Le crépuscule des dieux.
8.5 Au cinéma, il est souvent question de temps, mais rarement de temps réel. Récemment il y a certains films comme celui-ci qui donnent cette impression de dilatation temporelle alors qu’ils ne reproduisent par la durée d’un plan que la véritable durée du temps. Béla Tarr le travaille énormément, jouant de l’ellipse entre chacun de ses plans – peu nombreux – qui eux ne sont qu’une reproduction d’un temps donné réel. Attention je ne parle pas de cinéma réel ou réaliste, je parle de temps. Alexandr Sokurov aussi participe à ce schéma là, sa plus grande illustration restant à ce jour celle de L’arche russe construit sur un seul plan séquence. Même si ce dernier cas est isolé car il s’agit justement de tout déconstruire temporellement à l’intérieur même du plan, le film racontant deux siècles de l’histoire russe en nous baladant dans le musée de l’Ermitage. Non, Hamaca Paraguaya ferait davantage écho à Lumière silencieuse, de Carlos Reygadas, dans les films récents, dans son approche du temps réel. Les deux films commencent un peu de la même manière, le lever du jour en temps réel, avec un plan légèrement zoomé chez le cinéaste mexicain, entièrement fixe chez la cinéaste paraguayenne. Si les deux films cherchent à nous immerger totalement dans un paysage, dans une ambiance sonore naturelle, dans un climat de façon à nous y faire léviter à l’intérieur, le premier n’est qu’une introduction, une approche hypnotisante avant de changer de cadre, tandis que le second fait d’emblée intervenir des personnages à l’intérieur de son plan. Candida et Ramon sont deux paysans dans une campagne isolée, ils dressent un hamac entre deux arbres dès l’aube, parlent de leur fatigue respective, de la pluie qui approche, du chien qui aboie et de leur fils au front. C’est l’évocation du fils qui guide leur discussion ainsi que leur désaccord permanent. Et nous on apprend à vivre avec eux, découvrant une Candida méfiante, terre-à-terre, qui refuse de parler de la guerre, à la recherche d’une certaine sérénité qu’elle peine à trouver ; Un Ramon rêveur, pétri de douleurs multiples, espérant le retour de son fils à chaque instant, concentré sur la couleur du ciel priant pour que la pluie arrive jusqu’à lui.
Il y a quelque chose de nouveau, de formidable dans ce film : il concerne l’utilisation des mots. Hamaca Paraguaya n’est pas uniquement un film qui montrerait un vieux couple sur un hamac discutant de la mort ou de futilités, dans ce premier plan, lointain – on ne peut distinguer le mouvement de leurs lèvres – les paroles des personnages semblent être ajoutées derrière, comme une voix-off (pourtant elles semblent dans un premier temps accordées à l’image) ou plutôt comme une doublure. C’est lorsque les plans se feront plus proches, lorsque l’on découvre Ramon et Candida dans leurs tâches quotidiennes individuelles (hors hamac) que l’on se rend compte qu’ils ne parlent jamais, que leurs bouches restent fermées. Ces paroles, parfois très présentes, apparaîtraient alors comme des souvenirs, peut-être bien des rêves, ou même une désynchronisation entre le lieu et le moment. Parce qu’à de nombreux instants, les mots semblent être associés au lieu mais non à l’instant. L’image pourrait alors être une projection future de ces discussions comme si la vie de Candida et Ramon, après la mort de leur fils, était devenue muette. Quand le vieil homme parle avec son fils, juste avant son départ en guerre (et celui-ci qui parle de changer de nom pour ne pas que l’on vienne annoncer sa mort à sa mère plus tard) on découvre l’homme dans une de ses tâches quotidiennes du présent, comme si le fiston était venu lui annoncer par le passé son départ durant ce moment là. La scène se reproduira avec Candida plus tard lorsqu’elle lave les vêtements en forêt. Ou encore plus tard avec le facteur qui vient lui annoncer la disparition d’un certain Maximo Caballero, elle ne voulant pas reconnaître ce nom pour son fils, qu’elle dit s’appeler Maximo Ramon Caballero. On la voit alors jeter un peu de terre dans le feu derrière elle, comme s’il y a longtemps elle avait jeté au feu la chemise ensanglantée de son fils que le facteur avait ramené, se débarrassant de toute possibilité d’une réalité macabre. Elle qui nie la mort de son enfant. Lui qui espère sans imaginer le pire. Candida et Ramon sont deux paysans qui tentent de surmonter les difficultés de la vie, la mort, et en arrivent à être en proie aux doutes, à ne plus croire peut-être même, peu à peu.
Dans une dernière séquence incroyable, occupant quelque chose comme un tiers du film, nous sommes à nouveau avec Candida et Ramon, sur leur hamac. On y réentend les aboiements de la chienne, disparus un moment donné, comme si elle revenait d’entre les morts. Et le ciel menace une nouvelle fois de s’abattre sur la région, pour le plaisir de Ramon qui n’espère qu’une chose : croiser de son regard, levé vers le ciel grisâtre, un groupe d’oiseaux qui fuiraient une pluie imminente. L’instant ne vient pas, Candida n’hésite pas à lui faire remarquer, poursuivant l’idée que l’on se fait de ces deux comportements complètement différents, et pourtant si complémentaires. Puis le soir viendra à tomber. Ramon se plaignant de son mal à la poitrine. Candida de la non-présence de son fils, qui là pèse chaque jour davantage. La pluie est leur dernier espoir, enfin ce qu’ils se sont fixés comme dernier espoir. La nuit envahit l’écran à tel point quel l’on distingue maintenant difficilement nos deux personnages, qui s’apprêtent à retirer la lampe et le hamac pour rentrer chez eux. Ecran noir. Un dernier coup d’orage qui gronde. Et une pluie qui masque tous les autres bruits. Générique. J’ai oublié de signaler que cette longue et magnifique dernière partie de film est intégralement en plan fixe unique, comme en écho au plan initial. On a vu le jour se lever, on voit la nuit tomber. Et Candida et Ramon reproduiront sans doute la même journée demain, attendant inéluctablement un retour qui ne viendra évidemment jamais.