Archives pour la catégorie Quentin Tarantino

Reservoir dogs – Quentin Tarantino – 1992

24. Reservoir dogs - Quentin Tarantino - 1992La couleur de l’argent.

   8.5   Quel plaisir de revoir le tout premier Tarantino, aujourd’hui, après la maestria qui giclait de The Hatefull eights et la déflagration produite par Once upon a time in Hollywood, son chef d’œuvre.

     Aussi anodine soit-elle en apparence, la première scène annonce son cinéma en devenir. Un groupe d’hommes en costume noir est attablé dans un café. On comprend qu’ils s’appellent par des noms de couleurs (afin de ne pas dévoiler leurs véritables identités) et s’apprêtent à effectuer un casse. Ils donnent chacun leur avis sur la carrière de Madonna, tout particulièrement sa période Like a virgin. Pas étonnant, puisque vierge, cinématographiquement parlant bien entendu, Tarantino l’est encore. Puis ils se disputent à propos des vertus du pourliche. C’est tout. Ça dure sept minutes, la réalisation est vivante, déjà virtuose, sept minutes qui pourraient ne servir à rien dans le film d’un autre cinéaste, mais chez Tarantino c’est un monde (de possibles) qui s’ouvre.

     Ailleurs, on aurait assisté au braquage dans la foulée. Ou bien suivi chaque personnage individuellement durant les préparatifs de ce braquage. Ici c’est un générique en lettres jaunes qui résonne, sur fond de Little green bag, de George Baker Selection, pendant que notre bande de truands regagnent leurs véhicules, au ralenti. Tarantino vient d’apposer son style. La suite est à l’avenant, avec un premier virage, conséquent, surprenant : Il nous plonge au cœur de l’action, dans un étrange bain de sang, à l’arrière d’une voiture conduite par White, avec Orange qui s’est pris une balle dans le bide, agonisant lentement dans un concert de cris et de larmes.

     C’est un hangar qui prendra le relais. Un lieu de repli qui verra bientôt apparaître chacun des protagonistes (vivants) du braquage (Pink, Blonde, puis Eddie & Joe) mais duquel, au présent, nous ne sortirons plus, excepté pour les accompagner jusqu’au coffre de la voiture de Blonde, stationnée devant, qui distribuera son lot de petits rebondissements supplémentaires : Un flic bâillonné puis un bidon d’essence.

     C’est un huis clos génial, mais un huis clos au présent seulement. Car c’est la grande idée originale (héritée à la fois du Rashomon, de Kurosawa que de The Killing, de Kubrick) de Reservoir dogs : Des insertions de flashbacks permanents visant à nous familiariser avec les personnages, aussi bien durant leur recrutement pour le casse, que pendant leur évasion individuelle après le fiasco du hold-up.

     C’est un film de bricoleur. Le scénario est écrit en trois semaines, Tarantino est alors employé dans un vidéo club et envisage d’en faire un film amateur avec le budget que lui a rapporté la vente du scénario de True romance. Le hangar où se déroule une grande partie de l’action du film est une ancienne morgue. L’appartement d’Orange est une pièce (retapée) située à l’étage du hangar. La scène du bar fut tournée quand celui-ci fermait, le samedi soir. La Cadillac blanche de Blonde est la vraie Cadillac de Madsen. Etc. Et si nous ne voyons jamais le braquage, par choix, on peut imaginer que ça découle aussi d’une obligation budgétaire.

     C’est fait avec trois fois rien, certes, mais c’est écrit et joué à la perfection, réunissant un casting formidable, de Steve Buscemi à Harvey Keitel, en passant par Chris Penn et Tim Roth. C’est réjouissant de la première à la dernière seconde, un film bercé par les chansons passant à la radio dans l’émission K-Billy’s Super Sounds of the Seventies. Une merveille de film noir à la sauce Tarantino, drôle, violent, qui annonce Pulp fiction et (quasi) toutes ses merveilles à venir.

Once upon a time in… Hollywood – Quentin Tarantino – 2019

05. Once upon a time in... Hollywood - Quentin Tarantino - 2019Aux frontières d’une aube meilleure.

   10.0   Dans Pulp fiction, film de pure fiction ne laissant de place au réel et encore moins à l’uchronie, Tarantino expérimentait la possibilité de faire revivre un personnage par la seule grâce du montage. Vincent Vega mourait brutalement sur les chiottes de Butch Coolidge mais la non-linéarité du film lui permettait de revenir dans le dernier tiers au sein duquel, forcément, il ne pouvait plus mourir puisque l’on savait quand son heure viendrait. Une scène en particulier jouait de ce tour de magie en reprenant la suite de celle du cheeseburger, quand Jules Winnfield entonnait un passage de la bible sur « La marche des vertueux ». En effet, un quatrième type, dont on ne soupçonnait pas qu’il soit caché depuis le début dans la pièce d’à côté, déboulait, leur vidait son chargeur dessus mais sans les atteindre. Ce « miracle » que Jules ne cessera de répéter comme mantra pour jeter l’éponge, c’est aussi celui du cinéma, des velléités du hors-champ, de la diversification des points de vue, surtout des puissances du montage. Le film de se terminer là où il avait commencé, dans ce café-restaurant, un épilogue qui poursuit la scène introductive, mais d’un autre point de vue, celui de Jules & Vincent, assis à la table d’à côté, un peu comme le quatrième homme de l’appartement à la mallette.

