Archives pour la catégorie Oscar du meilleur film

Le pont de la rivière Kwaï (The bridge on the river Kwai) – David Lean – 1957

02. Le pont de la rivière Kwaï - The bridge on the river Kwai - David Lean - 1957Mad men.

   8.5   Adapté du roman éponyme d’un auteur français, Pierre Boule (qui est aussi l’auteur de La planète des singes) écrit en 1952, Le pont de la rivière Kwaï raconte l’histoire, en pleine jungle thaïlandaise durant la seconde guerre mondiale, d’un régiment de soldats britanniques prisonniers dans un camp japonais, contraints de construire un pont stratégique, au-dessus de la rivière Kwaï, afin que la ligne de chemin de fer relie Rangoon à Bangkok.

     Le récit se déploie en deux grands mouvements. Se joue dans un premier temps une résistance téméraire de la part du colonel Nicholson, qui, s’appuyant sur un texte des accords de Genève, refuse l’ordre du colonel Saïto de faire travailler tous les prisonniers, y compris les officiers. De fait, ces derniers sont mis « au four » ces espèces de cabanes de tôle sous lesquelles il doit faire une chaleur à crever. Quant aux autres soldats, et sous le commandement japonais, ils doivent construire un pont, en un temps limité, mais ils n’y mettent pas beaucoup de cœur.

     Un rapport de force passionnant s’établit entre les deux officiers en chef, quand bien même l’issue ne souffre d’aucune surprise : On sait pertinemment que l’officier japonais flanchera, il a besoin de ce pont, donc de main d’œuvre, donc de soldats, qui pour qu’ils soient efficaces se doivent d’être à l’écoute de leur supérieur britannique.  

     Dans un second temps, un montage alterné nous permet de suivre l’édification du pont, que le colonel Nicholson prend étrangement au sérieux, au point d’engager un nouvel ingénieur qui modifiera l’emplacement du pont, et d’accentuer la charge de travail. Pour lui, ce pont pour l’ennemi, représentera la gloire de l’armée britannique : Entre autres il servira à rapatrier les blessés. Mais de nous intéresser aussi, en amont de la rivière, à un commando chargé par l’état-major des forces alliés, de faire exploser le dit-pont le jour de son inauguration.  

     Le pont de la rivière Kwaï faisait partie de ces immenses classiques, multi-oscarisé, au succès planétaire (rien qu’en France le film fait plus de treize millions d’entrées, impensable aujourd’hui pour un film de ce standing) que j’avais vu sans les voir, au détour d’extraits et passages télés (quand j’étais gamin) ou pour avoir entendu mon grand-père (qui l’adorait) en parler ou parce que j’ai lu plein de choses à son sujet, surtout quand j’ai commencé à m’intéresser au cinéma, à lire sur le cinéma et qu’on commence toujours par ces grands classiques accessibles et indéboulonnables.

     Classique, Le pont de la rivière Kwaï semble pourtant l’être de moins en moins, j’ai l’impression. Mais, classique – un terme qui par ailleurs n’a plus vraiment de sens – il ne l’est justement pas tant que ça. Ou bien La grande illusion, de Renoir, est un classique. Les deux films se ressemblent beaucoup, par ailleurs, tant ils traitent tous deux de la relation ambiguë entre des prisonniers de guerre et leurs geôliers.

     C’est d’autant plus passionnant d’un point de vue théorique que cet étrange affrontement est aussi celui de David Lean, le scénariste Carl Foreman (dont Lean réécrira une grande partie du script) et le producteur Sam Spiegel. Cette collaboration qui n’est pas sans conflit, finit par porter ses fruits – d’autant plus quand on sait le succès du film ensuite – au même titre que la collaboration Nicholson / Saïto permettra in fine d’établir dans les temps un pont encore plus beau et solide que celui préalablement prévu dans les plans.

     Et peut-être que pour que ça fonctionne à ce point, il fallait un vrai décor, un pont grandeur nature au milieu de la jungle. Faute de trouver le site souhaité en Thaïlande, le film se tournera au Sri Lanka, autour d’un ouvrage colossal, l’un des plus grands décors jamais construits pour un film. Et qui sera donc entièrement détruit (avec le train) pour la grande séquence finale. En une seule prise, à cinq caméras. Fallait pas se louper.  

     En outre, sous ses allures de grande fresque guerrière, Le pont de la rivière Kwaï est aussi un film très doux dans ses plans, très contemplatifs aussi, alternant les plans de couchers de soleil, d’animaux, de jungle luxuriante, de cascade, de pluie, et bien entendu des plans d’ensemble hallucinants révélant une batterie phénoménale de figurants.

Everything everywhere all at once – Dan Kwan & Daniel Scheinert – 2022

28. Everything everywhere all at once - Dan Kwan & Daniel Scheinert - 2022Quoi, Bagel ?

   3.0   Alors c’est donc ceci le grand gagnant des Oscars, l’ovni loufoque de l’année, fait de bric et de broc, le film phénomène complètement délirant, jubilatoire ? Au secours.

     Je note qu’on entend beaucoup dire que le film est une anomalie, un truc indépendant fait par deux potes de trente-cinq ans qu’on appelle les Daniels (et non les Dardenne), parce qu’ils ont tous deux le même prénom, mais qui jusqu’ici étaient inconnus au bataillon quasi pour tout le monde excepté chez les clippeurs. Je note qu’on entend moins parler du fait que le film est produit par les frères Russo, poids lourds d’Hollywood, responsables de nombreuses adaptations Marvel. C’est pas fauché non plus, quoi, faut pas déconner. Fun fact toute chaude : les réas vont s’occuper du prochain Star Wars. Cqfd.

