est une denrée dorénavant moins chère que l’eau minérale, qui elle vient à manquer. Donc quand l’une vole des bouteilles dans le musée où elle travaille, lui prend des bains dans les cuves sur le toit des immeubles. Mais on ressent peu cet état de suffocation que j’espérais tant. La pastèque, d’abord hyper sexualisée, objet de tous les fantasmes (entière, en morceaux ou en jus) devient vite aussi triviale que le reste. Ça manque de vertige.

     En plus de cela, je m’aperçois à mesure que la filmographie de Tsai Ming-Liang m’est plus familière, que son cinéma me touche peu. J’y suis très admiratif, ça oui, notamment pour la composition de chacun de ses plans, puisque la durée lancinante épouse souvent brillamment la majesté de ses cadres ; Mais aussi par le fait qu’on puisse aisément le reconnaître entre mille, que l’on pioche tel plan ou telle scène, au hasard dans le film. Mais c’est une admiration très distanciée, moins béate qu’intimidée. Et sauf exception avec Goodbye dragon inn, qui m’avait autant ému que fasciné, je n’ai jamais envie de revoir du TML, c’est aussi simple que cela. Ça peut changer, évidemment, je n’ai vu aucun de ses premiers films (des années 90) mais j’y crois de moins en moins.

     Le film me gagne par instant pour me perdre lors du suivant. Et je lui trouve une certaine dose de provocation très embarrassante, qui ne parcourait pas ses autres films. La dernière séquence joue justement sur ces deux niveaux : Rarement la mise en scène du taiwanais s’est faite aussi précise et puissante, mais sans raconter ce qui s’y trame, il me semble qu’il va un peu loin dans l’idée de l’ébranlement du monde et la mort du désir. En revanche j’aime beaucoup ce qu’il fait du quotidien de chacun d’eux et ce qu’il obtient de leur premier jeu de séduction dans un rayon de dvd. Toutes les chansons qui agissent en tant que transitions ci et là, je trouve ça vraiment d’un mauvais goût, par contre – en tout cas ça me sort littéralement du film à chaque fois – mais ce n’est que mon avis. Mitigé, donc.

Dukhtar – Afia Nathaniel – 2014

26. Dukhtar - Afia Nathaniel - 2014Cavale forcée.

   4.0   Le début est très prometteur. Un superbe plan fait renaître Ozu. Un plan intérieur très composé, qui s’étire et donne de la place au son, au moyen d’une bouilloire et d’une porte qui claque, je crois. C’est un plan fixe et il raconte beaucoup de chose, sur le couple, sur la place des hommes et des femmes, sur le lieu. Quant au suivant il s’aventure brièvement dans un langage à la Kiarostami. Il se déroule à l’intérieur d’une voiture, silencieux bien qu’on y entende et ressente les secousses, on y serpente déjà les longs chemins terreux. C’était une belle promesse. Mais hormis quelques idées ci et là, le film ne retrouvera pas ces élans, cette douce sidération. Il se focalise sur son scénario beaucoup trop programmatique et oublie d’inventer une forme pour le raconter.

     Un père se voit dans l’obligation de promettre sa fille de dix ans en mariage à son grand ennemi, pour adoucir leurs querelles. Tous deux ont perdu leurs fils dans ces conflits de tribus sans fin, le seul moyen de stopper l’hémorragie est de forcer un nouveau lien de sang. Désolé pour le jeu de mot pourri. La mère, déjà victime d’un mariage arrangé dans sa jeunesse, tourmentée de voir son enfant reproduire son destin sclérosé, n’accepte pas cette proposition et s’enfuit avec sa fille, se cache dans des ruines, puis dans la cave d’une baraque perdue – Le moment le plus intéressant du film, formellement, dans lequel on retrouve un peu de mise en scène, entre rayons de soleil et de poussière, même si la chute est beaucoup trop maladroite – puis à bord d’un camion, pour fuir les deux tribus à leurs trousses.