     Dans Once upon a time in… Hollywood, une séquence qui restera d’ores et déjà comme l’une des plus gracieuses du cinéma de Tarantino, suit Sharon Tate, prenant en stop une hippie, avant d’entrer chez un libraire afin de commander Tess d’Uberville pour son mari, avant d’entrer dans le Fox Bruin Theater où elle assistera à une séance de The wrecking crew, film dans lequel elle partage l’affiche avec Dean Martin. C’est Margot Robbie qui incarne Sharon Tate dans le film, mais c’est bien la vraie Sharon Tate que l’on voit sur l’écran, qui projette les vraies images du film de Phil Karlson. Là aussi, comme dans Pulp fiction, c’est le cinéma qui fait des miracles, qui se permet en l’occurrence de faire chevaucher le réel et la fiction : Si Tate avait rencontré ses bourreaux une première fois, offert à Polanski l’inspiration d’un de ses chefs d’œuvre et avait assisté à l’une de ses prestations incognito, alors ne serait-il pas possible d’aller plus loin encore ? De changer le cours de l’histoire, par exemple ? De faire que la fiction règle son compte à la réalité, par exemple, comme le montage réglait son compte à la fatalité dans Pulp fiction ? Tarantino achève d’en faire une séquence troublante en plus, en la dilatant complètement par son découpage : Entre le moment où Tate entre dans le cinéma et celui où elle en sort, il se passe peut-être une heure de film. Si cette dilatation est le propre du cinéma de Tarantino, comme on a pu le voir notamment avec Pulp fiction, l’étrangeté ici vient de la totale linéarité et de son extrême douceur. C’est que le film en garde sous le pied avant de plonger dans la journée du 9 août.

     Mais avant de verser dans l’uchronie réparatrice – Ce que Tarantino a déjà un peu fait dans Django unchained et Inglourious basterds – ce film, son neuvième (Si l’on considère que les deux Kill Bill n’en forment qu’un seul) propose de suivre trois trajectoires distinctes. Celle de Rick Dalton, un acteur de seconde zone, comédien en proie aux doutes, à la boisson, aux oublis de texte, obligé de troquer ses petits rôles de cinéma pour ceux de la télévision (« It’s official, old buddy. I’m a has-been » se lamente-t-il à Cliff, en sortant de chez son agent) alors en plein essor : Ce jour-là il tourne dans le pilot d’une série de western mais entre deux prises se plonge dans un bouquin qui le bouleverse sur le récit mélancolique de la chute d’un cowboy. Celle de Cliff Booth, comédien raté reconverti dans la doublure cascade, qui dépose Rick aux studios, le récupère, répare son antenne télé et qui le soir retrouve Brandy, son staffordshire terrier, dans une caravane en bordure de drive’in. Le tout en observant les virées à Westwood ainsi qu’au manoir Playboy bref l’errance tranquille de la voisine de Dalton sur Cielo drive, femme de l’un des grands noms du Nouvel Hollywood, blonde pétillante et insouciante qui n’est autre que Sharon Tate. On est en 1969, ça le film nous le renseigne rapidement donc nous faisons vite le lien : Si c’est un Hollywood à deux vitesses, avec ses stars montantes et celles qui déclinent, il est aussi question d’un bouleversement plus frontal, plus cruel, qui touche autant le cinéma que le mouvement hippie (mais pas seulement : c’est une année absolument charnière) que viendra ici symboliser la présence d’abord fantomatique mais inquiétante dans la longue première partie puis fulgurante dans la courte seconde, de la « famille » Manson.

     Il faut d’abord saluer l’incroyable reconstitution que Tarantino dresse de ce Hollywood de 1969. Qu’on écume les plateaux de tournage, les boulevards de L.A. ou le quartier résidentiel de Cielo drive, qu’importe on a la sensation d’y être. La sensation, douce mais troublante, d’avoir glissé dans ce lieu, dans cette époque. Ce génie de la reconstitution passe inévitablement par un compromis : Il faut pour Tarantino épurer ses tendances fétichistes – On y verra pourtant les pieds de Margaret Qualley et ceux de Margot Robbie, au premier plan, écrasés sous le rétroviseur d’un pare-brise ou posés sur l’appui-tête d’un fauteuil de cinéma. On le refait pas, notre Quentin – et colmater ses brèches absurdes afin de dresser un portrait réaliste dans lequel la fiction (Cliff & Rick) qui s’invite dans le réel (Tate) se doit de nous faire croire qu’elle devient réelle. Ce compromis passe avant tout par une dissonance dans l’utilisation musicale. Il n’y a plus de grandes séquences bercées par telle ou telle chanson, à l’image de Son of a preacher man, de  Dusty Springsfield ou Lonesome town, de Ricky Nelson – Tarantino ne fera jamais si fort que Pulp Fiction sur ce point, c’est impossible – puisqu’ici les radios crachent des morceaux de chansons en permanence. Contrairement à ses films précédents, il est très délicat, si l’on prend tel ou tel morceau utilisé, de l’associer à une scène en particulier, tant d’une part ils foisonnent et tant d’autre part ils ne génèrent pas un simili-clip ni une sorte d’accompagnement parfait, comme c’était jadis le cas à maintes reprises, mais citons au pif la scène de l’oreille sous Stuck in the Middle with you, de Steelers Wheel, dans Reservoir dogs ou bien celle du lap dance, sous Down in Mexico, de The Coasters, dans Boulevard de la mort. Quelque chose a changé, dans Once upon a time in…Hollywood, indéniablement. Mais c’est aussi le budget colossal (C’est le film le plus cher de Tarantino, après Django unchained) qui participe de cette orfèvrerie de la reconstitution. Voitures de luxe, enseignes lumineuses, studios de cinéma, drive’in, devantures diverses, soirées festives, costumes variés, tout respire 1969 et tout aspire à nous faire croire que nous y sommes.