     Bon, que dire du film ? C’est l’enfer. De presque A (j’aime assez les dix premières minutes dans la laverie) jusqu’à Z (deux heures de sauts d’un univers parallèle à l’autre… c’était cuit dès le second pour moi). C’est un mélange de kung-fu comédie, mélo familial et actionner post moderne, qui se rêve en nouveau Matrix. Des Wachowski, disons que ça ressemble plutôt à Cloud Atlas. Sous LSD.

     C’est l’histoire d’une femme et mère de famille, un peu à bout, un peu coincée entre un contrôle fiscal, un mariage qui bat de l’aile et une ado à gérer. Du jour au lendemain elle se retrouve embringuée dans des univers parallèles où chaque fois elle serait « elle » mais autrement que la pire version d’elle même qu’elle est dans « le vrai monde ».

     En résulte un gloubi-boulga informe un peu comme si on était bourré en train de swiper le mauvais enchaînement d’algorithmes du fil d’actualité facebook. Il y a quelques trucs rigolos, c’est vrai, comme le geste déclencheur systématiquement différent et complètement improbable pour entrer dans un metavers. Mais bon, c’est léger. Ce d’autant plus que c’est pas si fou, pas si irrévérencieux qu’on le dit. Il y a de l’énergie oui, mais c’est un cache misère. Afin que ça ressemble juste à la version cancre du Multiverse of madness de Raimi.

     C’est interminable, boursouflé, laid, hystérique. Plein de trouvailles randoms répétées jusqu’à plus soif. L’indigestion. On saute d’un monde à l’autre sans comprendre ce qui se joue : la plupart de ces univers ne sont que de simples vignettes inexploitées. Un concept tout à fait dans l’ère du temps in fine : une bête histoire de multivers, un humour gras et des clins d’œil partout pour faire du pied aux « cinéphiles de l’académie » allant de 2001 à Ratatouille, en passant par In the mood for love. Si c’est pas pour rameuter tout le monde…

Rocky – John G. Avildsen – 1977

02. Rocky - John G. Avildsen - 1977Gonna love now.

   8.5   On avait beau me certifier que Rocky était un grand film sur les bas-fonds de Philadelphie, l’histoire d’un de ses pauvres types, ouvrier et boxeur raté, mais aussi une superbe histoire d’amour, au fond de moi j’ai toujours pensé que c’était l’histoire d’un héros, une apologie de la réussite et du combat, mais aussi un film un peu bourrin. J’imagine qu’on pense aussi cela de Rambo avant de constater que c’est une merveille. L’effet Stallone probablement et comment le cinéma l’a globalement récupéré par ricochet, héros massif et brutal, de Cobra à Expendables, en passant par les suites de Rambo et Cliffhanger. L’effet « Gonna fly now » aussi, sans doute.

     Il faut savoir que le scénario de Rocky est intégralement pensé et écrit par Stallone lui-même, auteur inconnu et acteur alors raté, qui vend son script à la United Artist sous condition qu’il campe lui-même le rôle-titre que le studio aurait préféré donner à des acteurs d’envergure, tel Ryan O ‘Neal, Burt Reynolds, Robert Redford ou James Caan. La prod ne prend cependant pas trop de risques allouant un budget d’un million de dollars et vingt-huit jours de tournage. Un succès critique et public et trois Oscars (dont celui du meilleur film) plus tard, le film engrange 225 fois sa mise et reste aujourd’hui l’un des meilleurs retours sur investissement de l’histoire du cinéma.

     Il faut savoir aussi que le script, écrit sur trois jours, est né un soir, le 24 mars 1975, lorsque Stallone assiste au combat entre Mohamed Ali & Chuck Wepner. Combat déjouant tous les pronostics puisqu’un simple challenger inconnu tient quinze rounds contre le champion du monde, l’envoie même au tapis au neuvième et s’il finit par s’incliner, Stallone – et par la même occasion Rocky, le film – ne retient que le génie de cette anomalie, la victoire de l’inattendu, pour se l’approprier et en brosser le portrait d’une Amérique démunie montée sous le feu des projecteurs pour un simple caprice de star.

     Identifié très vite, avec son feutre et sa veste en cuir, une balle qu’il fait régulièrement rebondir sur le bitume, Rocky vit de petits boulots et parfois dispute des combats de boxe locaux sous le surnom « L’étalon italien » pour quelques dollars. Et s’il accepte de disputer ce match qu’au préalable il refuse, c’est en grande partie par respect pour le vieux Mickey, qui a toujours vu en lui un grand boxeur qui n’a cessé de se saborder. Et bien sûr par amour pour Adrian. Et avant d’en arriver là, le film est une somme de scènes (dans l’esprit du Nouvel Hollywood) d’une douceur, d’une puissance jamais vue. Celle de la patinoire évidemment. Celle du premier baiser entre Adrian & Rocky. Celle de la longue dispute / réconciliation entre le coach (lui aussi ancien boxeur raté) et son boxeur. Et bien entendu celle de l’entraînement sur les docks jusque sur les marches de la façade sud du Philadelphia Museum of Art.

     Si la boxe tient peu de place dans Rocky – deux minutes d’un match amateur en ouverture, dix minutes pour le combat final – il s’agit d’une toile de fond essentielle, puisque Rocky s’en sert pour courtiser Adrian en lui racontant des blagues et ses exploits, mais aussi en en faisant son gagne-pain, travaillant en tant qu’homme de main pour un usurier. Rocky, très souvent, sert les poings, quand il est seul et effectue quelques petites danses de boxeur dans la rue. Sur les télévisions on ne parle que d’Apollo Creed – le Mohamed Ali fictionnel – champion du monde poids lourds à la recherche d’un adversaire d’un soir, pour le compte d’un show plus que d’un combat.

