Archives pour la catégorie Paul Schrader

Master gardener – Paul Schrader – 2023

32. Master gardener - Paul Schrader - 2023Sur les terres de la rédemption.

   6.5   Paul Schrader a toujours plus ou moins fait la même forme narrative, le même film. Mais au cours de ses trois derniers qu’on pourrait aisément ranger dans un triptyque (First reformed, The card counter et celui-ci) il n’aura jamais été aussi proche de faire trois fois le même, et trois fois sa matrice absolue qu’est Taxi driver (de Scorsese, mais dont il a écrit le scénario). Master gardener est le moins intéressant de ces trois derniers films, néanmoins c’est du pur Schrader y a pas de doute.

     Le jardinier solitaire ici ressemble au prêtre de l’un ou au joueur de cartes de l’autre. Ce n’est pourtant ni une autocaricature ni un prolongement. Plutôt une copie un peu anecdotique ou un brouillon tardif. L’intérêt principal (s’il ne tient pas sur la puissance dramatique ni de l’interprétation colossale de ses deux précédents, sans vouloir dévaloriser le jeu et la présence de Joel Edgerton non plus) se joue sur trois niveaux.

     Tout d’abord dans le trouble qu’il provoque au-delà du film lui-même : Master gardener ne fonctionne pas en tant que projet indépendant. Il est un formidable objet théorique, un film-écho aux films précédents de Schrader, mais guère davantage, tant il est désincarné, si peu tranchant. Je serais curieux de voir ce qui reste de Master gardener pour un spectateur qui ne connait pas le cinéma de Paul Schrader.

     L’intérêt réside paradoxalement aussi dans son récit et tout particulièrement ses personnages, au moyen de cette étrange triangulation : Il y a Narvel, le blanc suprémaciste repenti et Maya, la jeune métisse, schéma schraderien en diable. Or il y ajoute cette riche propriétaire, Norma, une Sigourney Weaver qui incarne une sorte de prolongement du colonialisme puisqu’elle ne dirige plus une plantation mais un jardin, le sien. Et la dimension sexuelle n’est pas exempte de ce curieux triangle.

     Enfin, troisième et dernier écart, il s’agit probablement du Schrader le moins sombre, passé la connaissance de l’infâme background du personnage principal. Son histoire nous est offerte si tardivement, bien après que nous ayons appris à l’apprécier, que le mouvement crée un vertige un peu malaisant. Et la possibilité de rédemption pour un personnage à priori irrécupérable semble faire partie intégrante du projet, fragile, mais qui aura trouvé une autre façon de faire entrer en collision les (vies et passés) contraires.

Blue collar – Paul Schrader – 1978

05. Blue collar - Paul Schrader - 1978Tir groupé.

   8.5   Premier film de Paul Schrader, magistral, dense, cru, violent, avec trois personnages, un peu têtes brûlées, qui tentent de changer la donne, mais qui ne regardent jamais dans la même direction, ne bougent pas pareil. Leur gestuelle est fabuleuse, par ailleurs, durant tout le film (trois immenses acteurs) : c’est aussi un grand film de corps, ou l’on suit la répétition des gestes, la monotonie du mouvement au travail. Schrader n’a jamais caché sa fascination pour Bresson.

     Trois personnages centraux donc, amis inséparables mais aspirés par la survie car chacun a ses galères, ses travers, sa vie, des gosses. Ils bossent tous trois sur une chaîne de montage automobile et peinent à finir le mois. Smokey est le plus mystérieux mais on comprend qu’il est couvert de dettes, Zeke est emmerdé par le fisc car il a déclaré six gosses au lieu de deux pour sortir la tête de l’eau, quant à Jerry il ne voit pas comment il pourra payer un appareil dentaire à sa fille.

     Dans un élan de folie ils décident de braquer le coffre de leur syndicat, car c’est de l’argent qui leur revient, disent-ils. Évidemment ça ne se passe pas du tout comme prévu, mais vraiment pas et c’est là où Schrader est très fort car il construit cette deuxième partie en illustration de ce que l’un d’eux disait au début du film à savoir que quoiqu’il arrive, les puissants trouveront toujours un moyen d’ériger les faibles les uns contre les autres, blancs contre noirs, vieux contre jeunes, pauvres contre moins pauvres.