     Si l’on abandonne vite l’idée de voir un film avec un auteur derrière l’objectif, on reste aux crochets de cette mère et sa fille, sitôt que l’on reste avec elles, justement. Et c’est tout le problème du film, qui devient vite absolument indigeste en empilant les montages parallèles assommants, entre poursuivants et poursuivis, parcouru de pseudo climax foireux. Les scènes sont de plus en plus bâclées et brèves, comme s’il n’y avait plus d’idées (autant faire un court métrage, franchement) ou comme s’il fallait respecter un impératif de montage de plans courts et de scènes courtes pour dynamiser le récit. C’est dommage car encore une fois, quand ça s’étire un peu, il y a de beaux moments d’angoisse. Alors on finit par s’en balancer. Mais vraiment. J’ai fini par faire autre chose en même temps, juste pour ne pas m’endormir.

With a little patience (Türelem) – László Nemes – 2007

23. With a little patience - Türelem - László Nemes - 2007Le cœur de l’horreur.

   7.0   Voilà qui va me faire doublement regretter d’avoir manqué Sunset en salle, cette année. Doublement car je considère déjà Le fils de Saul, premier long de László Nemes comme l’un des films-impossibles les plus importants jamais créés, une sorte de témoignage de fiction sans précédent, qui se pose dans chacun de ses plans la question de la distance et de la représentation, bref un grand film de mise en scène, puissant, digne alors qu’il était infaisable.

     Si les enjeux sont légèrement décalés, With a little patience est un court brouillon, huit ans plus tôt, de ce film-somme. Il s’agit en effet de suivre un personnage, en l’occurrence féminin, au moyen d’un plan-séquence scotché à elle, sur son visage ou sa nuque. Autour d’elle tout est flou, ne reste que le son pour un peu apprivoiser son environnement. Jusqu’aux derniers instants où le plan quitte son visage ou sa nuque pour épouser son regard.

     Le film s’ouvre exactement comme s’ouvrira plus tard Le fils de Saul : Un plan flou sur une forêt attendant patiemment que le sujet, d’abord lointain, entre puis devienne net, afin d’y rester, de face comme de dos, puisqu’on le suivra dans chacun de ses déplacements. D’abord la femme récupère quelque chose auprès d’un homme. Puis elle marche, dans ce qui ressemble à une entreprise, s’attèle à des tâches administratives qui nous restent relativement obscures puisqu’on ne voit que son visage, en permanence.

     Le travail sonore est fou. Le hors-champ très riche. Ainsi il me semble que Nemes répond au moins à ceci : Comment filmer un visage ? Comment faire que ce visage soit soudainement la plus belle chose – car puissant et indomptable – au monde ? Que le personnage soit bon ou mauvais, du côté du bien ou du mal, des victimes ou des bourreaux. Problématique qui semble au cœur du cinéma de Nemes.

     On verra bientôt que l’objet soigneusement dissimulé par la jeune femme en question est un bijou, sorte de cœur de l’océan, noir comme le charbon. Un moment donné elle le porte discrètement à son cou, pour se regarder dans le miroir, puis le cache à nouveau. Quel danger peut-il provoquer ? Quel secret, quelle honte renferme-t-il ? Le film ne le dira évidemment pas mais avec un peu de patience – Un titre à double entrée, forcément – il offrira des pistes. Et on comprendra vite où l’on a échoué.

     S’il faudra suivre un Sonderkommando dans Le fils de Saul, il s’agit là « seulement » de suivre une employée de bureau. Elle fait pourtant partie du décor. Comme lui, elle est actrice de la guerre. Et qu’importe son histoire, elle est du côté des nazis, puisqu’elle n’est pas nue, prête à être exécutée comme cette masse de gens, anonymes (une fois encore c’est son seul point de vue que Nemes nous offre) regroupés en forêt, qu’elle observe discrètement d’une fenêtre.

     Déjà, la question de la représentation tient une place essentielle dans le processus filmique. Mais cette problématique est encore en germe là où elle sera aussi dangereuse qu’irréprochable, à mon sens bien entendu, dans Le fils de Saul. L’horreur ici reste au loin, en marge. Elle se devine autant qu’on finit par deviner d’où peut bien provenir ce bijou. Un plan seulement, donc, With a little patience. Sans doute qu’alors, Nemes ne voyait pas comment le filmer dignement autrement. Il y parviendra huit ans plus tard.

