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Cuban network – Olivier Assayas – 2020

01. Cuban network - Olivier Assayas - 2020Une vie risquée.

   6.5   Après une incursion dans le vaudeville bourgeois, bavard, statique, théâtral – Doubles vies, vraiment pas un bon cru – Assayas retrouve sa verve qui me séduit le plus, soit celle qui avait fait naître, il y a dix ans, Carlos, son chef d’œuvre : Fresque fascinante, à la fois biopic et film d’espionnage, en mouvement permanent. S’il en reprend les atours, on comprend rapidement que Cuban network n’en garde pas l’amplitude, la faute avant tout à son format : Carlos, déjà, fonctionnait beaucoup moins sur sa version salle. Il lui fallait cinq heures pour qu’on l’apprécie à sa pleine mesure.

     Il manque quelque chose dans Cuban network. Des chapitres ? Davantage de consistance narrative ? Une pleine maitrise de sa construction ? De la sidération ? Un peu tout ça, sans doute. Tout n’est pas très bien agencé : En témoigne l’imposant nombre de fondus au noir, aveu d’impuissance terrible. Les personnages regroupant le Cuban five ne sont pas du tout traités de façon égale. Et plus simplement, ça manque de séquences fortes, de gifles, de climax. Comme si Assayas s’y refusait, pour ne pas tomber dans le sensationnalisme ou plus simplement par manque de moyens. On se souvient que Carlos, dans sa version série, étirait énormément et compensait ses pics. Et c’est là qu’Assayas est le meilleur. Quand il installe et trouble la durée. Ici c’est pendant un mariage. Ou la préparation d’un triple attentat. Il sait créer de la tension. Et étirer cette tension.

     Si ces faits sont réels et chacun de ces personnages aussi, il eut fallu raconter autrement ces entrées dans le récit afin qu’on s’y accommode de façon équilibrée. C’est d’abord René Gonzalez (soldat castriste ayant sacrifié sa vie familiale pour ses convictions politiques) qui sera au centre des débats. Puis il laissera sa place à Juan Pablo Roque (un lieutenant nettement plus ambigu) le secondant par intermittence. Avant que Geraldo Hernandez (Leader du Wasp Network) leur prenne le pouvoir (du champ). L’idée est intéressante mais elle débouche trop sur un twist fabriqué : Une scène centrale, avec un narrateur en off, une vitesse inédite, l’apparition d’un split screen, tout ça survient maladroitement, comme si on déboulait dans un film de Tarantino. Il y a un redéploiement, certes, mais ça casse un peu la cohérence, l’homogénéité du récit.

     Autre chose, il est dommage qu’Assayas ne choisisse pas. L’idée de raconter le point de vue de celles et ceux qui gravitent autour des espions – celui de leurs femmes, notamment – est passionnant sitôt pris à bras le corps (quelques instants aux côtés d’Ana Margarita Martinez (Ana de Armas, magnifique) ou avec Olga Salanueva (Penelope Cruz, solide) mais trop brefs et bâclés in fine) mais ce n’est pas le cas ici, ces hommes espions, bien qu’opaques, restent au centre. Aussi, Assayas insère parfois des images d’archives. Une prise de parole de Clinton après que des avions de tourisme furent abattus par l’aviation cubaine. Mais aussi un extrait d’entretien avec Fidel Castro. C’est bien, mais on sent qu’il ne sait pas trop où les glisser.

     Je pense aussi que le film manque de formes et d’abstraction. Avec son lieu (Miami & La Havane), ses Cessna et ses infiltrations, j’espérais, je crois, qu’Assayas nous offrirait son Miami Vice. Mais difficile d’avoir un matériau aussi dense (L’histoire des espions cubains et de cette guerre souterraine contemporaine) et de tendre vers l’abstraction. Le romantisme cher au cinéma de Michael Mann n’est pas si loin, Assayas le tutoie par moment mais pas suffisamment. Bref, fallait soit en faire une série soit opter pour le pur vertige. Quoiqu’il en soit ça reste un film très intéressant tant il conte un fragment assez méconnu de l’histoire contemporaine.