     Afin de donner de l’épaisseur, de la vie à cet univers, le film nous convie dans le passé de ses trois personnages, Sharon, Cliff et Rick, de trois manières complètement différentes. Rick par les fictions dans lesquelles il a jouées, puisqu’il s’agit de voir certains passages de séries télévisées (Bounty law, The FBI) ainsi que des publicités dans lesquelles il campe le premier rôle. Sharon en allant se voir, dans The wrecking crew, film dans lequel elle tourna en 1968 mais aussi en se remémorant ses entrainements avec Bruce Lee dans le jardin, en bord de piscine. Et Cliff dans un souvenir raconté par le prisme d’un long flash-back, nous permettant de comprendre pourquoi l’ensemble ou presque de la profession ne veut plus de lui : Un passé trouble, laissant planer à son sujet une rumeur peu glorieuse, ainsi qu’une altercation avec le même Bruce Lee. En soi, cette structure est déjà absolument brillante puisqu’elle se tient dans le récit de ces vingt-quatre heures couvrant les 8 & 9 février 1969 (en deux heures de film) et se permet de mélanger le réel et la fiction, le passé et le présent, avec un sens aigu du détail (les plongées dans l’univers du cinéma et de la télévision avec Rick, les traversées de LA dans les voitures de Cliff & Sharon), de l’émotion (Voir Margot Robbie qui incarne Sharon Tate regarder la vraie Sharon Tate, c’est magnifique, mais quasi autant de voir Rick discuter avec Trudi Fraser, la petite fille qui lui donne la réplique mais qui va surtout lui redonner confiance en lui) de l’humour (Cliff s’en va dérouiller Bruce Lee) et de l’angoisse (il va aussi rendre visite à un vieux pote de tournage au Spahn Ranch) à nous faire tellement planer dans une dimension parallèle qu’on en oublie qu’il peut aussi plonger dans un fait plus douloureux, soit celui des crimes de Cielo drive six mois pile plus tard. C’est aussi ce culot qui fait la surprise du film : Son étrange gestion de la temporalité le pousse à dérouler la majeure partie de son intrigue six mois avant les faits sur lesquels il pourrait moins subtilement s’appuyer. Dans Pulp fiction il y avait déjà un énorme trou d’air mais étant donné qu’il n’y avait pas de dates ni de fait réel rattaché, on s’en rendait beaucoup moins compte. Là tout est tellement dilaté qu’on finit par croire que le film ne se déroulera pas durant les faits du mois d’août tant redouté. Et le coup de l’ellipse relance la machine, fait naître une nouvelle angoisse et occupe un autre terrain, le crescendo vers le carnage, l’omniprésence de la voix off, un terrain que Tarantino maîtrise totalement, qu’on a beaucoup vu chez lui ce qui ne l’empêche pas de parvenir à déjouer toutes les attentes. Plus j’y pense, plus cette construction, moins ouvertement virtuose que certains de ses films, me fascine : Les chapitres (chers à Tarantino) ont disparu au profit de deux blocs se répondant à merveille.

     L’un des plus beaux moments du film voit Cliff Booth souhaiter bonne nuit à Rick Dalton – alors en pleine répétition de son rôle du lendemain – puis monter dans sa caisse et rentrer jusque chez lui, une caravane miteuse qui donne sur un écran de drive’in. On ne s’immisce pas à son réveil comme dans Le privé, de Robert Altman mais on pense à Eliott Gould et son chat, en voyant Cliff et Brandy, sa chienne. Il y est aussi question de pâtée en boite et on sent qu’il ne faut pas lui faire à l’envers non plus, à Brandy, même si elle est beaucoup plus docile et efficace que le chat roux de Philip Marlowe : Si l’un abandonnera sa bouffe pour régler son compte aux couilles d’un hippie dégénéré, l’autre plus susceptible devant sa pâtée de seconde qualité préfère disparaître (à tout jamais ?) par la chatière. Mais peut-être qu’ils sont en fin de compte le reflet de leurs maîtres : Par deux fois, Cliff dira qu’il essaie d’être un bon pote. Et quand bien même, si le film laisse trainer un étrange mystère quant à l’éventualité qu’il ait tué sa femme, ce qui est sans équivoque c’est le dévouement total de Cliff pour Rick. C’est d’ailleurs Cliff qui sortira blessé du carnage final et Rick qui sera indemne. Logique étant donné qu’il est sa doublure cascade, en plus d’essayer d’être un bon copain. Cliff Booth, le bon copain qu’on rêve tous d’avoir.