B.A. Pass – Ajay Bahl – 2013

22. B.A. Pass - Ajay Bahl - 2013Bah passe ton tour.

   0.5   Alors ça c’est nullissime. C’est un simili-film noir – dans lequel on retrouve les motifs, de la femme fatale au weak guy embarqué dans un engrenage qu’il ne maîtrise pas, des histoires de fric, de cul et des trahisons – qui déjà, vire au filtre jaune, magnifique filtre pisseux permanent parfaitement secondé par les éclairages les plus foireux vu depuis longtemps, mais aussi qui cumule toutes les tares inimaginables qu’on ne veut pas voir dans les pires thriller érotiques. Les acteurs sont incroyablement mauvais. Les personnages passent leur temps à baiser tout habillés. La soupe qui sert de musique est tellement omniprésente que tu rêves qu’on te perfore les tympans pour ne plus avoir à l’entendre. La réalisation est digne d’un téléfilm érotique de deuxième partie de soirée, avec des compositions d’une lourdeur sans nom : Ici un plan à travers une paroi de douche embuée, là un autre à travers la vitre arrière d’une voiture, sans parler de la multitude de plans utilisant des miroirs. Il y a aussi ce délicieux ralenti sur des frottements de pieds, suivi d’un plan dans l’embrasure d’une porte, mais à un autre moment c’est une grille, ou entre deux vases, avec des fleurs ou des bibelots au premier plan. J’ai aussi relevé un montage parallèle des plus ringards, entre un coït et une partie d’échec, un parti pris que n’aurait pas renié le Luc Besson de Lucy. En fait, Ayaj Bahl est autant cinéaste que je suis danseur étoile donc il tente plein de trucs ridicules en espérant que ça passera. Un moment donné il y a un plan en contre-plongée, comme ça, pour rien, suivi d’un plan en plongée, gratuit, puis d’un travelling, sans aucune signification. Parfois une scène entière est parcourue de moments comme ça. Un truc étonnant a aussi éveillé mon attention : Comme ils n’ont pas le droit de fumer mais que ça fait toujours bien de mettre des personnages qui fument dans un film, noir qui plus est, la mention « Smoking kills » en bas de l’écran accompagne chaque plan où se loge une cigarette. C’est tordant.

Bilal – Khurram H. Alavi & Ayman Jamal – 2018

19. Bilal - Khurram H. Alavi & Ayman Jamal - 2018La lourde voix du prophète.

   4.0   C’est le seul film d’animation de ma sélection, il faut donc que je développe un peu. Pourtant ça me coûte : J’ai tellement envie de dire que « c’est joli mais que ça n’invente strictement rien » et de m’en tenir à ça. En fait, le souci c’est qu’on nous vend l’objet sur deux statuts quasi évènementiels, deux rangs qu’il faut tenir et dans lesquels il se noie. D’abord sur la dimension historique puisque Bilal (sous-titré « La naissance d’une légende », tout un programme) raconte le destin de Bilal ibn Rabâh, premier muezzin, au VIe siècle ap.JC, d’abord petit garçon enlevé à sa famille par des barbares, il grandit comme esclave auprès d’un riche vendeur d’idoles avant d’être délivré par Mahomet et de devenir le père de la révolte des opprimés et de lancer l’appel à la prière des musulmans. Difficile de raconter tout cela en un film d’1h40 sans être élémentaire. Mais Bilal, le film, est aussi vendu comme on vendait Wadjda il y a quelques années. C’était le premier film d’une femme saoudienne. C’est ici la première production animée entièrement émiratis. Mais rien ne respire la nouveauté là-dedans. Il y a un souffle parfois efficace, c’est vrai, mais outrageusement calibré sur la grandiloquence hollywoodienne. Ne serait-ce que sa musique, soupe présente en permanence jusqu’à la nausée et qui évoque les pires heures des soundtrack de ces gros machins oscarisés dégoulinants de chantilly type Gladiator ou Braveheart. D’ailleurs, Bilal, le personnage ressemble aussi étonnamment à Maximus qu’à William Wallace. Surtout, il y a le plus important, le fond et la forme semblent décalqués sur ces modèles. On y entend même des répliques similaires du style « Ce qu’on fait dans une vie résonne dans l’éternité » ou « Je préfère mourir debout que vivre à genoux » ou plus franchement « Liberté ! ». Quant aux personnages, ils sont caricaturaux au possible, surtout les personnages féminins, mais aussi les méchants, ridicules. Et la construction, avec ellipses et flashbacks bien placés, c’est du déjà vu mille fois. Ce n’est jamais désagréable car on est habitué à cela, quelque part. Mais ça ne prend aucun risque, ça ne tente rien, ça n’est jamais émouvant. Si encore le film avait joué sur la voix du garçon – Car après tout, un muezzin, c’est avant tout une voix – mais même pas, hormis le temps d’une brève scène. Bref ça se regarde, la photo est jolie, mais ça n’a pas grand intérêt.

