7.5 Le plan large au cinéma cette année, nous y avons eu le droit grâce à Bruno Dumont et le somptueux Hors Satan. La durée d’une gestuelle entrait dans le programme de Kelly Reichardt avec l’aride et mouvant La dernière piste. Et c’est Bonello qui a utilisé magnifiquement l’espace, dans le chef d’œuvre de l’année, L’Apollonide. Le dernier film de Nuri Bilge Ceylan est une combinaison de ces réussites mais aussi le seul film cette année qui travaille autant la durée, pas du geste, ni forcément du plan, mais la durée réelle, celle du film, du récit dans le film. En ce sens il se démarque – bien que l’on y pense à de nombreuses reprises – du cinéma roumain d’aujourd’hui – Policier, adjectif ou Mardi après Noël – puisqu’il n’appuie pas exactement sur la durée de plusieurs séquences en particulier, dont on ne connaît le temps se déroulant au travers. Pas de grandes ellipses, de sauts dans le récit. Il était une fois en Anatolie commence le soir, au soleil couchant. Il se terminera au petit matin.
Le premier plan post générique annonce la couleur. Très large, à peine incliné, il apprivoise le relief de la steppe Anatolienne, une route qui sillonne le cadre, un arbre rond, une fontaine et à l’horizon un ciel rosé tout juste abandonné par le soleil. Ce sont des phares qui entreront dans le plan au loin. Un convoi de trois voitures qui s’apprête à s’arrêter dans le cadre, à côté de cette eau et de cet arbre. Ces deux éléments ont l’air important. Un homme semble menotté. Les hommes qui l’accompagnent sont apparemment des policiers. Finalement, le lieu n’est pas le bon, il faut repartir. A mesure que les voitures quittent le cadre puis une fois que hors champ le bruit disparaît, héritage Antonionien oblige, le cinéaste conserve son plan et lui fait retrouver sa plénitude du début. Il faudra s’habituer à ce rythme là, cette respiration singulière et accepter que le film nous prenne la main et nous guide dans les méandres de sa recherche de cadavre en se glissant dans son mouvement et ses discussions.
Auparavant, il y aura eu un générique précédé d’une courte séquence. Trois hommes dans un café autour d’une table qui parlent, rient, puis l’un se lève pour semble t-il aller donner manger au chien qui aboie au dehors sous les rafales d’une tempête imminente. On ne saura rien de plus de cette séquence, on va même l’oublier. L’oublier car on ne percevra pas immédiatement le lien avec ce qui va suivre, on ne se rendra pas compte que l’homme menotté était l’un des trois hommes du premier plan. Qu’importe, le tout est de reconstruire par bribes ce que l’on a vu, entendu, à mesure que le film avance. Ceylan ne veut pas qu’on en sache plus que les protagonistes. Le but n’est pas de savoir ce qu’il s’est passé, il faut admettre sa place de spectateur, admettre que l’on en saura jamais autant que les policiers ni même que le possible meurtrier.
Le film se divise en deux parties. La nuit puis le jour. Aux tâtonnements répétitifs nocturnes répond l’enquête logique diurne. La recherche d’un corps jusqu’à épuisement commun. La trouvaille de ce corps, reconnaissance et autopsie comprises. Le film observe plusieurs idées intéressantes de la composition du cadre et du travail sur le hors-champ. Chaque personnage a un mouvement à lui, un comportement et une gestuelle reconnaissable, chacun ses manies, chacun une singularité que Nuri Bilge Ceylan ne met jamais véritablement en avant comparé à une autre. Tout le récit gravite autour de ce cadavre et de nombreuses branches plus banales et personnelles viennent étoffer cette histoire en la plongeant dans une atmosphère étrange, lyrique et métaphysique. Les exemples précis sont bien entendu ceux concernant le procureur, curieux personnage, monolithe silencieux qui demande régulièrement à stopper le convoi afin de soulager sa vessie. Le cinéaste a deux options, il choisit les deux, à un intervalle de temps différent puisqu’il a complètement le temps de le faire. Il en a la nuit. D’une part il reste en compagnie du commissaire qui se moque gentiment de lui, expliquant au médecin qu’il serait sans doute bon pour lui de le consulter tant les pauses se multiplient. D’autre part et donc plus tard, il accompagne ce procureur faire ses besoins alors qu’un éclair révèle une statue de pierre au regard tétanisant qui lui fait vite rebrousser chemin. Le convoi se divise régulièrement, la caméra tente de se hisser partout. A l’image de cette séquence où pour la énième fois le présumé meurtrier les a conduit sur un mauvais lieu ce qui a le don d’agacer furieusement le commissaire qui perd son sang-froid et le frappe à plusieurs reprises. En amorce de cette scène, il faut un déroulement bien complexe. Le commissaire accompagnant l’homme menotté disparaissant dans les vallées obscures, avant qu’on ne les éclaire par les phares des voitures. Une discussion commence alors entre le médecin et le procureur sur la prétendue histoire d’une femme qui avait prédit le moment exact, quelques mois auparavant, de sa propre mort. Puis plus tard c’est un militaire quelque peu désintéressé de l’enquête qui tente de cueillir des pommes dans un arbre. Avant que l’une d’entre elles ne tombe au sol et dévale rapidement la pente terreuse pour finir sa course dans un petit ruisseau. C’est une séquence qui résume tout le film de Ceylan. S’intéresser à l’infime. Grimper sur les branches plutôt que sur le tronc. Et surtout ne rien expliquer, toujours laisser le suspens de la scène, garder l’inachevé pour que l’imagination ne cesse de travailler.