Doubles vies – Olivier Assayas – 2019

19. Doubles vies - Olivier Assayas - 2019Les destinées littéraires.

    5.0   Qu’importe le genre, l’idée, le monde qu’il s’échine à peindre, il y a une musicalité dans le cinéma d’Assayas qui me parle systématiquement, même dans ses films les plus ratés et/ou ennuyeux. Ici c’est le cas, le film est trop bavard, trop étiré dans le vide : je me fiche de tout ce qui tourne autour du milieu de l’édition (des discussions sur la place de l’e-book, l’autofiction, la post-vérité), des rapports entre l’écrivain et son éditeur, pire des rapports croisés de l’un avec la femme de l’autre, mais il y a un certain débit dans le vaudeville qui me séduit, une interprétation qui se répond bien alors que sur le papier Binoche/Canet/Macaigne j’y croyais pas du tout.

     Et surtout Doubles vies m’a ému grâce au personnage de Nora Hamzawi, notamment la toute fin. Bref le film je l’aurais vite oublié (comme j’avais très vite oublié Fin août, début septembre (1998) mais il me faudrait le revoir) mais c’est loin, très loin d’être la purge qu’on me vendait. Il y a de gros moments de gêne, c’est vrai – la scène où l’on parle de Juliette Binoche, entre autre – mais le film reste relativement bienveillant avec chacun de ses personnages et sur une note homogène ce qui l’éloigne fort heureusement de cet autre film mondain récent, aussi avec Binoche, qu’était Un beau soleil intérieur.

Personal shopper – Olivier Assayas – 2016

29SMS Fantôme.

   6.5   Si je ne vois pas trop ce que le film souhaite raconter ni où est-ce qu’il veut en venir, c’est son ambiance qui m’a séduit, comme souvent avec le cinéma d’Olivier Assayas, qu’importe le genre, encore moins le sujet.  Il y a une situation puis on l’oublie, il l’oublie, se laisse guider par son instinct et parfois ça débouche sur des trucs absolument passionnants comme ici mais qui ne relèvent aucunement d’un destin de scénario habituel.

     Prix de la mise en scène généreux mais pas si usurpé tant Personal shopper tient énormément là-dessus. Pas uniquement puisqu’il y a Kristen Stewart, une nouvelle fois exceptionnelle, comme elle l’était déjà dans Sils Maria, le précédent (très beau) Assayas, sauf qu’ici on ne voit qu’elle ; Les personnages secondaires sont quasi spectraux, pourtant je me faisais une joie d’y croiser Lars Eidinger (Everyone else) et Anders Danielsen Lie (Oslo, 31 août).

     Jamais je ne l’avais sentie aussi investie, littéralement habitée par son personnage d’assistante de star / acheteuse de produits de mode (femme de l’ombre qu’elle incarnait déjà mais autrement dans Sils Maria) mais aussi médium tentant de nouer contact avec le fantôme de son frère jumeau décédé.

     Qu’il s’agisse d’une vieille bâtisse lugubre, d’un appartement au luxe froid ou d’un train, Assayas filme ces endroits (et son actrice dans ces endroits) avec une intensité désarmante. L’interminable séquence SMS dans le TGV devient absolument géniale justement parce qu’elle s’avère interminable. Celles qui la voient se transformer en se parant des accessoires dont elle rêve secrètement, alimentent une dimension érotique aussi brutale qu’abstraite. C’est dans ses creux que le film fascine le plus.

     On est dans une veine similaire à celle de Boarding gate, pas celle que j’affectionne le plus chez Assayas même si là-encore j’y ai suffisamment trouvé mon compte, au détour de vibrations très fortes ou simplement grâce à Kristen, dont chacune de ses apparitions – avec ou sans pull gris jaune / bonnet wesh wesh / robe noire boobs apparents – emplit le cadre et lui offre un point de fuite, à l’image de ce prodigieux et troublant dernier plan.

Boarding Gate – Olivier Assayas – 2007

35.7Décalage horaire.