Two years at sea – Ben Rivers – 2015

17. Two years at sea - Ben Rivers - 2015Le vieil homme et l’amer.

   7.5   Ben Rivers est allé filmer un homme, Jake Williams, qui vit en pleine nature, dans la campagne écossaise, au rythme des saisons, des variations météorologiques. Il a capturé des images, des sons. Observé parfois de vieilles photos qui sont comme retrouvées parmi d’autres dans des albums oubliés. Elles jalonnent le film, comme pour relier cet homme à un passé, une histoire. Mais il faut se faire sa propre histoire. Le film n’a pas non plus de structure, aussi bien narrative que formelle, puisque tout change en permanence, on peut observer longuement et simplement Jake en train de prendre sa douche puis d’un coup passer ici en plan abstrait en forêt, là en plan esthétisant dans des reflets ou des embrasures. Et bien sûr il y a le fétichisme de cette pellicule abimée, légèrement scintillante, tremblotante. Et du grain. Beaucoup de grain. Il y a du Albert Serra, du Raya Martin, là-dedans.

     Un moment donné, notre homme entre dans le cadre et se jette à l’eau sur son bateau de fortune : Des bidons en plastique font office de flotteurs sur un matelas pneumatique. Que fait-il sinon se laisser dériver, silencieusement, religieusement, dans un mouvement quasi invisible sur les eaux calmes ? Rien mais il dérive. Et dès l’instant où il va glisser hors du cadre – le plan est resté fixe, lui – il donne un coup de rame pour y revenir. Mais l’espace d’un instant c’est comme s’il avait rebondi sur les bords. A partir de cet interminable plan – Huit minutes, quand même – le film semble avoir tellement vrillé qu’il est superbe, jusqu’au bout. Plus tôt, un plan, plus court, était aussi très troublant : On y découvrait une drôle de caravane échouée dans les airs, un pur moment de rêverie et de grâce qui rejoue un peu de notre enfance à construire des cabanes dans les arbres.

     Vers la fin, une photo trouble notre attention, plus que les autres. On y voit deux jeunes filles, souriantes mais un peu aveuglées par les rayons du soleil. Les filles de Jake, dans une autre vie ? On fabrique notre propre fiction, on tisse, on imagine ce qu’on veut. C’est assez agréable, finalement, d’avoir autant de liberté, de ne pas être enseveli sous le background ou la psychologie. Si Jake serait davantage une déclinaison de Thoreau et du personnage de Braguino et si les deux films n’ont strictement rien à voir ni formellement, ni du point de vue production, je retrouve un peu ici de ce que j’aimais énormément dans le All is lost, de J.C.Chandor, avec Robert Redford en navigateur égaré.

     Puisque Jake ne parle pas et qu’il est de tous les plans, il fallait compenser avec la matière sonore qui l’entoure. Et c’est très fort. C’est par le son que le film s’avère à mes yeux le plus passionnant. Le bruit des pas dans la neige, le murmure continu ou presque du vent, le chat qui fait sa toilette, le crépitement du feu, le chant des oiseaux, le coassement des grenouilles, la pluie. Il y a quoiqu’il en soit quelque chose de fragile et d’un peu suicidaire chez cet ermite, qui raccorde bien avec la forme hésitante du film, qui varie beaucoup, les échelles et les durées, les focales et les volumes sonores. Forts contrastes qui se démarquent déjà par l’image avec ces noirs charbonneux qui croisent ces blancs ardents. C’est sans doute cela qui m’a le plus séduit finalement, l’impression que la forme épouse complètement l’opacité de ce personnage : Ben & Jake en fusion.