     On a beaucoup dit que Sharon Tate était moins mise en avant que Cliff Booth & Rick Dalton, voire qu’elle était réduite à être l’écervelée sans texte, à tout miser sur sa plastique et son sourire. Je ne suis pas du tout d’accord. Tout d’abord elle est sublime, semble glisser dans le film et sur le récit, une sorte de grâce fragile, de fantôme de la liberté (les entrainements avec Bruce Lee afin de gérer sa séquence de combat au cinéma, sont de purs moments de grâce suspendue, qui par ailleurs vengent le portrait volontairement grossier (car dans le souvenir, probablement déformé de Cliff) qui était fait de lui un peu plus tôt) bref de star montante incarnant un mélange de rêve américain et de flower power, filmée comme un ange. Mais un ange duquel transparaît l’accablante tristesse qui la renvoie aux évènements que tout le monde connaît, espoir déchu dont on sait contrairement aux deux autres personnages qu’elle n’est pas fictive et que sa destinée tragique est imminente. C’est à la fois terrible, doux et lumineux, comme portrait. Mais surtout, Margot Robbie ne peut pas jouer un personnage « à la sauce tarantinienne » (quel mauvais goût c’eut été) voilà pourquoi Tate a peu de lignes de dialogues, puisqu’elle incarne le réel, donc à la fois le tragique et l’hommage. Au contraire, ce contrepoint avec les personnages de Booth & Dalton est fondamental à mes yeux. Et en cela j’y vois un écho de plus à Pulp fiction, dans lequel on suivait les trajectoires croisées de Vincent Vega, Mia Wallace et Butch Coolidge, avec chacun son instant de lose et de sublime dans son CV. A l’époque, déjà, on y traversait Los Angeles. A l’époque, déjà, on assistait à des miracles : La piqûre d’adrénaline, les balles « arrêtées par une intervention divine » ou le sauvetage in extremis d’un couple de paumés. Quelque part là aussi, la fiction au sens la magie, faisait irruption dans la réalité.

     Et c’est de cela dont il s’agit ici. De cette plus-value qui fait qu’il sera peut-être mon Tarantino préféré avec le temps : Une vengeance de la fiction sur la réalité. Et ça se joue sur un entrelacement. Parfois avec beaucoup de légèreté, quand le corps de Leonardo DiCaprio est incrusté à la place de celui de Steve McQueen, dans une séquence de La grande évasion, lorsque Rick raconte qu’il est passé à un Steve et trois Georges (Peppard, Maharis et Chakiris) d’avoir le rôle. Parfois c’est un remous évanescent : Il y a quelque chose de troublant de voir Maya Thurman Hawke, la fille d’Uma Thurman autrement dit celle de Beatrix Kiddo, refuser in extremis de faire parti du convoi meurtrier orchestré par la Manson family. Comme un écho aux volontés de « sa mère » de ne plus poursuivre sa collaboration avec Les vipères assassines, en somme. Là aussi c’est la fiction naïve (Linda Kasabian a bien existé mais elle n’a pas filé, elle est resté dehors) qui s’immisce dans la folie du réel (Susan Atkins, Patricia Krenwinkel & Charles Watson ont sauvagement assassiné Sharon Tate et ses amis) pour le pervertir, le perturber. Sa fuite aurait-elle précipité le fait que ses acolytes se trompent de maison, dans la réalité parallèle orchestrée par le film ? Si un peu plus tôt, en observant de loin l’arrivée de ses voisins, Dalton avouait à Cliff qu’il les croisait pour la première fois, c’était déjà un jeu pour enfoncer le clou d’une frontière entre le réel et la fiction. C’est Cliff qui le premier fera l’expérience de briser cette frontière, d’abord de façon relativement brève, anodine (et sexy) mais non moins essentielle, en voyant Tate danser chez elle, à travers une fenêtre, puis dans le souvenir de son tournage avec Bruce Lee, ainsi que dans son furtif échange de regard avec Charles Manson, himself, probablement venu chercher Terry Melcher, le fameux producteur ; puis de manière plus frontale en acceptant de faire monter Pussycat (merveilleuse Margaret Qualley, qu’on adore dans The leftovers) dans sa voiture, jusqu’au Spahn Ranch de la Manson family, où Cliff compte bien revoir Georges Spahn, son vieil ami, propriétaire de cet ancien studio de cinéma, qui entre autre abrita le tournage de Duel au soleil, de King Vidor.

     Quoiqu’il en soit, quel plaisir intense de voir déambuler ces trois personnages à tel point que plus rien d’autre ne compte, ça pourrait des heures, comme ça : Je veux aller au cinéma avec Sharon Tate, me faire des virées en bagnole avec Cliff Booth, assister aux tournages de Rick Dalton. Et que la nuit ne vienne jamais entraver ce bonheur simple. Mais pour être tout à fait honnête, si les deux heures de déambulation (il s’y passe à la fois tout et absolument rien) de la première partie m‘ont semblé d’emblée absolument parfaites, j’ai eu quelques réserves, lors de mon premier visionnage à propos de la (violence de la) fin. Je ne savais pas trop quel sort on pouvait infliger à Manson et les meurtriers qu’il a envoyés, tout en respectant Tate & Polanski, mais j’avais l’impression de vouloir quelque chose qui soit davantage dans le tempo du film, une sorte de fausse fin où on attend un évènement qui ne vient pas, une violence qui s’évapore ou qui fait pschitt, comme c’est le cas pendant tout le film : à l’image de la scène au Spahn ranch, bordel mais quel génie. Mais in fine, cette violence est nécessaire ne serait-ce que pour ne pas oublier que le carnage est emblématique chez Tarantino, pour la revanche absurde qu’elle génère, pour l’utilisation du lance-flamme en clin d’œil à la série dans laquelle jouait Dalton qui déjà faisait clin d’œil à Inglourious basterds, mais aussi pour permettre à Cliff de briller dans l’ombre – comme tout cascadeur qui se respecte – et faire que Rick Dalton rencontre Jay Sebring devant un portail, puis fasse connaissance avec Sharon Tate en l’accompagnant, pourquoi pas, jusqu’à une aube meilleure. Que la fiction brise la barrière du réel.