   6.0   C’est avant tout un grand balai de corps, souvent seulement des visages, prisonniers dans des cages de verre. Appartement et bureau saisis à la volée dans toute leur dimension clinique, géométrique : infinité de lignes, mobiliers, cloisons ; Entrepôt portuaire égaré dans la nuit. Le film est découpé en deux morceaux : Paris et Hong-Kong. Avec sa tension érotique en crescendo, le film se laisse gagner par une violence diffuse, un trouble évanescent. L’histoire semble se construire en même temps que nous visionnons le film.

     Olivier Assayas reste un cinéaste imprévisible. Là il semble à la fois se situer dans la continuité formelle de Demonlover et thématique de Clean. Mais pas vraiment non plus. Je trouve que c’est un beau film malade. Un peu comme l’était l’an dernier Hacker, de Mann. Qui déjoue les codes du thriller moderne auquel on s’attend. Dommage que le film se dilapide un peu sur la fin, passé son haletante entrée dans Hong-Kong, mais ça fait aussi partie de son impression diaphane, jusqu’à envoyer son personnage dans le flou lors d’un superbe dernier plan.

     Comme souvent, Assayas tente de mélanger plusieurs mondes. Sa kyrielle d’acteurs ici crée un mélange improbable, qui suinte le giallo (Asia, fille de Dario) et le polar tarantinien (Présence fantomatique de Madsen) traversés par des apparitions rigides d’Alex Descas et Kim Gordon, resucées malades du cinéma de Claire Denis et du rock de Sonic Youth. Et au centre, Assayas filme Asia Argento comme on ne l’avait jamais vu. Sexy et burinée, froide et bouleversante.

     Assayas a bâti un vrai film de mise en scène, trip punk mélancolique qui doit moins au déroulement de son intrigue (quasi anecdotique) qu’aux apparitions spectrales de ses personnages. Qu’importe le genre, qu’importe le récit, Assayas fascine par son engagement à maintenir, envers et contre tout, ses velléités formelles et son désir de faire du cinéma. Si le titre exprime cette idée de passage entre deux univers et semble donc coller au personnage de Sandra, c’est surtout au cinéaste lui-même qu’on songe, qui ne cesse de voyager au sein même de sa filmographie, autant dans ses choix géographiques que thématiques.

Les destinées sentimentales – Olivier Assayas – 2000

049126_ph10.jpg-r_1280_720-f_jpg-q_x-xxyxxChronique de début de siècle.

   6.0   Qu’il embrasse une certaine idée de la fresque historique made in France selon une forme quasi télévisuelle, Assayas reste attaché au mouvement, au flux des corps, multipliant les entrées et sorties de champ souvent brèves et fulgurantes, les retours d’ellipses, la rythmique d’échanges. Mouvement permanent qui fusionne avec celui des sentiments, ici la rencontre/coup de foudre entre un pasteur bourgeois, charentais et marié et une cousine désargentée, qui deviendra sa femme, voguant au gré de l’industrie de la Porcelaine et la bourgeoisie protestante, du début du siècle à l’aube de la seconde guerre mondiale.

     La traversée du couple à travers ce temps bouleversé par la grande guerre et le krach boursier est ce que le film réussi de mieux, mariant l’effervescence et l’accalmie, ellipse et langueur, à l’image de ce doux exil du couple, dont on ne pourra situer la durée ni la précision temporelle puisque la mise en scène s’y fond corps et âme. Moins réussi, le vieillissement de trente années des personnages, assez grossiers en comparaison du somptueux travail de reconstitution qui nous est offert autour. Mais c’est un détail. Un détail qui raconte cela dit beaucoup des hésitations du cinéaste, à investir le cinéma classique ou le cinéma moderne. C’est à la fois brillant et académique. Rempli de prouesse et de torpeur narrative, d’élégance visuelle non dénuée de froideur.

     Mais il y a aussi une précipitation paradoxale intéressante. Dommage de rarement voir le film l’exploiter au moyen de longues séquences élégantes comme celle du Bal, la fabrication des assiettes voire cette subtile scène de son de cloches pour la déclaration de guerre ou cet incroyable récit elliptique, indomptable, sans date précisée sinon celle de départ et les diverses évocations fondus dans le récit à l’image de ce dialogue paumé dans le futur qui se remémore un certain soulèvement de 1905. Pas le plus organique des films d’Assayas, manque sur la durée de souffle et de mystère, mais intéressant, quoiqu’il en soit.