     C’est l’histoire d’une rencontre des bas-fonds sur le devant de la scène, de deux immigrés au statut alors opposé : le noir afro américain installé se jouant du rêve américain qu’il parodie  en cumulant les imitations pour l’ouverture du show, face au blanc immigré italien qui ne sait pas trop ce qu’il vient faire là. Le match de boxe, d’une rare intensité et les derniers secondes, d’une rare émotion achèvent de faire de Rocky un grand film romantique. Un combat de boxe qui célèbre le perdant. Qui célèbre l’amour.

     Rocky est bien le grand film populaire que l’on vante, sur les quartiers populaires et un beau document sur le Philadelphie des années 70. On y voit les docks, les quartiers tristes et ses maisons délabrées. La réalisation d’Avildsen est d’une totale maîtrise, crue et fluide à la fois, qu’elle se déploie dans les appartements, dans la rue, sur le ring, dans les rayons d’un petit commerce animalier ou entre les viandes d’un abattoir. Il était temps que je voie enfin ça.

Nomadland – Chloé Zhao – 2021

14. Nomadland - Chloé Zhao - 2021Oubliés, les oubliés.

   3.5   L’écurie Marvel est allée repêcher un nom bankable en la présence de Chloé Zhao pour l’un de ses prochains opus à venir: Eternals. Avant cela, Zhao reçu grâce à Nomadland, son troisième film, une pluie d’éloges : Lion d’or, Golden globe, Oscar. La totale. Une incompréhension absolue pour moi tant j’ai trouvé ça terriblement lourdingue et malhonnête, à l’image de Frances McDormand qui écrase tous les (vrais) personnages qui ne sont que des esquisses sans vie, ou encore des plans contemplatifs ultra-léchés qui annulent la puissance des paysages, voire de la petite musique larmoyante qui brise chaque élan émouvant. Le seul intérêt du film résidait dans l’écoute des nomades, les vrais – et ces moments-là sont beaux mais trop brefs – mais Zhao n’en fait rien, trop occupée à offrir une nouvelle statuette à l’actrice de Fargo et à emballer tout cela dans un filmage à la Malick. Le film ne sait plus s’il doit filmer le deuil impossible d’un personnage ou les vrais visages oubliés de l’Amérique. A noter que lors d’une brève séquence, le personnage marche en ville, passe devant un cinéma où l’on projette Avengers. Petit clin d’œil / coup de pub à la franchise que Zhao va bientôt intégrer, qui révèle finalement toute l’hypocrisie de son projet politique, d’autant qu’elle réserve un peu plus tôt le même sympathique sort pour le géant Amazon. Très embarrassant, pour rester poli.

Le silence des agneaux (The silence of the lambs) – Jonathan Demme – 1991

22. Le silence des agneaux - The silence of the lambs - Jonathan Demme - 1991Quid pro quo dangereux.

   6.5   On entre dans Le silence des agneaux aux côtés de Clarice Starling, imperturbable, plongée en plein parcours d’entraînement militaire à Quantico, dans une forêt du Tennessee. Point de serial killer ni de psychiatre cannibale encore, point de hurlements d’agneau ni de phalène à tête de mort, mais déjà une volonté de course poursuite doloriste (Les panneaux sur l’arbre : « Hurt, agony, pain, love it, pride ») et de respiration organique : Jodie Foster fait elle-même ce parcours, on le sent, elle souffle fort, sue à grosses gouttes. Puis soudain quelqu’un l’arrête, brise son élan téméraire méthodique et révèle sa timide fragilité. Ce n’est pas encore Lecter ni Buffalo Bill mais un sergent qui lui annonce une entrevue avec son supérieur. L’entrée dans le film se fait donc par l’accompagnement et la plongée : On ne quittera (presque) plus ni ce personnage ni l’ambiance sordide de cette affaire.

     Incroyable de constater aujourd’hui à quel point ce film en préfigure des tonnes. C’est une matrice imparable. Une matrice de tant de films qui paradoxalement le vieillissent, appuient sur ce qui ne fonctionne pas très bien chez lui (scénario un peu mal fichu, esthétique limitée, construction attendue), les mauvais comme les bons : Je suis maintenant convaincu qu’un film comme Zodiac ou qu’une série comme Mindhunter terrassent Le silence des agneaux. Sur tous les points.

     Je ne l’avais jamais revu à vrai dire. Découvert beaucoup trop tôt (par curiosité de braver l’interdiction) et le film avait laissé en moi un sentiment diffus mais désagréable, que j’étais incapable de relativiser : Une aura mythique, un imaginaire trouble mais puissant, au diapason du personnage Lecter, en somme. Ce sont d’ailleurs les scènes avec Anthony Hopkins qui m’étaient vaguement restées : Sa première apparition derrière sa cellule de verre, son arrivée muselé sur le tarmac de l’aéroport puis bien entendu la scène de la cage et son évasion masquée. Des images, ouvertement horrifiques ou conviant l’horreur, qui restent, indubitablement. Et pourtant, ce n’est vraiment pas ce qu’il y a de plus réussi dans le film, qui n’est jamais aussi beau que lorsqu’il colle à Clarice.

     Alors c’est un bon film évidemment, la mise en scène de Demme est efficace, mais l’ensemble semble presque trop convenu, trop écrit aujourd’hui. Aussi bien dans ces longs dialogues indices / background entre Lecter & Clarice – qui cherchent tous deux à faire parler l’autre – que dans la quête du serial killer en action. True detective est passée par là, probablement. Plus grave, je n’ai cessé de me dire que Michael Mann et son chef d’œuvre Manhunter, avaient su proposer une vraie folie, une personnalité hors norme, à son adaptation du roman de Thomas Harris – Ne serait-ce que dans l’unique apparition du psychiatre ou de l’absolu fascination pour le tueur – tandis que Le silence des agneaux s’avère, bien qu’efficace, assez peu stimulant à tout point de vue si ce n’est quand il colle à son héroïne.