     La mélancolie qui traverse le film vient beaucoup du contexte de cette époque, à la fois parce que le récit se déroule pendant l’enfance de son auteur, mais aussi entre la fin de l’âge d’or et l’entrée dans le Nouvel Hollywood. Le western se meurt au cinéma, c’est la télévision qui le récupère. Le mouvement hippie fait irruption sur le grand écran (Rick Dalton ira jusqu’à appeler ceux de Manson « Dennis Hopper » sans doute venait-il de voir Easy rider, sorti en juillet 1969) tandis que nos deux compères font partie de l’ancien Hollywood et sont d’ailleurs sur le point de mettre fin à leur collaboration. C’est la fin d’une ère, pour eux, pour tous. Pour Sharon Tate aussi, sans doute. On ne saura jamais ce qu’elle aurait pu devenir au cinéma mais le monde change tellement qu’elle aurait très bien pu décliner en tant que star comme Rick Dalton échoua dans le western spaghetti. C’est le rôle de ce plan de bascule final somptueux (au-dessus des maisons) qui suit cette sublime discussion par l’interphone : On entre dans le fantasme ou plutôt Rick apporte la fiction dans le réel, afin que Sharon Tate (sur)vive dans le fantasme.

     N’oublions pas que l’objectif s’élève à plusieurs reprises dans le film comme pour marquer une scission entre le rêve et la réalité, mettre une frontière ou au contraire briser cette frontière. Lorsque l’on quitte le jardin de Dalton pour rejoindre le pas de porte de Tate & Polanski, il s’agit de quitter le personnage de fiction pour suivre ceux du réel. Lorsque nous suivons le retour de Cliff chez lui dans sa Volkswagen Karmann Ghia 1967 (Il faut rappeler que Beatrix Kiddo conduisait le modèle de 1973 dans Kill Bill), la caméra le quitte un instant pour s’élever et passer au-dessus de l’écran de drive’in à côté duquel il vit. C’est un plan à la Sergio Léone dans Il était une fois dans l’Ouest, quand Claudia Cardinale arrive à la gare. Si c’était un moyen de la faire entrer dans le film, il s’agit là aussi d’entrer dans la réalité de Cliff Booth, loin des (miettes de) paillettes de l’univers de Rick Dalton. Et bien entendu il y a le plus important : Le dernier plan du film, puisqu’il fait rejoindre les deux mondes, il ne casse plus, il réunit. Le portail du château qui s’ouvre, l’objectif qui prend son envol, oui, il s’agit bien d’un conte. Once upon a time, nous étions prévenus. On s’attendait à voir Tate mourir comme en vrai, mais c’est Rick qui finalement la « sauve » puis s’apprête à faire connaissance avec elle, lui l’acteur has been, vestige de l’âge d’or, rencontre l’élan de jeunesse et du Nouvel Hollywood.

     Once upon a time in… Hollywood diffère dans la filmographie de Tarantino en ce sens d’une part qu’il est son premier film sur le cinéma, fondamentalement parlant, un grand film sur un Los Angeles fantasmé avec ce que ce fantasme génère de souvenirs d’enfance – Tarantino avait six ans en 1969. Tarantino a toujours fait des déclarations d’amour au cinéma, mais là c’est sa plus belle et de loin. Et d’autre part qu’il émeut et hante comme aucun de ses films (parfois même géniaux) n’avait su le faire. En somme, Eightful eight avait ouvert la voie, l’impact était moindre en apparence, en réalité il fallait y songer, le revoir et en apprécier pleinement ses mystères et ses creux. Once upon a time in… Hollywood ne gagne donc pas tellement sur son immédiateté ni sur son pouvoir de jubilation, c’est sa mélancolie qui emporte le morceau, une gravité qu’on ne lui connaissait pas, et cette façon si puissante, si douce, aussi surprenante que logique, si l’on connaît Tarantino, de dire que le cinéma est plus fort que la vie, que Cliff Booth peut mettre Bruce Lee au tapis, que le jeu de Rick Dalton peut époustoufler une petite fille, que Sharon Tate peut être sauvée. Le titre du film n’est pas sans rappeler Sergio Léone, par ailleurs. Dans l’ouest, en Amérique ou à Hollywood, c’est l’image du conte qui l’emporte. Un somptueux conte de cinéma.

     Si j’avais le temps, j’y retournerais encore. En gros, c’est à mes yeux le plus beau film de son auteur, la plus belle sortie depuis Mektoub, my love, bref c’est le film de l’année.