La cinégénie de l’Anatolie n’est pas celle d’une carte postale dans le film de Ceylan, ce n’est pas le cinéma touristique. Et c’est magnifique. Parce qu’on ne sait parfois plus où on est. A force de s’éterniser dans la pénombre notre appréciation géographique, au départ déjà limitée, se perd davantage. Et on n’est pas plus aidé par ce que l’on entend puisque les personnages répètent sans cesse qu’ils sont entre tel et tel village, qu’ils sont à tant de kilomètres de tel chef-lieu. On est au travers d’un monde. A la recherche éperdue d’un cadavre dont on commence à douter de son existence. Mais il faut que tout cela tienne. Et pour qu’il tienne il faut désamorcer son climat solennel. Et le film prendra par moments des détours burlesques étonnants. La scène de la pomme est fait partie. Comme plus tard cette reconnaissance du corps avec un procureur qui glisse dans le rapport oral une ressemblance entre le visage de l’homme mort et Clark Gable. Ou plus tôt cette discussion en rapport avec le yaourt de buffle. Ou encore ce militaire qui partage ses appréciations des distances. Et constamment on va naviguer entre tout cela. Ce naturalisme en temps réel qui cohabite avec ce burlesque inattendu et la puissance émotionnelle de ces riens qui font tout. La séquence de la pause nocturne chez le maire du village, avec cette dégustation d’agneau, ces tisanes servies par une demoiselle à la présence angélique, ce vent qui s’intensifie, cette coupure de courant, cet homme qui rêve qu’il voit son ami vivant qu’il a sans doute tué, est une merveille dans sa coupure, son glissement vers un ailleurs. C’est ce qui me plait le plus ici, cette manière non pas de marquer un temps d’arrêt dans le récit, rapide pour faire genre, mais en l’étirant au maximum si bien qu’on ne peut repartir sur la dynamique qui opérait précédemment alors qu’en arrivant dans cette ferme on imaginait pas un seul instant que le récit ne se détournerait tant. Du coup, après cette nuit, le film effectue une nouvelle cassure, première fois qu’il fait aussi grand bond temporel. Nous sommes maintenant dans une voiture, il fait jour, il pleut. C’est le lendemain et le film adopte alors un nouveau rythme.
Il était une fois en Anatolie est un grand voyage. Un voyage fascinant d’une demi-journée. Dont on sort autrement. Parce que le cinéaste turc a rompu ce schéma narratif connu, du film enquête ou du film choral, c’est un film qui oscille entre ces deux styles mais fonctionne en véritable électron libre. J’en sors en ayant l’impression de connaître beaucoup de ces personnages, de cette enquête, de comprendre un peu plus le cinéaste et en même temps avec l’impression d’être passé à côté d’une masse considérable de choses, à commencer par l’histoire du meurtre de laquelle j’ai complètement décroché lors de sa finalisation. Le film me fascine pour tellement d’autres points que ce n’était pas très grave, c’est comme s’il y avait des niveaux différents, que l’on pouvait choisir de piocher où ça nous chante. C’est un film dans lequel on prend le temps de vivre, un film que l’on habite, dont, j’en ai la certitude, on découvrira toujours quelque chose de nouveau.