     Formellement c’est assez pauvre. La musique, par exemple, est lourde. Les deux flashbacks n’ont aucun intérêt, sinon qu’ils soulignent ce que l’on a déjà compris. Et les grands lieux du film (La prison de verre, la cage de Lecter, la cave de Bill) sont assez décevants, on a la sensation que Demme ne sait pas trop comment les filmer : Créer ici l’impression qu’il n’y a pas de verre puis l’oublier, épater sur un plan de cage pour ne rien en faire, parcourir l’étrangeté d’une cave puis se gaufrer dans un banal train fantôme avec vision nuit à l’appui. Le film est un peu surestimé je pense.

Collision (Crash) – Paul Haggis – 2005

33. Collision - Crash - Paul Haggis - 2005Seuls les anges ont des zèles.

   8.5   Dans Elephant, d’Alan Clarke, le procédé s’en tenait à une séquence (c’était même un plan séquence) pour un meurtre. Dans Collision c’est une scène pour un affrontement social et/ou racial. Loin de moi l’idée de comparer les deux films, encore moins les deux auteurs, toutefois il y a volontairement dans ce large portrait (de Belfast chez l’un, de Los Angeles chez l’autre) une imposante donnée conceptuelle qui puise dans la mélodie de la répétition plus que dans la puissance du réalisme : Il s’agit de brouiller les à priori face aux bourreaux et aux victimes, montrer les dommages collatéraux d’une guerre aussi transparente qu’abstraite, civile, chez Clarke et raciale, dans Collision.  

     Le film s’ouvre sur une scène d’accident (On ne le voit pas, il vient de se produire) mais déjà quelque chose cloche : Il semble que ce soit des flics qui aient eu cet accident, en débarquant sur une scène de crime. On entre ici par le trouble. Collision semble d’abord citer Mulholland drive, par le lieu dans lequel il nous convie, nous plonge, cet accident en ouverture et ces flics, sur une scène de crime, qui parlent de la météo. Par ce climat absurde de manière générale, disons. Mais c’est pour mieux l’oublier ensuite et plutôt virer du côté de Traffic ou Magnolia. Pas de pluie de grenouilles en point d’orgue ici, mais la neige, véritable providence.

     Et c’est là-dessus qu’Haggis s’impose : Le film a tout pour nous cloitrer dans notre déprime, mais sa cruauté est contrebalancée par une douce absurdité, sa noirceur compensée par des miracles. C’est un mélodrame déguisé en feel good movie et c’est suffisamment rare pour être souligné. Un film qui s’ouvre sur la découverte d’un corps et se ferme sur un incident de carrefour. C’est aussi ce risque-là qui surprend : Choisir de faire intervenir le climax pas du tout quand on le croit. Car Collision est un film volontiers manipulateur, hyper affecté, il faut apprendre à l’accepter. Disons que pendant quarante-cinq minutes, il n’y a plus une scène, même en apparence anodine, qui n’accouche pas sur un affrontement. Le film annonce la couleur d’emblée et tiendra sa ligne.

     Et pourtant il y a des trouées, des accalmies merveilleuses. La plus belle lorsque ce serrurier rentre pour coucher sa fille et la découvrant pétrifiée sous son lit – réverbération d’un coup de feu qui lui rappelle un mauvais souvenir de leur quartier précédent – lui offre un manteau invisible qui la protège contre les balles, en lui disant qu’elle devra le léguer à son enfant à son tour, plus tard. Il y a aussi ce flic antipathique qui accompagne consciencieusement son père aux toilettes, la nuit, quand celui-ci souffre atrocement d’une infection urinaire. Ou cet autre flic qui passe du temps avec sa maman qui ne fait que lui demander des nouvelles de son autre fils. Dans ces moments-là, qui ne sont pas anodins, le récit semble pourtant suspendu.

     Le film se pare de jolis fondus enchaînés visant à rapprocher chacun de nos personnages qui pour la plupart ne se rencontreront jamais. Un qui claque une porte d’un côté et qui semble en réveiller un autre de l’autre côté. Ou plus simplement une porte ouverte par l’un, refermé par l’autre. Il y a des échos un peu partout, des passerelles entre chacun, à l’image de celle plus cruelle du petit totem de tableau de bord arboré par deux d’entre eux. Si la narration semble si lâche en apparence, elle s’avère in fine très sophistiquée dans sa façon de tout faire se chevaucher. Il faut d’abord entrainer chacun sur la pente du conflit pour qu’il y ait rédemption ou embryon de rédemption. Qu’un miracle se crée ici en rapprochant la victime et son agresseur ou qu’au contraire le crime touche celui qu’on n’attendait pas.

      Si au départ le message semble grossier, martelé, beaucoup trop fabriqué (avec cette suite de remarques et injures racistes où l’interlocuteur est systématiquement jugé sur sa couleur, son origine ou son accent) il finit par s’affuter, se noyer dans le quotidien et l’extraordinaire. Tout simplement, le concept est gagné par l’émotion et le fait que ces personnages (Il faut signaler que le film est doté d’une tripotée de comédiens absolument étincelants) bien qu’ils soient au préalable de pures caricatures d’une Amérique meurtrie, retroussée derrière ses peurs, existent bel et bien, nous touchent bel et bien. Et finissent par eux-mêmes voir la beauté, le miracle, au sens pur quand Cameron, le cinéaste « violé » observe une voiture bruler sous les flocons de neige et appelle sa femme pour lui dire qu’il l’aime ; ou quand Farhad, l’épicier « volé » est persuadé d’avoir été sauvé par un ange gardien.