     De là à y voir un autoportrait il n’y a qu’un pas, il n’empêche que ce docu-fiction sur un solitaire recroquevillé dans son quotidien et sa création, bref dans son monde, fait logiquement déplacer le portrait sur l’auteur lui-même dont on sait qu’il fonctionne en marge, soit au détour de courts-métrages expérimentaux, soit via des installations. Jake pourrait bien être l’alter-égo de Ben Rivers au point qu’on songe d’abord qu’il est Ben Rivers : On se demande si cet homme n’est pas en train de faire son autoportrait, d’autant que la plupart des plans sont fixes et longs. Le film ne fait pas toujours les bon choix, forcément, à virevolter ainsi, notamment dans son systématisme de l’écran noir pour les transitions, mais aussi dans son approche hybride de documentaire très mis en scène, d’un quotidien capté de façon pas forcément exhaustive puisque cet espace de liberté solitaire sort peut-être davantage de la perception de Ben que des habitudes de Jake. C’est une bien maigre gêne au regard d’un film aussi fort.

Heli – Amat Escalante – 2014

16. Heli - Amat Escalante - 2014Batalla en la arena.

   6.0   Depuis ma découverte poliment endolorie de La région sauvage en salle, je n’attendais plus rien de ce jeune mexicain, cinéaste de l’épate qui grignotait alors et à mon avis à tous les râteliers pour devenir l’emblème d’un certain cinéma de la provocation, tant ça faisait office de film-somme bien lourd, mélange de cinéma social, familial, horrifique, fantastique, urbain, forestier, brumeux, silencieux, très découpé, très froid. Une sorte de crossover d’inspirations disparates se révélant indigeste. C’est en tout cas le souvenir, pas hyper agréable, qu’il m’a laissé.

     La surprise est donc d’autant plus forte qu’Heli, malgré sa semi-consécration à Cannes où il récolta le prix de la mise en scène, s’est vu trainé dans la boue par une bonne partie de la presse fustigeant sa complaisance pour la violence. Et c’est vrai, Heli est plus direct, plus brutal. Il ne fait pas de détour. Il perd en mystère et en éventuelle force poétique – Je reconnais qu’il y avait une intensité étonnante via la présence monstrueuse dans La région sauvage – ce qu’il gagne en approche du réel, puisqu’il ne perd jamais de vue cette drôle de famille, aussi bien son modeste quotidien que sa traversée soudaine de l’enfer, partant d’une sombre et involontaire affaire de drogue, qui enchaine le siège, l’exécution et l’enlèvement puis vire à la séquestration et à la torture.

     Le film est globalement archi violent, mieux vaut être prévenu. Il s’ouvre sur un amas de corps – qui occupe tout le cadre – dans le coffre d’une voiture avant d’en sortir un homme qui sera pendu du haut d’un pont. En offrant ce « flash forward » le film ne triche pas, en un sens, il annonce la couleur : Il ne faudra pas oublier que malgré la douceur un brin léthargique de ce portrait familial et romantique, la violence fera irruption. Violemment. On pense forcément à Kinatay. La construction n’est certes pas du tout du même ordre, Heli jouant davantage de l’ellipse et moins du temps réel ni de la stylisation musicale, l’idée du voyage en enfer et du retour à la normale non plus, mais on retrouve un peu de cette intensité de l’horreur qui s’invite dans le réel, et du prix qu’il faut payer pour s’en sortir financièrement chez Mendoza, pour jouir, sexuellement ou non, chez Escalante.

     S’il supplante un autre très beau plan d’étreinte conjugale – Qui m’a par ailleurs beaucoup rappelé la scène de Batailla en el cielo, où l’objectif capte un coït avant de s’en aller virevolter vers les toits de Mexico, puis de revenir aux amants assoupis – le dernier plan d’Heli est une véritable splendeur de plénitude entre deux enfants, une petite fille et sa nièce, enlacées, endormies, sur un canapé. A cet instant, Escalante m’a semblé oser un clin d’œil à Stalker, lorsqu’un jouet ou bien un verre en plastique, tombe de la table basse, comme poussé non pas par une petite fille – qui par ailleurs se réveille au son de sa chute, jette un œil puis se rendort – mais par les courants d’air. J’aime beaucoup l’idée d’avoir d’abord vu les ténèbres jaillir par ces fenêtres, ces rideaux et que là, il ne reste plus que cette accalmie, lumineuse, caressante, dans laquelle un petit élément du décor serait le climax, aussi fantastique que trivial, quelque part.