Boulevard de la mort (Death proof) – Quentin Tarantino – 2007

02. Boulevard de la mort - Death proof - Quentin Tarantino - 2007Sale histoire.

   6.5   Death proof est très clairement sectionné en deux parties dans une structure en miroir : Austin, Texas d’un côté, Lebanon, Tennessee de l’autre. Avec dans chacune des deux parties une bande de filles observée puis attaquée par un stuntman-psychopathe, sublime Kurt Russell en salopard irrécupérable. La seconde partie est nettement plus réussie en ce sens qu’elle se libère – comme elle se libère de son noir et blanc, tandis que la première ne s’affranchit jamais de ses rayures – de son influence initiale des films d’exploitation diffusés dans les drive’in avec cette image abimée, ses sauts de pellicules, pour accoucher d’une image plus léchée ainsi que d’une tendance qui rend au film son existence : L’hommage au Vanishing point, de Richard Sarafian. Toute la semi-réussite de ce Tarantino mineur se loge dans ce point de convergence cinéphile mais aussi dans son parti-pris schizophrène.

     Il me semble en effet que c’est surtout un plaisir de fan-service très immédiat et régressif, Death proof. A l’époque de sa sortie, j’étais allé le voir dans le multiplex à côté de chez moi, dans une salle hilare avant l’heure, convaincue d’avance. Quand surgit le générique final, après le jubilatoire déferlement de vitesse et de vengeance des quinze dernières minutes, un type s’était levé et avait hurlé « T’es Le Meilleur, Quentin ». C’est un peu réducteur car c’est un film passionnant sur plein d’autres points mais c’est à mon sens ce qu’il représente avant tout : Un petit défouloir, joyeusement récréatif. Malheureusement cette immédiateté s’évapore au fil des visionnages. J’avais adoré le film en salle puis beaucoup moins en le revoyant très vite, j’en avais déduis qu’il était trop tôt car je m’y étais ennuyé, le trouvant beaucoup trop clair dans ses intentions et sa structure, j’étais aussi gêné par la majorité des conversations, les plus faibles de tout le cinéma de Tarantino, sans discussion possible. Tout en trouvant l’attachante virtuosité qui fait le sel de son cinéma, évidemment. Mais plus de dix ans plus tard c’est pareil. J’y vois un joli ovni complètement dérisoire, réjouissant, une réussite si on le compare à celui qui se joignait à lui en dyptique (Planète terreur, l’étron de Robert Rodriguez) mais au sein de la filmographie de Tarantino ça reste très faible.

     On retrouve quoiqu’il en soit les détails fétichistes chers à l’auteur. Ainsi le premier plan du film – sur lequel se déploie le générique en lettres jaunes – est celui d’un pare-brise sur lequel reposent des pieds féminins. Pieds et pare-brise c’est quasi le programme du film : Une jambe est rompue par un pare-brise au mitan ; quant à Zoé Bell (qui était la doublure d’Uma Thurman dans Kill Bill) elle aura les pieds sur le pare-brise au moment le plus embarrassant pour elle de la course poursuite entre les deux Dodge. Le film, par ailleurs, se clôt, sur un coup de talon dans la gueule. Mais il y a d’autres instants fétichistes. Tarantino s’amuse beaucoup. Il y a ce fameux plan de contre-plongée dans le coffre d’une voiture, on y évoque les habituelles cigarettes Red Apple, on y entend une musique de Kill Bill en guise de sonnerie de téléphone, et on y parle de Big Kahuna Burger. Il y a surtout ces dialogues, aussi vains qu’interminables et c’est peut-être là-dessus que la force tarantinienne s’est soit quelque peu effilochée – On préfèrera n’importe quelle discussion de Reservoir dogs ou Pulp fiction – soit légèrement déplacée, vers quelque chose de plus ténue, moins tape à l’œil, qu’il utilisera magistralement dans Les huit salopards.

     Mais il y a une idée forte. Le fait que le film opère une sorte de reset inattendu – comme si ce n’était pas son programme, comme si son méchant avait réussi à briser ce programme : Difficile de ne pas penser au Psychose, d’Hitchcock – crée un film-double, une sorte de film-miroir façon Une sale histoire, de Jean Eustache, dans le même ordre, avec le réel (le document) qui supplante la fiction ; Les doublures qui remplacent et vengent les personnages. C’est en somme l’inverse du dispositif de son dernier film où la fiction pourra se permettre de venger le réel – Même si l’idée que Tarantino offre un vrai rôle, un vrai visage à sa cascadeuse est déjà là-aussi une revanche sur le réel. On peut donc considérer que c’est un autre film qui commence au mitan. Mais on peut aussi se dire que ces nouveaux personnages sont les doublures des premières, plus dingues, plus volontaires, moins insupportables aussi : La discussion est plus jouissive, étant donné qu’on y parle de Vanishing point et qu’il est question de trouver le vendeur d’une réplique de la Dodge Challenger conduite par Kowalski. Mais pour entrer dans ce nouveau film, la cassure est brutale, un sommet d’ellipse radicale (avant celle d’Once upon a time in…Hollywood) dans l’œuvre de Tarantino au point que la collision de voitures en point d’orgue de la première se vit quatre fois, afin de montrer la mort des quatre filles. La transition se jouera sur une discussion entre deux flics, complètement inutile puisqu’on ne les reverra jamais. On peut donc y voir deux films en un seul, comme un dyptique au sein d’un dyptique, en fait, avec un méchant qui gagne puis qui perd. Mais cette idée de réel qui rattrape la fiction – avec des filles qui veulent retrouver la voiture d’un film – me plait davantage.