      Les séquences sont aussi brèves que le nombre de personnages principaux brossés est conséquent. C’est sa limite et sa force : On ne passe certes pas suffisamment de temps avec chacun d’eux mais on regrette de ne pas passer plus de temps avec chacun d’eux, justement. Franchement, j’aurais adoré que le film s’étire sur quatre heures, qu’on voit davantage chacun de ces personnages, que le rythme soit plus alangui. En l’état c’est le seul vrai reproche que je fais à Collision, de Paul Haggis : C’est beaucoup trop court. Et en même temps c’est délicat de tenir le concept plus longtemps et d’étirer son évaporation. C’est le quotidien de chacun qui méritait davantage d’étoffe, sans doute. Mais bon, il me plait aussi ainsi, resserré et incomplet.

      Car c’est un film d’une puissance inouïe. L’un de ceux qui me font le plus chialer au monde. Notamment durant deux scènes clés, absolument étourdissantes, accompagnées par le score fondamental de Mark Isham. Il m’arrive parfois de réécouter « Flames » et « A really good cloak » les morceaux utilisés pour ces deux séquences fulgurantes, complètement à fleur de peau. Revoir ici le terrible cri sourd de ce père qui tient son enfant dans ses bras, ou les larmes de cette femme coincée dans sa voiture accidentée m’a rappelé combien ces deux scènes en particulier m’avaient marquées.

Parasite (Gisaengchung) – Bong Joon Ho – 2019

04. Parasite - Gisaengchung - Bong Joon Ho - 2019Une affaire de monstres.

   8.5   Memories of murder, The host, Mother, Snowpiercer sont autant de réussites majeures qui feraient frémir n’importe quel cinéaste. Pourtant, Parasite est, j’annonce, le meilleur film de son auteur, qui est arrivé à un point de maturité et de confiance en son art absolument incontestable. J’en aurais bien repris du rab et je veux d’ores et déjà y retourner. Palme d’or méritée bien qu’il méritait aussi les autres prix : La mise en scène, aussi évidente que virtuose ; le scénario à tiroirs, malin, d’une richesse hallucinante ; les acteurs tous étincelants. Bref, c’est une grosse claque, une sorte de mélange entre le Elle, de Verhoeven, Une affaire de famille, de Kore-Eda, Us de Jordan Peele et La cérémonie, de Claude Chabrol.

     La séquence d’ouverture annonce la couleur. Une petite fenêtre donne sur un trottoir. Un traveling vertical fait chuter le plan : Il faut aller en-dessous le sol pour voir les personnages de cette histoire. Alors qu’ils sont en quête de wifi, pestent contre l’installation d’un mot de passe sur le réseau du voisin qu’ils pirataient jusqu’alors, la caméra de Bong Joon Ho glisse dans ce taudis d’une pièce à l’autre avec une aisance confondante : En quelques minutes, on voit chacun de nos quatre personnages et on discerne la topographie des lieux. Echoués dans cet entresol, confectionnant des boites à pizza pour une chaine de restauration, la petite famille se fait littéralement pisser dessus par les badauds bourrés et enfumer par les entreprises de désinfection.

     C’est l’opportunité d’une arnaque un peu folle qui va progressivement grandement améliorer leur quotidien. Après avoir obtenu la falsification d’un diplôme, voilà le fils de la famille, Ki-woo, recommandé par un vieil ami mieux loti que lui, pour le remplacer et donner des cours d’anglais à la fille d’une riche famille des hauteurs de Séoul, les Park. L’entrevue se passe bien. Et Ki-woo entrevoit alors une autre opportunité : Puisque Mme Park est persuadée que son fils est un dessinateur de génie, il va lui conseiller de prendre un professeur de dessin et lui recommande l’une de ses connaissances, une art-thérapeute très prisée. Et c’est ainsi que Ki-jung, sa sœur hérite d’un job. Et qu’en est-il de la domestique et du chauffeur ? Les Kim avancent leurs pions sans que les Park ne soupçonnent la supercherie, mais pour combien de temps ? Certains auraient fait un film ne serait-ce qu’avec cette quadruple fantastique idée. Bong Joon Ho se chauffe tout doucement, lui.

     Il y a un élément sur lequel je tenais à revenir un peu. Lorsque la domestique est violemment évincée de son quotidien, de façon particulièrement dégueulasse – une histoire d’allergie à la peau de pêche transformée en menace de tuberculose – le film est tellement dans une mécanique burlesque torride à renfort d’un savant découpage comme on en ferait dans un film de braquage, et de plans ralentis, très composés, qu’il me gêne un peu, dans sa façon de nous faire jubiler en écrasant cette femme que le récit n’a pas creusé par cette famille, certes cruelle et malveillante, mais à laquelle on s’est forcément attaché depuis le tout premier plan. Là j’ai pensé que Bong allait peut-être trop loin. Mais le grand twist effacera magistralement ces doutes. Ça et sa manière de combiner si bien le drame et la comédie noire, la lutte des classes et le thriller horrifique, de jouer des ruptures de tons, des rebondissements. On en a pour notre argent.

     Je ne voudrais pas en dire davantage, il vaut mieux le voir pour le croire. Ça fait plaisir de voir un film aussi fort, dense, drôle, féroce, qui surprend, angoisse, sidère en permanence, mais qui garde son cap malgré tout, sa ligne claire, ne s’abime jamais en chemin. Et s’étire quand il faut étirer : Toute la séquence nocturne c’est du jamais vu, parce que notre attention est partout, sous cette table, dans le jardin, sur ce canapé : Une scène de sexe, torride, insolite, durant laquelle les riches parlent de l’odeur des pauvres en surveillant leur gamin jouant à dormir comme les indiens dans son tipi érige le tout vers un sublime, aussi tendu que jubilatoire. Et Parasite a cette force qu’il les cumule, ces instants-là.