Irma Vep – Olivier Assayas – 1996

06. Irma Vep - Olivier Assayas - 1996Vampirisés.

   7.5   Les vampires, Louis Feuillade, ça a d’emblée quelque chose d’un peu écrasant. Mais sa réussite tient finalement moins dans l’hommage, très beau, que dans sa stature résolument indéfinie. Avant d’avoir campé un cinéaste X voulant métamorphoser le cinéma pornographique dans le film de Bonello, Jean Pierre Léaud jouait chez Assayas le rôle d’un réalisateur dans le déclin, tourmenté et dépressif, sur le point de tourner une commande, un remake du film de Feuillade. Le film s’ouvre dans l’urgence d’un tournage à démarrer, une scène à tourner, dans une séquence prototype du cinéma d’Assayas, dans laquelle les corps se frôlent et se heurtent, les agacements succèdent aux rires nerveux, les différentes langues se chevauchent. Chez Assayas, la langue est autant une barrière qu’un motif de séduction. Il y a aussi cela dans les films de Claire Denis. Dans Irma Vep, Maggie Cheung débarque à la bourre dans cette production française modeste, avec son seul anglais, confronté à un environnement assez hostile sinon chaotique, l’abordant avec anxiété et un anglais approximatif. Il y a d’emblée quelque chose de perverti et décousu dans ce tournage. Les techniciens n’ont plus vraiment foi en leur maître de cérémonie et ce dernier, intellectuel un peu oublié, quitte même la séance de projection de rushs, en criant que c’est de la merde. En effet, à l’écran, on s’attend à voir revivre Les vampires mais ce n’est pas vraiment le cas. Puis le film s’évade, à mobylette d’abord, deux femmes, la costumière et l’actrice bientôt réunies dans une soirée quelconque, familiale, amicale, habituelle. La séquence Bonnie and Clyde est magnifique. Puis un jeu de séduction assez sublime se met en marche. Une affaire de latex. La nuit s’embrase, le film aussi. Sonic Youth résonne et Irma Vep dans la peau de Maggie Cheung semble reprendre vie lorsqu’elle se faufile dans les couloirs d’un hôtel et les toits de Paris après le vol d’un collier. Et le lendemain le tournage reprend mais le cinéaste a disparu. C’est comme si Rivette avait soudainement rencontré Carax. Alors on embauche un cinéaste de substitution qui ne veut lui pas de l’actrice chinoise. Un critique s’enflamme sur le cinéma de John Woo mais conchie le cinéma d’auteur français. Et puis il y a une projection finale complètement folle. Bref, c’est certain ce n’est pas le film le plus accessible d’Assayas, c’est un essai malade et désordonné, spontané. Ce n’est pas celui de ses films qui me touchent le plus, comme Persona n’est pas le Bergman qui me touche le plus non plus, mais c’est assurément le plus fou. Un film qui semble vouloir saluer les esprits indomptables, les ambitions sinueuses, les grands incompris. Le montage final en est l’exemple le plus représentatif mais la séquence des bijoux aussi. Un désir de s’approprier sans posséder. Un pur désir de cinéma. 

Carlos – Olivier Assayas – 2010

10429471_10152681316482106_6836851134799269928_nLe fantôme.

   9.5   Difficile de parler de ce film monstre. C’était ma deuxième fois pourtant j’ai l’impression d’en avoir saisi qu’une infirme partie, tant sa richesse me semble démesurée, unique, jamais remise en question. Film qui semble ne jamais se poser, se lamenter, se congratuler, toujours pris dans le tourbillon de l’investigation, véritable succession de gestes, de déplacements, de passation de relais. On en ressort avec le tournis. C’est un récit sans cesse chamboulé, un film tout en mouvance, tout en flux. Flux d’informations, d’échanges, d’argent, de passeports, de documents divers, d’armes.