Kill Bill, volume 2 – Quentin Tarantino – 2004

14. Kill Bill, volume 2 - Quentin Tarantino - 2004L’amour sous la violence.

   8.0   La sortie du deuxième volume de l’histoire de la mariée vengeresse s’accompagnait d’une imposante attente, celle de la double promesse qui irriguait le final de Kill Bill, volume1 : Si enfin on voyait Bill, du moins entendait-on sa voix, cette entrée dans le champ n’arrivait pas seule puisque c’est un secret en forme de confidence (C’est le seul moment du film où on n’est plus aux côtés de Beatrix Kiddo) que Bill et à fortiori Tarantino font au spectateur.

     Alors qu’on la pensait, comme tous ceux présents à la cérémonie, évaporée dans le massacre de la chapelle de Two Pines, on nous apprend que la fille de la mariée est bien vivante. De quoi alimenter deux horizons majeurs pour cette suite, l’un que l’on partage avec Beatrix depuis le tout début, à savoir tuer Bill, le titre ne ment pas, c’est bien vers lui que le récit, aussi chamboulé soit-il, converge ; l’autre qu’elle ne soupçonne pas elle-même, ce qui permet d’une part de la rendre plus fragile, d’autre part d’avoir une avance sur elle, elle qui était si rapide et si imprévisible sitôt enrôlée par le grand Pai Mei, dont on verra aussi ici les entrainements douloureux mais salvateurs.

     Pourtant, le film s’ouvre sur la chapelle, justement. Comme dans le premier volet, sauf qu’ici il ne s’agit plus de montrer le massacre mais de suivre la discussion que Bill et Beatrix entretiennent juste avant ce qui aurait dû être une cérémonie de mariage, juste avant que Bill soit rejoint par les autres membres des Vipères assassines. Beatrix annonce qu’elle abandonne son rôle de tueuse à gages et Bill reste en retrait, silencieux, désenchanté, amoureux déçu, aussi, probablement. La séquence est en noir et blanc là aussi, pourtant c’est Sergio Leone que l’on convoque clairement d’emblée, dans la façon de faire entrer les personnages dans le cadre, la découpe des plans, la durée de la scène, la place du son : On se souvient qu’il y avait déjà de cela dans l’affrontement avec Oren Ishii.

     Mais là où Tarantino se confondait en virtuosité, fétichisme et grandiloquence dans le premier volume, il répond par la simplicité désenchantée dans le second. Par exemple, le massacre de la chapelle passe en hors champ après un long travelling arrière comme dans Frenzy, d’Hitchcock. S’il reprend l’exiguïté de celui qui l’opposait à Vernita Green, le grand combat dans la caravane entre Beatrix et Elle Driver est plus sec, plus frontal. Dans ce volet on n’accompagne plus les « boss » de bastons avec quatre-vingt-huit cinglés mais d’un simple mamba noir. Quant à l’affrontement final tant attendu : Il n’est que diatribe (Magnifique David Carradine) et sa violence en point d’orgue est brève, tranchante mais sans effusions de sang.

     Pour comprendre la froide détermination de la mariée, il fallait intégrer l’imposant flashback de sa transformation sous forme de rite initiatique. Quoi de mieux pour Tarantino, qui s’est toujours octroyé le plaisir d’une narration éclatée – Rappelons d’ailleurs qu’il y avait déjà, dans le premier volume, un flashback en manga, concernant le trauma du personnage d’Oren Ishii – d’intégrer ce retour en arrière dans un moment du présent où sa survie semble plus que compromise ? En effet, surprise par Budd, soudain plus stratège et lucide que le ton désabusé qu’il affichait jusqu’alors (« Cette fille a le droit de se venger. Et nous méritons de mourir ») la mariée se voit enterrée dans un cercueil de bois après s’être fait flingué à bout portant au fusil contenant des cartouches de gros sel.

     Plutôt que de rejouer ou de continuer l’action du premier opus, Kill Bill, volume 2 sera son complément le plus inattendu. Cinq nouveaux chapitres, certes, mais il ne s’agit plus de viser le cinéma d’arts martiaux mais le western spaghetti. On n’écoute plus Meiko Kaji mais Ennio Morricone. L’amour, éclatant, passionnel, contrarié, remplace la violence cathartique. Seul l’affrontement sauvage entre Uma Thurman et Daryl Hannah rappelle qu’on est bien dans la suite d’un double programme ouvert par Kill Bill, volume 1.

     Mais le décalage ne s’opère pas uniquement dans la forme puisque l’idée c’est aussi de rendre le personnage incarné par Uma Thurman plus humaine (il faut en faire une mère) donc la plonger dans un dédale de souffrance (Pai Mei d’abord, Bud ensuite) tout en perçant les mystères de sa puissance. Si l’ultime monologue du film, signé Bill, convoque l’ambivalence du super-héros ce n’est pas anodin : La super-héroïne ici accouche d’une maman sur le point de rencontrer sa propre fille.