     Visuellement, c’est puissant. Il y a ce décor en escalier, notamment, qu’on distingue aussi bien dans le quartier sécurisé – et à l’intérieur même de la demeure – que dans les sous-sols des pauvres, ainsi que cette lumière si particulière en haut, en bas. Surtout Bong capitalise sur l’architecture de cette immense maison d’architecte qui vient en opposition au cagibi qui ouvrait le film : Alors que tout semblait bouché là-dedans, que les plans emprisonnaient les personnages entre les meubles et les cloisons dans de petits corridors minuscules, il y a de la place à foison ici, c’est lumineux, épuré, immense et tellement spacieux qu’on a l’impression qu’on pourrait découvrir des recoins tout le temps, ce que le film va évidemment s’amuser à faire.

     C’est un film immense, imprévisible, d’une beauté aussi terrifiante qu’elle est galvanisante – Cette manière de filmer les « trois grands lieux/étages du film » c’est magnifique, d’offrir des pistes ci et là (l’instabilité du garçon qui jadis a vu un fantôme) mais de les disséminer tellement bien qu’on les oublie ; Et cette transition à mi-parcours – la plus belle scène du film – juxtaposant retour au bercail, verticalité sociale et catastrophe naturelle ; Sans parler de ce twist incroyable dont il ne faut absolument rien dévoiler tant il s’avère d’une puissance inouïe. J’aime tout ce que j’ai vu de Bong Joon Ho mais là ça me semble absolument colossal, vraiment.

Green book – Peter Farrelly – 2019

38. Green book - Peter Farrelly - 2019« Inspired by a true friendship »

   8.5   C’est un grand film. Une sorte de classique instantané, à mes yeux. Un peu comme pouvait l’être un autre film oscarisé récemment, le superbe Spotlight, de Tom McCarthy ou le Promised land, de Gus Van Sant. S’il est difficile de les relier (Bobby & Peter / Gus) par leurs univers, ils sont de la même génération et auront offerts leurs meilleurs films en même temps, il y a de cela quinze ans : Deux en un / Terrain d’entente pour les uns, Elephant / Gerry pour l’autre. Ça aura pris plus longtemps à Peter pour faire son grand classique, il aura donc fallu qu’il se détache de son frère, mais le voici. Quelle merveille.

     On peut lire une accroche rare sur l’affiche car il est souvent question de « true story ». Ici c’est la « true friendship » qui est mise en avant. C’est magnifique. Et le film est en effet une belle histoire d’amitié en plus d’être un film sur le racisme. Pour moi il n’est pas si différent de Terrain d’entente et Deux en un. Un film sur l’amitié nécessite un beau duo. On se souvient de Jim Carrey & Jeff Daniels incarnant Lloyd & Harry dans Dumb & Dumber. On se souviendra, certes autrement, mais clairement de Mahershala Ali & Viggo Mortensen incarnant ici Don Shirley & Tony Lip. Forcément. Tant ils sont tous deux absolument magnifiques.

     C’est la première fois que j’allais voir un film oscarisé la veille. Autant dire que ce fut un coup de pouce salvateur puisque ma salle était pleine à craquer : Le film n’allait pourtant pas tarder à boucler sa cinquième de sortie en France. Quelques jours plus tôt j’avais vu Ulysse & Mona, dans la même salle, à la même heure, nous étions quatre. Enfin tout ça pour dire que malgré les lauriers j’étais très (agréablement) surpris par cette évidente réussite. Car si l’on excepte Mary à tout prix, en France les Farrelly n’ont jamais « casser » le box-office. A l’heure où j’écris, le film est d’ores et déjà leur deuxième plus gros succès. Et puis si on m’avait dit qu’un jour les Farrelly auraient un Oscar… C’est d’autant plus beau que Green book, bien qu’il coche les cases du film convoité par les Oscar, n’en reste pas moins un Farrelly. Il faut croire qu’il était temps pour Peter d’agir sans son frère.  

     Le récit nous plonge en 1962 dans une Amérique bien ségrégationniste. Le green book du titre c’est ce guide de voyage intitulé « The Negro Motorist Greenbook » qui recense les espaces (Restaurants, boutiques, hôtels, transports) dans lesquels les noirs pouvaient être accueillis à cette époque dans les Etats du sud. Tony Lip, un italo-américain virilo-beauf, videur de boite de nuit, recordman d’engloutissement de hamburgers et bon chauffeur à ses heures, se voit proposer la mission de conduire un musicien, deux mois durant à travers les Etats-Unis, en l’échange d’une somme suffisamment considérable pour que Lip et sa femme, dans le besoin, considèrent le deal. D’abord réticent à l’idée de conduire un pianiste noir, Lip finalement accepte.

     Les relations entre les deux hommes sont d’abord houleuses ou silencieuses. Au raffinement solitaire de Shirley s’oppose la grossière rudesse de Lip. Un monde (de préjugés) les sépare. Mais à mesure, ils s’écoutent, se rapprochent, se viennent en aide. C’est d’abord de simples détails, forcément traités sous l’angle de l’humour, ici une scène désopilante de poulet frit dans la voiture, plus tard la rédaction d’une lettre sur une aire de repos. Puis on comprend qu’à force de s’engouffrer dans l’Amérique profonde, le racisme sera lui de plus en plus imposant, culminant dans cette maison où l’on refuse à Shirley qu’il utilise les toilettes ni mange dans la salle de réception (où il va tenir son concert) avec ses compagnons de voyage, Lip bien entendu, mais aussi son violoncelliste et son contrebassiste. C’est toute l’absurdité de ce monde: Shirley est talentueux, la bourgeoisie se l’arrache, mais il n’est pas protégé pour autant.

     En apparence, Green book est un beau complément au Loving, de Jeff Nichols. En apparence seulement. Il y a moins de mélo et de retenue chez Farrelly. Mais ils ont en commun de beaucoup bouger. Dans Loving on s’installe, on part, on revient, on change d’Etat en permanence. Dans Green book on trace une route circulaire dans le Sud-américain, de l’Ohio à la Louisiane, en passant par l’Indiana, le Kentucky, l’Arkansas. C’est un road trip, un buddy-movie et une feel good drama, en gros. Et les trois films sont réussis. Et c’est évidemment son inversion des rôles sociaux qui lui donne une vraie raison d’exister.