     Carlos est un film d’une envergure foisonnante, qui suit sur deux décennies, entre le coup d’état de Pinochet et la chute du mur de Berlin, en gros, les actions de ce terroriste d’origine vénézuélienne, au sein de groupuscules révolutionnaires de toutes nationalités, se battant pour la cause palestinienne. Il suit un entraînement à la guérilla en Jordanie puis s’installe à Londres puis à Paris, où il est responsable de multiples attentats, là où le film s’ouvre. Prise d’otages de La Haye, attentat à la grenade contre le drugstore Saint-germain, organisation de l’attentat au lance-roquettes terrasse de l’aéroport d’Orly, tout est minutieusement décrit en même temps que le film refuse de s’en servir en tant que poudre aux yeux.

     Dates et lieux se succèdent, actes et mise en place de ces actes aussi, vidéos d’archives en tout genre, profusion de décors, offrant un panel documenté tellement débordant qu’il en est indomptable, délicat de saisir dans leur entièreté leur dimension politique, leur impact historique. Parfois, une action est brièvement racontée. Parfois, elle semble s’étirer à l’infini, toujours au moyen d’une tension palpable. La séquence Rue Toullier est à ce titre une merveille à elle seule, de cruauté, de sécheresse, on dirait presque du Friedkin.

     Puis il y a tout ce qui concerne l’opération de la prise d’otages de l’OPEP (le siège puis la fuite) qui est le véritable moment clé et point de bascule du film et de l’ascension du personnage, à tel point qu’elle se concentre en une heure de film. Carlos est alors au sommet de sa notoriété, fascination et craintes comprises. L’opération (qu’il mit des mois à mettre au point) ne tient pourtant pas toutes ses promesses de réussite terroriste, en partie à cause de partis pris complètement contradictoires de son chef d’organisation. Ce qui ouvre une deuxième partie plus posée, plus politique aussi, transitionnelle. Elle prépare toutes les nuances qui animent ce personnage. Pour qui la vie comptait moins que les armes, dans ce que ça convoque de respect du milieu et de chute instantanée inévitable. Les actions sont plus floues, plus dilatées temporellement. Les trois premières heures couvrent d’ailleurs trois ans de lutte. La suite, vingt ans.

     Celui qui fut arrêté par les services secrets français au Soudan en 94 traverse le film en spectre indomptable d’un pays à l’autre, d’une langue à l’autre, d’une femme à l’autre. C’est un vrai personnage en mouvement permanent, animé par des convictions morales et politiques qui l’ont peu à peu conduit dans l’impasse. C’est aussi ce que raconte le film, essentiellement dans la dernière partie.

     Carlos avait d’abord semblé tout puissant, irréductible, svelte et imprévisible. Puis il s’épaissit, n’est plus qu’un revers pathétique et minable de sa séduction, un corps en destruction, inutile et oublié, plus vraiment recherché, uniquement indésirable partout où il s’échoue, qui se dissout et termine sa course comme il l’avait pleinement redouté, de la manière la moins héroïque possible. Malade. En décomposition.

     Quant à Edgar Ramirez il dévore littéralement tout l’écran, dans son regard, sa masse corporelle, son utilisation des langues, ses mouvements, son impassibilité. Le film se cale d’ailleurs idéalement sur la personnalité de Carlos, de son vrai nom Ilich Ramirez Sanchez, à la fois dans ses agissements instinctifs et accélérés que dans ses moments d’accalmie quasi fantomatiques.

     Carlos à son tour a donc le droit à son biopic. Le terroriste dont on a dit qu’il était le plus recherché des années 70/80 bénéficie par le concours d’Assayas, d’une double version de diffusion assez inédite je pense : celle dite de cinéma d’une durée de 2h45 et d’une version télé exploitée selon trois épisodes par Canal, pour une durée totale de 5h30, sur laquelle j’écris, n’ayant pas plus que ça l’envie de me confronter à une version tronquée. Et puis le film avait préalablement été diffusé sur les écrans cannois ainsi, alors à quoi bon. Cette version longue me semble idéale autant de par sa durée que sa dynamique.