     Parenthèse logistique. Je n’en avais pas encore parlé, évoquons le tirage au sort, les coulisses de ce festival. L’anecdote entourant le tirage de ce quatrième voyage, à savoir le film d’Amat Escalante se doit d’être racontée ici, noir sur blanc. Ma princesse de 23 mois pioche un papier, un seul – Elle a bien compris le principe, c’est chou – dans le chapeau panda – Elle dit « Pada, pada » c’est encore plus chou. Elle prend soin de le déplier puis cette fois – d’habitude il faut lui demander car c’est vite le sien – le donne sagement à son frère. Il apprend à lire cette année, donc c’est parfait. Très vite, il dit « Mexique » quand sa sœur répète approximativement le mot. Et lui soudain me regarde et lâche, d’un ton grave et triste : « Il déteste le Mexique ». Il m’a fallu deux secondes et demi pour piger la référence – Et en gros, si tu ne connais pas par cœur le film d’où provient cette réplique, c’est chaud – mais deux secondes et demi d’intense solitude. Enfin bref, mon fils de sept ans n’était pas loin de me coller sur une réplique de film – Et l’un de mes préférés. Ça fait bizarre.

Razzia – Nabil Ayouch – 2018

14. Razzia - Nabil Ayouch - 2018Les uns hèlent les autres.

   3.0   C’est un film sans cesse dans la démonstration, ça pèse une tonne, c’est terrible. Il y avait déjà cela dans Much loved, aucune subtilité et des poncifs énormes, mais son interdiction au Maroc et la violence collective qu’il engendra, firent du film un évènement sociétal, qui n’a certes rien à voir avec le cinéma, la mise en scène, mais qui existe bel et bien. Mais Nabil Ayouch n’est de toute façon pas un grand auteur, il a davantage un point de vue – sur le monde, sur son pays, sur les oppressions, sur les révolutions – qu’un regard de cinéaste.

     Si Razzia semble plus ambitieux en étant ancré dans les fortes manifestations de 2015 au Maroc, Ayouch est paradoxalement plus sage. Pour retrouver sa lourdeur, il ajoute une dimension chorale façon Babel. C’est le bouquet. Pourtant, c’est ce qui permet au film de tenir et d’exister, au moins durant une heure, puisque le récit choral se déploie sur plusieurs temporalités, le petit garçon fragile ici devient serveur dans un restaurant là-bas, l’instituteur dont on suit les déboires avec les réformes éducatives existe dans les souvenirs de sa voisine d’antan, trente-cinq plus tard, etc. Il y a de belles résonnances, on a envie d’y croire. D’autant que le film pourrait tout miser là-dessus, sur l’entrechoquement des destins, mais il n’est pas écrasant, au contraire. Sauf vers la fin.

     Sa priorité ce sont toujours ses personnages, qu’importe la ou les temporalités dans lesquelles ils évoluent. La première partie est plutôt attachante, justement parce qu’il existe encore un peu de mystère, de promesses. Mais déjà on perçoit des lourdeurs, à l’image de l’écriture laborieuse du personnage du chanteur / videur gay forcément fan de Freddie Mercury : Le voir d’abord déambuler sur I want to break free, puis soigner sa moustache comme son idole, puis entrer dans sa chambre maculée de posters à son effigie, c’est pas possible ça. Même chose lorsque une demoiselle prie dans son salon devant des clips de RnB où l’on voit des nanas dénudées. Sans parler de cette petite friandise cinéphile autour du Casablanca, de Curtiz, déployant un mensonge lourdingue, qui par ailleurs gène par son paternalisme masqué en anoblissant le restaurateur bourgeois et infantilisant le petit serveur.

     Razzia suit donc cinq personnages, tous avec un fort désir de liberté, au centre d’un pays en pleine révolte sociale. Je sais être friand du cinéma choral. Je ne vais pas citer d’exemples mais je pense que c’est un exercice périlleux qui peut aussi bien être très émouvant qu’il peut très vite s’avérer indigeste, qui plus est lorsqu’il est croisé avec l’Histoire. Et Ayouch rate l’essai, tant son film d’abord prometteur, se vautre dans une guimauve digne d’un mauvais Lelouch, type Il y a des jours… et des lunes : Le grandiloquent final se termine d’ailleurs sur le plan non moins grandiloquent et gratuit d’une pleine lune. Mais s’il n’y avait que ça. Il faut sans cesse se farcir une musique sirupeuse surdramatisant chaque scène. Et le clou c’est la scène qui semble vouloir relier tout le monde un peu comme le faisait Sense8 sur What’s going on. Chez les Wacho c’était absolument vertigineux, ça redéfinissait tout. Ici ça n’a aucune intérêt, et puis c’est nul, c’est We are the champions. Faire ça en 2018, sérieusement ? Plus loin il y a aussi la séquence d’insurrection où l’on voir la foule de manifestants progresser vers la caméra. C’est trop faux. On ne voit que la multitude de figurants. Sans doute parce qu’il s’agit du seul plan long du film et qu’il faut capitaliser un peu dessus. Et c’est comme ça pour tout, durant la seconde partie du film. Une heure à lever les yeux, une heure de frissons de la honte.