     Et ce qui était d’abord une petite chronique prolétarienne, sur un monde ouvrier soit en colère soit désenchanté – en ce sens le film préfigure deux grands succès de l’année suivante, tant il est proche de la première partie de Voyage au bout de l’enfer mais aussi de Norma Rae – va bientôt plonger dans le thriller paranoïaque, dans un Détroit qui n’est pas encore le Détroit fantomatique d’Only lovers left alive, mais qui respire déjà le chaos.

     Le film est d’une noirceur totale, jusqu’au bout, jusque dans son dernier plan et il me permet de me rendre compte que définitivement, si on prend leur « premier film » urbain respectif, je suis plus sensible au cinéma de Schrader qu’à celui de Scorsese (je préfère largement Blue collar à Mean Streets) mais que la synthèse des deux aura offert l’un des plus beaux films du monde : Taxi driver.

     Quoiqu’il en soit, Blue collar est une merveille. Un superbe portrait de personnages quasi renoiriens. Un pur diamant noir, quand bien même il soit aussi parcouru d’instants mi comiques mi grotesques, à l’image de ces scènes de bar, ces réunions syndicalistes ou encore ces masques de fortune (des grigris de farce et attrape) utilisés pour le casse. Immense découverte.

The card counter – Paul Schrader – 2021

29. The card counter - Paul Schrader - 2021Mystic river.

   8.5   Repris de justice, William Tell écume les casinos et compte les cartes sur les tables de blackjack. C’est un personnage miroir d’Ernst Toller, le prêtre calviniste de First reformed, le précédent film de Paul Schrader. Voire de Travis Bickle, le chauffeur de taxi de Taxi driver, de Martin Scorsese, écrit par Paul Schrader.

     William Tell ne joue pas pour revivre ou survivre, encore moins par passion, mais pour s’oublier, purger sa culpabilité, et sans doute même pour prolonger sa pénitence : retrouver les mêmes parties, les mêmes mains, les mêmes probabilités, les mêmes gains. Le purgatoire qu’il s’impose tient autant du concret (jouer aux cartes) que du mystère : Sa devise « Miser peu, perdre peu » le renvoie à un rejet de l’inattendu, à son évanescence dans l’éternité.

     Les casinos se succèdent, ils se ressemblent tous. Ils sont autant de lieux refuge que de lieux prison. Schrader en ôte toute la sève glamour qui les caractérisent si souvent. Scorsese a beau être producteur exécutif ici, on ne retrouvera pas une once de Casino là-dedans, tant il est son exact opposé, esthétique et formel. Tout, dans The card counter, qui touche à ces grandes tablées de jeux, semble calculé, dévitalisé, à l’image de ce concurrent, ukrainien affublé d’un marcel à l’effigie américaine, qui emporte les tours célébrés par son sponsor et ses fans qui scandent inlassablement « USA ! USA ! ».

     William fait en sorte que les chambres de motels, qu’il occupe lors de ses déplacements, retrouvent un vernis purement carcéral : Il range tableaux et objets variés, recouvre tous les meubles de draps blancs, créant un décor immaculé, sans personnalité, en miroir de sa cellule de prison (On apprend qu’il a purgé une peine de huit ans dans une prison militaire) mais aussi de ces casinos et tapis de jeux interchangeables.

     La musique de Robert Levon Beam, faite de nappes synthétiques aussi délicates que macabres, vient parfaire ce portrait d’un être en sursis, torturé. Et le film libèrera son background par bribes, comme si Tell nous offrait son autothérapie. Jadis interrogateur militaire au camp de prisonniers d’Abou Ghraib, on comprend qu’il fut acteur d’humiliations, sévices et crimes en tout genre perpétrés à l’encontre de soldats irakiens dans des prisons innommables.