     Qui mieux que Assayas, véritable orfèvre de la rythmique, pouvait si bien s’octroyer ce type de montage, nerveux et aérien, renforcé par une utilisation musicale qui comme souvent chez lui atteint des sommets de bon goût et d’enrobage gratuit volontiers jubilatoire. New Order, Wire, The Feelies, The Lighting seeds. Assayas qui a toujours voulu embrasser la grande histoire par le prisme de la petite, à l’image par exemple de ses deux miroirs de 68, L’eau froide et Après mai, prend ici le parti de la grandeur, de la fresque, livrant deux décennies de la vie de cet homme, en brassant tout ce qu’il peut brasser. Ainsi que deux décennies de géopolitique. Une ampleur telle qu’elle est bien trop occupée pour ne chercher à séduire de quelque manière que ce soit. C’est en quelque sorte son film somme. Hors norme. Sans concessions.

L’eau froide – Olivier Assayas – 1994

24.-leau-froide-olivier-assayas-1994-1024x697Janitor of lunacy.

   8.5   Revu cette merveille qui m’avait beaucoup marquée il y a quelques années. Grand film sur une adolescence aux illusions déchues, sans repères, qui se laisse dériver à un semblant de liberté post soixante huitarde, tandis que le conflit entre les générations se démarque inéluctablement. J’aime beaucoup ce que vient trouver Assayas avec ses acteurs, tout particulièrement Virginie Ledoyen qui irradie complètement le film, je ne l’avais jamais vu aussi habitée, ni même aussi bouleversante. C’est elle le moteur de cette révolte. Christine et Gilles sont au lycée, ils ont tous deux seize ans, vivent tous deux chez des parents séparés et n’ont que faire des cours qu’ils préfèrent remplacer par des vols au supermarché ou des petites fêtes dans une maison abandonnée. Assayas suit avec intelligence les dissensions entre les jeunes et les grands, ceux que l’on ne canalise pas et ceux que l’on ne voit pas. Quand l’un est surveillé de près dans les notes qu’il ramène, l’autre a le reste de l’année en pension qui lui pend au nez lorsqu’elle se retrouve prise au commissariat. Si les deux amis semblent suivre la même route, c’est Christine qui en sera l’initiatrice d’une nouvelle, une fugue sans rien, vers rien, fuyant à tout prix tout ce qui pourrait la rattacher à son passé. Assayas saisit des instants prodigieux. Je crois que c’est le propre de son cinéma, saisir des instants. Lors de cette fête par exemple, qui occupe les deux tiers du film, dans laquelle on voit une longue scène où chacun se passe une pipe de tabac, que l’on discerne à peine dans le noir, ou alors seulement le foyer qui rougit à chaque inspiration. Fête où l’on voit des moments de danse fabuleux qui ne sont pas loin de faire penser au cinéma de Claire Denis. Ou encore lorsque l’on décide de tout brûler et qu’un somptueux feu de bois s’improvise dans le champ. Plus tard aussi lorsque les deux amis s’échoueront au bord d’une rivière et tenteront de se tenir chaud. C’est une cristallisation de l’instant qui me parle énormément, en particulier quand c’est filmé ainsi, de façon si aérienne, envoûtante. Quant à l’utilisation musicale on n’en parle même pas : Nico, Dylan, Joplin, Leonard Cohen, Alice Cooper, Roxy Music… Je continue de penser que c’est le plus beau film d’Assayas, à la fois totalement désenchanté et complètement dans ses obsessions. Un film de mouvement sans but, de gestes perdus, de regards vides, de corps désarticulés, de lettres blanches, de brèches incomprises.

Sils Maria – Olivier Assayas – 2014

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A travers le miroir.

   7.5   On pourrait reprocher au film son schématisme et sa distance de représentation. Tout est empesé, parfois lourdingue, notamment dans la propension à faire clignoter les histoires, les temporalités, les personnages pour tout dédoubler. Ailleurs j’aurais sans nul doute trouvé cela rebutant. Mais Assayas choisit de construire un dispositif étonnant. La première partie du film est ainsi constituée de longues séquences retranscrivant le quotidien d’une actrice (Maria, jouée par Juliette Binoche) accompagnée de son assistante (Valentine, Kristen Stewart) femme à tout faire, vive, à la pointe, perfectionniste. Si bien que déjà les règles hiérarchiques sont non pas inversées mais bouleversées. Valentine prend plus de place dans l’écran que Maria.