     Le seul personnage et du même coup l’unique récit qui nous intéresse, c’est celui qui se déroule dans les montagnes, au cours des années 80, avec cet instituteur aux prises avec des types aussi bienveillants que les agents de La matrice, véhiculant leurs absurdes réformes consistant à obliger les établissements scolaires à faire cours en arabe et non plus en berbère, seule langue que la plupart des enfants comprenne. Quelque chose de très beau et dur se joue dans cette classe et aux alentours de cette classe, une violence entre les enfants et des embryons de relations, de poésies, dans ce village cernés par ces impressionnantes montagnes de terre. Il aurait fallu un film sur cet homme. Sur sa relation avec l’enfant qui bégaie. Qu’il s’agisse des autres personnages ou tout simplement de Casablanca, où se déroule l’intégralité du reste du récit, Razzia perd en intérêt et en intensité. Mais au moins on pourra toujours retenir cette fine parcelle et espérer qu’un jour, Ayouch fera un film entier aussi beau que ce segment.

No dormirás – Gustavo Hernandez – 2018

13. No dormirás - Gustavo Hernandez - 2018Uruguayan neurasthenic story.

   2.5   Déjà, le titre est présomptueux, pire il est mensonger : Non, ça ne m’empêchera pas de dormir. No dormirás ne parvient jamais à distiller quoi que ce soit d’angoissant, on sent pourtant qu’il le souhaite, le revendique par son utilisation outrancière du jump scare, mais ça ne fonctionne jamais. D’une part car tout est beaucoup trop académique, déjà vu ailleurs et en mieux. D’autre part car ses personnages et le récit n’ont pas de relief, et que malheureusement il mise beaucoup là-dessus, notamment dans un dernier tiers « post traumatique » où on nous demande, musique lénifiante à l’appui, de chialer avec les personnages. C’est gênant.

     Bianca entre dans une troupe de théâtre menée par Alma, metteuse en scène qui expérimente une nouvelle forme de jeu, privant ses acteurs de sommeil afin d’aller puiser au fond d’eux-mêmes, aux confins de la folie – On raconte que passé la cent-huitième heure d’insomnie, le sujet se retrouve coincé dans les limbes – en quête de cet état où ils ne savent plus faire la différence entre leur personnage et eux-mêmes, réalité et hallucination. C’est un Inception horrifique qui aurait pu être attachant s’il n’était pas aussi certains de sa petite mécanique d’effets usés.

     Sous ses airs de Projet Blair Witch en temps réel – Et en un unique plan-séquence – La casa muda, précédent film de l’auteur, était déjà plus digne d’intérêt, raté mais audacieux dans son désir de fondre l’horreur dans la prouesse. Déjà, pourtant, on n’avait peur de rien. On retrouve un imposant plan-séquence dans No dormirás, lorsque l’héroïne fait connaissance avec les autres membres de la troupe, la première fois où l’on voit vraiment la maison. Puis plus rien. Que des scènes sans imagination, sans écho, des plans sans envergure, une lumière beaucoup trop bleue  (C’était déjà le cas dans son précédent film) et un défilé de petites apparitions dans l’ombre tellement prévisibles qu’elles frôlent souvent le ridicule.

     Et il y a plus agaçant encore. Quelque chose qui rebondit sur son choix de titre : No dormirás a cette fâcheuse tendance à vouloir que tout se confonde, réel et cauchemar, il est donc impossible de ne pas imaginer que le film se prenne pour Alma et soit donc en quête de cette perfection, impossible de penser qu’il ne se gargarise pas de la prétendue audace de son délire. C’est un film qui a le melon et c’est évidemment ce qui s’avère être le plus embarrassant là-dedans, tant il est tout le contraire et repose constamment sur un petit académisme bon teint franchement désagréable. 

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silencio


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