     Ces années le hantent. Les visions cauchemardesques de tortures ne sont jamais montrées dans une mouvance voyeuriste – On entend beaucoup, de coups, de cris, mais on ne voit pas, un peu à l’image du duel quasi-final – mais Schrader compense par une imposante présence sonore – un métal tonitruant – et un objectif au super grand-angle déformant visages et corps, décor et topographie. L’Enfer sur terre.

     Bill Tell se réapproprie son humanité au prix d’un abandon délicat et sinueux, qu’il devra en grande partie à une double rencontre. Cirk, d’abord, un garçon obnubilé par l’esprit de vengeance, qui est en lien avec le passé de William et notamment par rapport à un redoutable tortionnaire qui aurait échappé à son jugement. La Linda, ensuite, gérante d’une agence de joueurs professionnels, qui le repère et le prend sous son aile au moment propice puisque Tell s’est mis en tête de secourir Cirk en amassant le pognon qui lui permettrait d’éponger ses dettes et de se payer une nouvelle scolarité. Travis voulait sauver Iris, Bill veut sauver Cirk.

     Pourtant, le film s’ouvre à une relation au présent, en rien rattachée au passé de Tell. C’est comme s’il renaissait – tout en acceptant difficilement cette renaissance – au contact de La Linda, avec laquelle il s’adoucit, s’humanise. Contrairement aux cartes qui le cloisonnent. Une scène – L’une des plus belles vues au cinéma cette année – opère un détachement providentiel et une grâce bouleversante : Tous deux se baladent dans un parc envoûté par des constellations de guirlandes luminescentes. Une séquence qui entre en écho avec le tout dernier plan du film, qui, s’il peut légitimement évoquer celui qui fermait le Pickpocket, de Bresson, au moyen de l’étincelle divine provoquée par la présence de La Linda, officie en quasi-relecture de La création d’Adam, de Michel Ange.

     Avec The card counter, Schrader met à nue l’Amérique fantomatique post 11 septembre et retrouve en effet la force qui émanait de First reformed, son chef d’œuvre. Et peut-être même celle de Taxi driver, son autre chef d’œuvre, mis en scène par Scorsese, qui sera là producteur exécutif. Dans chacun de ces films, il y a une chambre – sorte d’antichambre de l’Enfer – sinon dépouillée, hors du temps, échappée du monde, au sein de laquelle il s’agit de réunir et refouler, sur papier ou devant un miroir, une colère intime en quête d’une mystérieuse rédemption. Quoiqu’il en soit, The card counter est un film magnifique. Avec un Oscar Isaac imbattable.

First reformed – Paul Schrader – 2018

45. First reformed - Paul Schrader - 2018Winter is coming ?

   9.0   First reformed, rebaptisé ici Sur le chemin de la rédemption (Et pour quelles raisons, puisque le film n’a pas eu les honneurs d’une sortie salle en France ?) est un film automnal, mais un automne qui touche à sa fin, convoque déjà l’hiver : Les dernières feuilles des arbres résistent, mais la plupart sont au sol ; les premières neiges ayant déjà fait leur apparition. Le récit promet de s’étirer sur une année mais nous ne verrons que l’hiver, il annonce une grossesse mais nous ne verrons jamais la naissance. Le premier plan nous extraie de la pénombre, et à l’instar du Lumière silencieuse, de Reygadas, effectue un lent travelling avant, non pas vers une vallée ensoleillée mais vers une petite chapelle d’un village de l’Etat de New York, prête à nous accueillir.

     Si First reformed est le nom de cette Eglise, l’une des premières réformées de l’Est, dans laquelle officie Ernst Toller, jeune pasteur calviniste, il s’agit moins d’une chronique que du récit d’un doute : L’écoute du journal d’humeur d’un révérend coincé entre ses douleurs physiques variées et son refuge dans le whisky, une église financé par une multinationale faisant partie des plus gros pollueurs et des paroissiens fragiles, un espoir de plus en plus miné par le désespoir, un prêche bientôt perturbé par des vieux démons, une église qui va célébrer ses 250 ans d’existence et la fin du monde annoncé par le réchauffement climatique. Commençons par ce qui saute aux yeux : Ethan Hawke est immense.