     Elle a vingt ans de moins mais pour le moment, la pièce imposante (qui fit la renommée de Maria et s’apprête à la relancer) ne l’est pas au point de construire un parallèle solide entre réel et fiction, Helena (le personnage mûr de la pièce)  et Maria, Sigrid (la cadette) et Valentine. Ce n’est pas si simpliste. Valentine jouant le rôle en faux qui sera bientôt tenu par la jeune actrice Jo-Ann Ellis (campée par Chloé Grace Moretz, croisée dans Kick-ass entre autres, bref casting lumineux) le cinéaste ne s’est pas contenté de décalquer l’évidence de son jeu de miroir, il l’étoffe. C’est dans sa capacité de glissement que le film se révèle fascinant, après l’avoir été dans sa méticulosité de retranscription quotidienne. Ça devient dorénavant une histoire de fantômes. On les évoque souvent : Wilhelm, le célèbre metteur en scène de la pièce dont on apprend la mort durant l’ouverture, dans le train qui conduisait Maria à une soirée de gala en son honneur ; L’ancienne actrice ayant jadis campée Helena, qui se serait vraiment – c’est aussi le cas dans la pièce, Sigrid poussant Helena au suicide – suicidée post représentation alimentant la culpabilité de Maria qui jouait en ce temps Sigrid ; Puis bien plus loin, la mort de la femme de l’amant de la future nouvelle Sigrid. Vous me suivez ? Un double récit sur la peur est en train de naître. Celle de Maria qui accepte mal cette inversion de rôles. Et celle de Valentine qui s’improvisant Sigrid pour le besoin des répétitions se rapproche de Maria, autrement que dans une dimension uniquement professionnelle. Tout restera hyper ambigu, bien entendu. Et la technologie clignote dans chaque plan (Pages Google, Skype, Youtube, Iphone, Ipad…) pour marquer violemment l’écoulement de ce temps dont est témoin et victime Maria. Le serpent de Maloja, son image sublime, en est la représentation ultime de cette propagation, à la fois poétique et monstrueuse.

     C’est Hitchcock, c’est Bergman, c’est Cassavetes. Vertigo, Persona et Opening night. Ça fait peut être beaucoup, pourrait-on dire. Ou alors, on peut aussi apprécier le culot. Et Assayas, s’il n’atteint pas (la capacité de sidération de) ses maîtres, en se perdant à de nombreuses reprises, sait se relever quasi instantanément. Et le fait qu’Assayas soit aux commandes me touche aussi. Car c’est cet Assayas que j’aime. Celui d’Après Mai. Je continue de penser que c’est un cinéaste passionnant quand il est obnubilé par ses propres vingt ans, où chaque fois il s’en va convoquer un passé quel qu’il soit : Problème de succession patrimoniale, portrait d’u terroriste sur deux décennies, ou sorte d’auto remake de L’eau froide – L’obsession de l’âge d’or soixante-huitard – vingt ans après, ça ne s’invente pas. Sils Maria pousse l’idée plus loin encore. Film concept, théorisant, jusqu’à saturation. C’est son Copie conforme à lui.

     Sils Maria n’est en effet pas le plus subtil des jeux de miroirs mais il n’est pas le moins stimulant non plus – Il l’est infiniment plus que le dernier Cronenberg, par exemple – tant il trace des lignes qui se croisent, fait s’entrechasser les personnages. Et il faut reconnaître que le choix du lieu – les Alpes suisses – est considérable tant il accentue cet état de perdition, paysage invulnérable, véritable Goliath de roches que la légende du serpent de Maloja vient accentuer. C’est en les laissant murir que les films d’Olivier Assayas prennent une autre dimension. So, wait and see. Par ailleurs, je trouve qu’Assayas sait magnifiquement mettre en scène ses choix musicaux. Kevin Ayers ou Soft Machine dans Après mai, Pachelbel ou Primal Scream ici, chaque fois il nous offre des séquences qui envoient du bois.

Après mai – Olivier Assayas – 2012

apres_mai_assayas_2_320943155_north_545xThe leftovers.