     Et puis il y a Linda Cardellini, sublime. Pour moi elle sera toujours Lindsay de Freaks & Geeks, mais Peter Farrelly lui a écrit un personnage magnifique, bienveillant, d’autant plus beau que la toute dernière scène est pour elle : Une fin rêvée, une complicité sortie de nulle part, une lucidité providentielle. La fin m’a fait chialer. C’était carrément Sirk et Capra. Grand film. L’un des meilleurs Farrelly. Le genre de films dont je dirai dans dix ans que je le revoie chaque année.

West Side Story – Robert Wise – 1962

26. West Side Story - Robert Wise - 1962Dancers gangs of New York.

   6.5   Ravi d’avoir revu cette belle transposition de Roméo et Juliette dans un New York studio qui respire, vibre, suinte la comédie musicale. La réalisation de Robert Wise est grandiose, notamment dans les compositions de groupe, captant les affrontements dansés avec un sens du rythme, du cadre hors du commun ; mais aussi dans l’intime quand le film bascule dans l’expressionisme total, avec des contrastes, des jeux de lumière, de flou vertigineux. Je ne me souvenais plus que c’était si triste. Le final sur ce terrain de basket est tellement sombre, froid, déprimant, inéluctable. Si dans son crescendo tragique le film, comme dans mes souvenirs, me touche en revanche assez peu, c’est d’une part lié à sa volonté d’étaler sa grandeur, sa toute-puissance formelle dans chacun de ses plans, aussi bien du point de vue de l’image que des magnifiques danses (à l’exception de celle, plus approximative de Nathalie Wood qui fait tâche dans le décor faut avouer) au détriment de ses personnages, assez peu charismatiques, pour ne pas dire complètement débiles en ce qui concerne le cas Tony. Bref, c’est un beau film au sens propre : de ceux devant lesquels on reste béat d’admiration sans pour autant qu’ils nous séduisent sur un dérèglement et nous hante, nous emporte, nous chavire. C’est pas Les demoiselles de Rochefort, quoi. Un ami, qui adore West Side Story, me disait récemment que je préfère un élan de liberté à une démonstration des engrenages sociaux, la lumière d’un bain de soleil à un lampadaire qui clignote. Amen.

Le Parrain (The Godfather) – Francis Ford Coppola – 1972

09. Le Parrain - ‎The Godfather - Francis Ford Coppola - 1972Le Don est mort, vive le Don.

   10.0   Découvert tardivement, vers 18 ans, à l’époque où j’avais à cœur de voir tous ces grands classiques immuables, Le Parrain, avait été une déflagration pour moi. Il a pu être une sorte de déclencheur de ma cinéphilie, je pense. C’était surtout ce premier opus que j’adulais à l’époque, les autres m’avaient semblé plus délicats à apprivoiser, plus riches, moins immédiats même s’ils logeaient parfaitement dans sa roue. J’avais ensuite recroisé la route de cette saga quelques années plus tard, il y a six ans, exactement. Je m’en souviens car je venais d’emménager et attendais la naissance de mon garçon. Cette fois-là j’avais un peu dévalué le premier Parrain au profit du second qui m’avait autant impressionné que terrassé, par son ampleur mélancolique, son épique construction et son insolence à s’ériger contre le classicisme du film originel. Entre ces deux visionnages j’avais aussi lu le magnifique roman de Mario Puzo, que je pourrais facilement relire aujourd’hui tant ce fut un choc aussi. J’y pensais depuis un moment, six années ont donc passé, j’ai revu le premier Parrain.

     Et c’est un monument. Un opéra macabre d’une puissance et d’une limpidité inouïes. Une tragédie familiale – plus encore qu’une fresque mafieuse – d’une précision d’orfèvre. Un cercle funèbre – qui s’ouvre sur un mariage et se ferme sur un baptême, durant lesquels Coppola filme tout sauf un simple mariage et un simple baptême – filmé à l’économie, jamais dans le spectaculaire, guidé par de longues scènes pivot et de grandes ellipses. C’est une boucle terrible, tragique. C’est le déclin d’un homme et l’avènement de son fils. La mort d’un vieux gangster, la naissance d’un caïd des temps modernes. Mais c’est plus complexe qu’un simple passage de relai. Si Vito apparaît d’abord comme une figure respectée et invulnérable – Le premier plan est un léger travelling arrière laissant apparaître sa masse dorsale aussi protectrice que tranchante – pendant les festivités accompagnant les fiançailles de sa fille – encore qu’on puisse déjà détecter chez lui une forme de lassitude, des signes de fatigue – Michael, lui, qui revient tout juste de son service dans le Pacifique, semble bien loin des affaires familiales – Il faut le voir raconter à Kay, sa petite amie, cette anecdote violente de « la cervelle ou la signature » avant de lâcher un « That’s my family Kay, that’s not me ». Difficile de prévoir qu’il remplacera bientôt son père en qualité de Don.