     Autant j’avais aimé The Canyons, le précédent film de Paul Schrader, tant il dépareillait du reste de la production américaine, n’était pas qu’un simple retour académique mais une pure plongée dans l’univers du porno, qui d’emblée lui offrait une stature plus troublante que d’ordinaire, aidé par les services de Bret Easton Ellis, qui je crois, en avait écrit le scénario. Autant il me semble que First reformed va plus loin encore là-dessus en plus d’être une peinture d’aujourd’hui absolument sidérante : Soit l’histoire d’un ancien aumônier militaire, ravagé par ses doutes, l’apparition d’une maladie et par la douleur de la perte de son fils en Irak, qui se voit plus perdu encore le jour où il fait la rencontre d’une paroissienne qui lui demande de guider son mari, si déprimé par la crise écologique qu’il refuse de donner naissance à leur enfant.

     Tout est donc conté à travers un journal (sous voix off, régulièrement) puisque le révérend en question en plein doute sur sa foi (façon Les communiants, de Bergman, dans lequel un pasteur se retrouvait déjà en pleine crise de foi après le décès de sa femme et face au désir suicidaire de l’un de ses fidèles) choisit de les retransmettre par écrit une année durant, sans trop savoir ni où ça le mènera ni qui ça servira. Et ces doutes, ces peurs iront comme le film, très loin, si loin qu’il est difficile de ne pas songer à la folie de Travis Bickle dans Taxi Driver (Il faut rappeler que c’est Schrader lui-même qui avait écrit le film de Scorsese) jusqu’à un tel point de non-retour qui rend son final aussi surprenant qu’il s’avère in fine hallucinant, terrassant.

     Si le film est sans doute légitimement prisonnier de sa forme froide (format « carré » et longs plans fixes) d’une austérité et d’une lenteur accablantes sinon complaisantes, diront les plus sceptiques, il regorge d’un nombre de trouées, à l’image de cette errance dans un terrain vague portuaire cerné par des cieux rose violacés, une scène de méditation/lévitation qui évoque aussi bien Under the skin que Zerkalo, ce rendez-vous enneigé en pleine forêt décharnée d’une violence sèche ou dans ce final tout simplement sidérant (au point de se demander, un temps, s’il relève d’une facilité ou d’un coup de génie) qui lui offrent une dimension si singulière qu’elle donne aussitôt envie de s’y replonger. First reformed m’a tellement perturbé qu’il m’a fallu le revoir, dix jours seulement après en avoir fait sa découverte, afin de lever les maigres réserves qu’il avait fait naître et me terrasser comme jamais dans un final qui triomphe la vie in-extrémis.

The canyons – Paul Schrader – 2014

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American porno.

   6.0   Premier film de ma soirée consacrée au rattrapage de deux gros buzz 2014. The canyons est loin des plus belles réussites de son auteur, loin de American gigolo par exemple. Il y a pourtant quelque chose de très séduisant et passionnant là-dedans. Il y a l’écriture d’Ellis déjà, pas ce qu’il a écrit de mieux mais c’est du pur Ellis quand même, sorte de Moins que zéro si on prend le film du point de vue de Ryan, de American psycho si on le prend de celui de Christian. The canyons n’est que longs tunnels de dialogues, pas toujours intéressants, mais bien ancrés dans cet Hollywood moderne des golden boys. C’est une affaire de corps (comme le sera aussi le Ferrara), d’enfant star (Lohan) qui se rebelle et montre sa plastique, de ces traits abîmés, actrice rongée par la défonce (on lui donnerait dix ans de plus, facile). Cet autre corps d’acteur porno, monolithe au regard de pierre, dont on ne voit pourtant jamais le sexe excepté dans une scène suggestive où il étrenne son gros gourdin en grimpant lentement des escaliers. Je trouve le film vraiment fort par moments. Capables de dépeindre tout et rien à la fois, un peu l’inverse du Cronenberg qui me semble être un film d’ado qui s’amuse avec ses propres codes. Le Schrader ne ressemble vraiment à rien d’autre qu’à lui-même. Sorte de porno cauchemardesque. Une adaptation d’Ellis parfaite, en somme, puisque Ellis est inadaptable.


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silencio


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