Les naufragés de Montparnasse.
7.5 Rouge-gorge est le prolongement ludique de Vincent, mais tout y est plus mystérieux, dynamique, aléatoire, tout semble moins décousu aussi, ou simplement de façon provisoire puisque tout finit par prendre en cohérence. C’est un film rempli d’indices à résoudre, de portes à ouvrir, de coffres à forcer, de situations savoureuses, correspondances intempestives. On peut y rester à quai puis l’instant suivant être cueilli brutalement. C’est du Rivette en mode mineur. Du Rivette bis.
Le film s’ouvre et se ferme dans un aéroport, et comme un mauvais présage, un homme, inconnu et inutile au déroulement de l’histoire, est interpellé dans la première scène, sous les yeux de Reine, qui y retrouve Louis. Un chapeau tournoie sur le sol ici, une berceuse s’échappe là d’un homme venu revoir sa fille ? Son amante ? Et lui donner quelques indications concernant un étrange colis.
Laetitia Léotard et Philippe Léotard, père et fille, se jouent ici aussi père et fille, mais avec une parenté qui reste toutefois longtemps indécise. Cela crée un espace de mystère supplémentaire augmentant la perte de repères qui s’installe progressivement. Cela irrite aussi Frédéric, campé par un Fabrice Luchini qui incarne le meilleur ami de Reine comme il incarnait un an plus tôt celui de Louise dans Les nuits de la pleine lune, d’Éric Rohmer, amoureux beau-parleur, pot-de-colle et jaloux. Il traverse le film avec une incapacité qu’il joue à merveille, aussi bien dans ses maladresses avec Reine que dans son inutilité plus loin, à soigner Charles, le jeune motard, qui trouvera refuge et liaison chez la jeune femme.
Mais faisons un pas en arrière – puisque le film est construit sur de tels tiroirs imbriqués qu’il faudrait uniquement en parler au moyen de ses étranges passerelles qui les relient à l’instar de ces petits bouquins qu’on lisait ado à la bibliothèque, et leurs récits aventuriers aux pouvoirs labyrinthiques qui nous emmenaient sur plusieurs chemins possibles, quand à la fin d’une page ou d’un chapitre on avait la possibilité de choisir sa page ou son chapitre de rebond, à l’infini.
Comme pour Vincent, la quasi entièreté du récit se vit du point de vue de Reine, s’interrogeant sur son père, le mensonge qui entretient leur relation et la dimension romanesque ou non de leur existence. Reine est une étudiante en histoire qui semble spécialisé dans les récits de piraterie, mue par son père, pseudo aventurier avant qu’elle ne croise la route de Charles, pirate moderne et Marguerite, dont elle découvre qu’elle lui envoyait les cartes postales des quatre coins du monde, qu’elle croyait recevoir de son père, Louis dit Rouge-gorge dit aussi Charles Perrault, qui était en fait en prison. Dans la chambre de Reine, sa collection Atlas à l’envers semble faire montagne de lingots d’or.
Il pourrait y avoir plusieurs pistes à emprunter dans Rouge-gorge comme aucune si Reine n’avait jamais tenté de percer le mystère du colis. C’est donc en faisant parler sa curiosité d’aventurière en herbe (j’y reviens) que la jeune femme s’est retrouvée face à une cassette vidéo (Un objet important parmi tant d’autres qui traversent le film : Un sac de pièces d’or, Des liasses de billets, Une pile de livres, une robe, un bijou, un casque de motard, un billet d’avion, une lame de rasoir, les cartes de visite du Tropical Tours) contenant des images de motards recevant ou échangeant de la fausse monnaie. Vidéo dans laquelle Reine avait déjà repéré Charles avant de le retrouver, par hasard (ou non, suivant la portée symbolique) dans la salle de cinéma, et son irruption devant L’île au trésor (celui de Evgueni Fridman, 1974) que Reine dit (à son père) avoir vu sept fois comme Marguerite se plaint des sept années de malheur du sort jeté par cette dernière qui lui a brisé un miroir dans sa salle de bain. Car Rouge-gorge se nourrit essentiellement par le rêve, à l’image de cette dernière séquence, complètement onirique, qui brise la dernière scène du récit, fatale, tragique, le laissant à jamais en suspens. Le film devient celui de tous les genres où Paris distribue ses punitions (dont le rouge-gorge, qui semble relever de multiples significations, en est l’étape ultime puisqu’il signifie aussi se faire trancher la jugulaire) et n’est plus qu’un immense terrain dévoué au trafic de la fausse monnaie.
Rouge-gorge est un puzzle, un peu délicat à apprivoiser à première vue, avec cette impression que les pièces se ressemblent toutes, qu’on ne trouve pas les bords, puis tout s’éclaire, s’imbrique avec patience, et on prend un plaisir certain, on pourrait poursuive l’aventure pendant des heures à l’aise. C’est un film que je reverrais probablement avec beaucoup de plaisir. C’est un film qui fourmille d’inventions et de petites imbrications stimulantes. Et si je regrette certains jeux inappropriés, celui de Victoria Abril notamment, qui semble plus adapté au cinéma lourdaud d’Almodovar, ainsi que diverses situations pas suffisamment travaillées de l’intérieur pour vraiment fasciner, je trouve dans ce troisième long métrage enfin ce qui peut m’attirer dans l’univers tortueux du cinéma de Zucca.