   8.5   On peut considérer Après mai comme un préquel à L’eau froide, son chef d’œuvre. On y retrouve les mêmes prénoms, Gilles et Christine, dans ce qui pourrait aussi être un après mai douloureux, plus indécis cette fois, quand L’eau froide s’intéressait à la fugue, comme si les personnages regrettaient de ne pas avoir pleinement vécu Mai 68 et son après. Après mai est un film tiraillé, comme semble l’être depuis toujours Assayas et donc son personnage, Gilles, alter ego évident. Le film puise son inspiration dans ce qu’Assayas fait déjà depuis plus de vingt ans. En somme, il redéploie L’eau froide, la séquence de la fête nocturne en est la plus fidèle représentation. Et dans le même temps il recherche plus grand, tente la fresque, n’oublions pas que Assayas sort tout juste de l’aventure Carlos, l’un de ses plus beaux films, le plus ample, un aboutissement et plus de cinq heures de film. Et moins évident, je pense que Après mai est le film le plus proche de ce que pourrait faire Mia Hansen-Love (Sa compagne à la ville) aujourd’hui. On est moins dans le cinglant que dans la chronique, raison pour laquelle je ne vois vraiment pas cela comme une fresque mais comme la recherche d’un état, d’une ambiance, d’une douleur, quelque part entre Tout est pardonné et Un amour de jeunesse, version post soixante-huitarde.

     Le film est moins une revisite de l’époque révolutionnaire qu’un morceau autobiographique. L’eau froide ne suffisait pas et Assayas, qui semble assailli par le souvenir, voulait effectuer un parallèle différent, moins centré sur les destinées amoureuses (Les sentiments de Gilles valdinguent entre Christine et Laure, le confort et la vie de bohême) que sur ses désirs de cinéma (propulsés par la peinture et le dessin) et sa difficulté à choisir entre l’engagement politique et l’inspiration artistique. Ce que je retiens de ce type de ce film n’est pas tant la cartographie historique (bien qu’il soit à mon sens excellemment documenté, riche sans être illustratif, comme Carlos précédemment) que le flux d’énergie qui nourrit son récit, sorte d’enchevêtrement de destins, au mouvement sans cesse renouvelé. On fuie les brigades spéciales dans les premières images, puis on s’exile vers l’Italie, pour revenir dans la capitale française et se retrouver ensuite à Londres. Les personnages s’effacent et rejaillissent, sont au premier plan puis disparaissent. Les fondus au noir représentent des impasses, structurations du néant. Et aussitôt le film renaît des cendres qu’il dissémine. Il y a une sensation de quête perpétuelle dans laquelle je me sens infiniment bien, typiquement le type de film qui pourrait durer une heure supplémentaire tant j’apprivoise le rythme à mesure qu’il passe.

     C’est une vision un peu désenchantée (bien que jamais ostensiblement nostalgique) mais sous l’œil délicat, selon une captation sensuelle (ce qui était déjà magnifique dans L’eau froide) à travers des motifs sublimes : regards dans l’abîme, visages échoués, chevelures gracieuses, postures anachroniques, déplacements impulsifs, corps abandonnés. Le film est sans doute linéaire mais on ne retient que sa fragmentation, son effritement. C’est une affaire de mouvement, rien n’importe plus Assayas ici que de reconstruire cette gestuelle qui peuple sa mémoire, d’une époque pas si révolue mais qui aspire à des desseins isolés. Et de capter ce flux ininterrompu de désirs qui anime trois dynamiques qui ne cohabitent pas aisément : la quête individuelle, l’engagement de groupe et la rencontre amoureuse. Son film est beau. Magnifique quand il est mutique. Jamais aussi réussi que lorsqu’il saisit ces états de fuite, de perdition, mais aussi de transmission. Et c’est cette invisibilité qui me fascine, enfin plutôt cette transparence avec laquelle, par exemple, le cinéaste tente de faire jaillir les fantômes par le cinéma : un amour idéalisé et disparu (magnifique séquence de mort) dont on retrouve l’incarnation spectrale sur un écran de cinéma (la fin du film est sublime).


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silencio


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