     Et c’est toute la logique et tragique cruauté de ce destin familial qui distribue les cartes à chacun d’eux, qui se voient accaparer leurs premières volontés par les circonstances ou les valeurs traditionnelles. Vito aura toujours voulu que Michael devienne un brillant sénateur. Michael, lui, aspire davantage à une vie de new-yorkais amoureux et bohême. Sonny a tout de l’homme d’affaires en devenir mais son impulsivité et son manque de discernement l’empêchent de capter l’admiration de son père ; Fredo, lui, est l’exact inverse, timide, simplet, presque efféminé quand Sonny fait lui figure de parfait mâle dominant. Et Tom, peut-être le plus en phase avec les choix de Vito, jusque dans ses postures, son calme et sa détermination, est une pièce rapportée quoiqu’on en pense, puisqu’il est élevé par les Corleone, comme un frère de Michael, Fredo et Sonny, mais ça n’empêche pas qu’il s’appelle Hagen et non Corleone. Le déchirement se trouve déjà dans cette structure mal-agencée. Et sera précipité par un premier fait d’armes, loin d’être anodin – après tout, ailleurs on s’en serait seulement pris à Brasi – puisqu’il concerne Vito Corleone, lui-même, criblé de cinq balles à quart de film. Tentative d’assassinat qui ouvre une plaie béante et un boulevard de succession à Michael, déterminé à éliminer les responsables. Amorce brutale d’un virage criminel, plus froid, plus méthodique, plus implacable, dont il sera bientôt le chef de rang, notamment durant la vague d’assassinats qu’il finit par commanditer et qui débarque en parallèle du baptême de son neveu (dans un montage alterné colossal, entièrement inventé par Coppola, puisque ça n’existait pas dans le roman) et constituera autant un point d’orgue (puisque le film se ferme après ça sur son sacrement doublé d’un terrible mensonge à celle qui l’aime) qu’elle ouvrira sur une dimension criminelle plus cruelle encore dans les suites à venir.

     La boucle tragique apparaissait d’emblée, dès cette première scène, durant laquelle un homme annonce qu’il croit en l’Amérique avant de supplier l’imposant Don Corleone de réparer son chagrin causé par des petites frappes qui ont défigurés sa fille. Parfum solennel et cordial qui diffuse déjà son odeur de mort, et plus encore puisqu’on l’apprend au détour d’une phrase de Marlon Brando, que l’homme en question face à lui, Amerigo Bonasera, ironie tragique, est croque-mort. En acceptant sa requête, Vito planifie en triste prophète les drames à venir. Qu’il fasse plus tard appel à Bonasera pour embaumer le corps de Sonny, massacré, restera l’un des derniers beaux gestes d’un père défait et d’un homme d’affaires loyal.  Un criminel de parole, si j’ose dire, qui faisait régner le respect, avant que la drogue devienne le marché dans lequel investir, que Tattaglia et consorts s’en mêlent et que Michael prenne la relève.

     Le film est traversé de situations sidérantes, parcouru de visions dantesques difficilement oubliables. Sans surprise, je m’en souvenais très bien. Pas comme si je l’avais vu hier, mais presque. Dans mon souvenir, l’ouverture sur le mariage de Connie prenait davantage de place. Dans mon souvenir, Sollozzo prenait deux balles comme son compère McCluskey. Dans mon souvenir, on attaquait Vito Corleone avant Luca Brasi. Dans mon souvenir, la partie sicilienne était découpée en ellipses mais pas montée parallèlement avec la vie à New York. Certes, ce ne sont que des détails mais il est toujours agréable d’être surpris par un film qu’on a l’impression de connaître dans le moindre de ses enchainements et rebondissements, en plus de le redécouvrir constamment d’un point de vue formel.

     Il y a pourtant des partis-pris qu’on n’oublie pas. A ce titre, les vingt-cinq minutes qui ouvrent Le parrain se déroulent dans la propriété familiale, pendant le mariage de Connie. Entre les nombreuses réceptions du Don dans son bureau, le film nous convie aux festivités, nous apprend à connaître chacun des personnages dans ces moments détachés, comme Cimino le fera aussi bientôt dans la première partie de Voyage au bout de l’enfer. On danse, on chante, on discute, les journalistes s’incrustent, les flics mettent des PV sur les Lincoln et Cadillac, On tente à plusieurs reprises une photo de famille – comme si déjà on figeait dans le temps un bonheur qu’on ne retrouvera plus – et, comme le veut la tradition selon laquelle aucun sicilien ne peut refuser de service le jour du mariage de sa fille, Don Corleone accueille entre autre, Amerigo Bonasera, donc, et Johnny Fontane qui demande à Don ses faveurs pour lancer sa carrière à Hollywood, auprès d’un producteur qui ne veut pas de lui. Par ces quelques pistes, le film a ouvert une boite de Pandore. Fontane aura très vite ce qu’il convoitait – la séquence emblématique de la tête de cheval chez le producteur Woltz, sera le premier éclat de violence que le film nous offrira. Et c’est pourtant ailleurs que le film va tout chambouler : la mainmise sur le trafic de drogue auquel Vito, contrairement aux quatre autres familles, refuse de participer.

     Evidemment, il faudrait aussi évoquer la somptueuse composition de Nino Rota, véritable valse funèbre en plusieurs tonalités, guidant toute l’ampleur tragique du récit. Il faudrait aussi parler de l’interprétation globale, les femmes autant que les hommes, mais tout particulièrement de la naissance d’un très grand à savoir Al Pacino. Il faudrait dire aussi combien dans ses brèves accalmies (Le mariage de Michael et Apollonia en Sicile, le dernier jeu entre Vito et son petit-fils entre les plans de tomates du jardin familial, le bel échange de paix éphémère entre Corleone et Tattaglia) le film est aussi renversant que lors de ses majestueuses séquences pivots (Le double meurtre dans le restaurant du Bronx, la mort de Sonny à la gare de péage, l’assassinat des grands pontes) ou ses saillies criminelles plus discrètes mais non moins puissantes – Lorsque Clemenza fait tuer Paulie Gatto devant les champs de blé, observés par la statue de la liberté ; Ou bien la mort, terrible, de Carlo, commanditée par le parrain de son fils. Et parmi la myriade d’anecdotes qui accompagnent cet objet colossal, une, essentielle : Francis Ford Coppola a 32 ans quand il fait Le Parrain. Mon âge aujourd’hui, quoi. Bim.

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silencio


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