Les réprouvés de Taipei.
6.0 Les films de Tsaï sont toujours délicats à apprivoiser, il faut s’y jeter à corps perdus, en accepter leur extrême lenteur (Parfois jusqu’à l’autisme, dans Le voyage en Occident) et l’étrange construction, notamment d’une scène sur l’autre, son obsession pour l’adage Une situation/un plan, ainsi que l’originalité et la puissance de chacun de ses cadrages. Soit ça me tient poliment (Puisque c’est toujours au minimum super beau) à distance comme dans I don’t want to sleep alone, soit c’est absolument génial, hypnotique à l’image du sublimissime Goodbye dragon inn. Possible aussi que ça soit une affaire d’humeur, en fait.
C’est quoiqu’il en soit un langage cinématographique qu’on n’a pas l’habitude de rencontrer donc il vaut mieux être très disponible au moment de le recevoir, vouloir planer comme devant un Weerasethakul, s’abandonner aux infimes variations de plans comme devant ceux de Benning, se lover dans son lyrisme si singulier et lancinant qu’on peut trouver aussi chez un Béla Tarr par exemple, donc forcément, là, dans ma nouvelle période couches/biberons, Les chiens errants a fait l’effet d’un somnifère parfait. Je l’ai lancé un soir entre deux cycles de réveil bébé et j’ai dû tenir quoi, cinq plans – Quinze minutes donc. Bref, ce n’était pas le moment. Ou alors c’était justement trop le moment, je ne sais pas.
J’ai ressayé le surlendemain vers une heure plus décente et un sommeil moins capricieux. C’était mieux. C’est dans la variation d’échelle de ses plans au sein de séquences à priori identiques que le film m’a d’abord le plus troublé. Je pense évidemment à cet instant où le père arbore sa pancarte publicitaire à un carrefour venteux, vêtu d’un ciré jaune. Le plan choisi est chaque fois différent et je ne comprends pas ce qu’il raconte d’autre si ce n’est qu’il appuie le gag cruel du vent violent et du chant du désespoir jusqu’à ce qu’on y voit la morve couler. Il me semble que Tsaï était fort plus subtil dans Visage, tout en étant moins sage.
Une fois de plus avec le cinéma du taiwanais ce qui fascine ce sont ces lieux que les personnages traversent, autant de no man’s land improbables que Tsaï parvient à mettre en scène avec une lumière, une profondeur de champ et une durée qu’il affectionne. Ce ne sont pas seulement des lieux bizarres, défroqués, leur captation est au-delà de toute complaisance, ils figurent un voyage dans les limbes de la précarité où chaque source lumineuse révèle une magnificence cachée, où chaque mouvement aussi bref soit-il parfois déplace notre regard, car chacun de ces plans est une merveille de chorégraphie minutieuse, tranchante, hallucinée et sidérante dans son refus de la gigantesque parabole.
Il faut voir cet étrange et interminable plan où une femme (après avoir traversé des tunnels de ruines dans ce qui semble faire office de vieil immeuble calciné) se recueille devant une fresque murale, représentant un curieux et apaisant paysage montagnard, avant de s’accroupir pour pisser. Chez Tsaï il y a toujours mille trucs à regarder d’un plan sur l’autre et les échos entre ses films sont nombreux. Lorsque le père foule un chemin circulaire avec sa pancarte sur le dos, j’ai immédiatement repensé au plan final de Visage. Quant à la peinture, elle rappelle aussi beaucoup le cinéma mourant qui habite Goodbye dragon inn.
Il y a d’étranges reflets partout, des idées à foison. Reste que ça me passionne et m’émeut assez peu, malheureusement ou de façon sporadique. J’aime beaucoup la scène du chou, par exemple, qui pourrait être une version plus mystérieuse du ballon de Tom Hanks dans Cast away. Un Wilson dans un container de Taipei en gros. Chou avec lequel les enfants dorment puis un soir où ils ont disparu, le père y projette toute sa tristesse, l’étouffe sous un oreiller, avant de le trucider de ses ongles et de ses dents. De le dévorer puis de le pleurer. Avant l’avant dernier, c’est le plan le plus long du film : Dix minutes, puissantes, au sein desquelles Lee Kang-sheng (acteur fétiche de Tsaï Ming-Liang) explose par sa brutalité et sa fragilité.
C’est Le plan de bascule du film. C’est celui qui accouchera sur une évasion nocturne, un soir de tempête. Le temps de ce plan, l’eau s’écoule hors champ. Les éléments s’écharnent, les sentiments se chevauchent, la folie est palpable. Et la tempête, ensuite, fait rage. On sait combien l’eau est un élément récurrent chez Tsaï, on se souvient de cette interminable inondation d’appartement dans Visage. Il y a là aussi une histoire de maison (le conte de la femme qui accueille les enfants) qui aurait été inondée mais aurait préservé ses larmes. Les chiens errants se resserre alors. Il était un peu dispersé, esthétiquement et narrativement. Il se fait intérieur, quasi exclusivement.
Il y a vers la toute fin du film ce plan complètement dilaté où la femme et l’homme se retrouvent tous deux dans la grande pièce à contempler l’immense peinture – On sait ce qu’ils regardent mais il faut attendre quinze minutes pour que le contre-champ nous soit offert. Lui, noyé dans l’alcool (Un verre à la main, il titube à moitié) elle immobile, dans ses larmes, se tiennent là, happé par ce mur qui semble tout leur dire de la vie, de leur vie. A leurs cotés, le train passe à plusieurs reprises, dans le fin fond du champ. On l’entend très distinctement mais on distingue aussi un fin trait lumineux. Le plan s’étire à l’infini. Jusqu’à cette étreinte furtive. Avant que dans un ultime plan d’ensemble, les deux corps se désunissent pour l’éternité, devant cette fresque d’un autre temps, apaisante et brutale. Rien que pour cette fin, le film laisse une trace.