Kill Bill, volume 1 – Quentin Tarantino – 2003

32. Kill Bill, volume 1 - Quentin Tarantino - 2003La mariée était à cran.

   8.5   C’est très étrange de revoir cette moitié de Kill Bill, aujourd’hui. D’abord parce que c’est le quatrième film de Quentin Tarantino et que depuis, il a sorti quatre films supplémentaires, tellement différents et puissants chacun dans leur registre, qu’on a oublié à quel point Kill Bill, déjà, frappait un grand coup. Ensuite parce que je ne l’avais jamais revu, depuis sa sortie vidéo. Découvrir des films au cinéma ne faisait alors pas partie de mon hygiène de vie. C’est quand je vois ces films-là que j’ai un petit pincement, une pointe de regret : Découvrir un film en salle ça change souvent beaucoup de choses. C’est d’autant plus important dans ce cas-là, dans la mesure où les deux films ne sont pas sortis en même temps tandis que moi, je les ai découvert coup sur coup. Ça m’a permis de m’apercevoir que si le film avait gravé beaucoup en moi, mon esprit, lui, mélangeait très largement les deux volumes. Qu’importe, grâce à ma découverte récente de Lady snowblood, j’ai donc revu ce premier volet de Kill Bill. Celui que j’ai eu tendance à préférer à l’époque. Affaire à suivre mais ça m’étonnerait que ça change.

     Kill Bill, volume 1 peut être abordé sous l’angle de la pépite récréative mais s’il y a un enjeu il serait de l’ordre de l’hommage multiple, plus encore que d’habitude. Une obsession pour son auteur de relier des genres, des cultures de cinéma qui font ce qu’il est devenu lui aujourd’hui. On peut aussi se dire que Kill Bill joue contre ses précédents films qui jusque-là jouaient l’ambivalence du récit et la puissance des dialogues : plus formaliste, Kill Bill travaille davantage l’image, le noir et blanc d’abord, la couleur ensuite, de l’anime au duel enneigé tout droit sorti d’un western, des imposants costumes aux nombreuses giclées de sang. L’autre enjeu et pas des moindres à mon avis c’est le leurre, faire croire à un film de vengeance tout bête, d’une mariée, enceinte, laissée pour morte, mais déplacer les curseurs en faisant le pari que les plus beaux personnages seront les méchants, enfin ces personnages qui se dressent sur la route de ce personnage moteur. Oren Ishii est fabuleuse et pas seulement parce que Tarantino lui offre un chapitre pour déployer son background – dans un manga aussi violent que déchirant – elle est la cible mais aussi le cœur – la naissance de la vengeance, la naissance de l’hommage : c’est elle la Lady Snowblood des années 70.

     Il faudrait aussi parler de l’originalité de la construction – Quelle audace d’entamer cette vengeance par sa deuxième cible, parce qu’elle s’avère moins cinégénique, moins cathartique – son pouvoir de jubilation permanent, sa brièveté (ce sera le film le plus court de Tarantino avec Réservoir dogs) et sa merveilleuse façon de canaliser le hors champ. Bill est magnifique dans ce volet, justement car on ne le voit pas, il laisse la place aux femmes. Ce premier volet est surtout une affaire de femmes, par ailleurs. Et musicalement c’est à tomber et justement car là aussi il s’agit de tout mélanger, de Nancy Sinatra à Santa Esmeralda, en passant par Meiko Kaji et Bernard Herrmann. Mixture qui à l’instar des chorégraphies semblent reliées à son personnage et son évolution, donc c’est à la fois grossier et très stylisé. Formellement je jubile (pas toujours : moins fan de l’ouverture en noir et blanc hyper contrasté) ne serait-ce que dans ces savants plans-séquences, le parfait agencement de ses montées en puissance, ces mouvements de caméra impossibles dans le palais pendant le Woo hoo et que dire de ce duel final avec ce bruit régulier du bois qui une fois rempli, rejette l’eau et se cogne contre la fontaine.

     Kill Bill est parcouru d’une somme d’idées brillantes. J’imagine volontiers qu’on peut se sentir enseveli sous sa virtuosité malade, mais c’est monstrueux, vertigineux sitôt qu’on accepte le pari. Comme souvent chez Tarantino, cela dit. Moi avec le temps j’aurais tendance à dévaluer Boulevard de la mort, sans doute car ce n’est que du grindhouse, du bon, certes, mais ça manque d’enjeu, on ne dépasse jamais la dimension grotesque – D’autant que ça fait trop écho à la daube de Rodriguez, avec laquelle il « partage le programme ». Kill Bill a davantage d’amplitude. Bref c’est assez exemplaire. Ça l’est tellement, in fine, que je me demande si ce n’est pas la quintessence du cinéma de Tarantino. Si c’est évident pour certain, ça l’est moins pour moi, à priori, mais ça m’a cette fois beaucoup traversé l’esprit à la revoyure de ce premier opus de Kill Bill. Même si je sais pertinemment que Pulp Fiction n’est pas détrônable dans mon cœur, j’aurais tendance à dire que oui, Tarantino est au sommet de son art.

Four rooms – Allison Anders, Alexandre Rockwell, Robert Rodriguez & Quentin Tarantino – 1995

13754175_10153821981947106_5936023568360756056_n-900x596Inglorious filmmakers.

   2.5   Le néant. Jusqu’au quatrième et dernier chapitre, quatrième chambre, « The man from Hollywood », intégralement réalisé par Quentin Tarantino, qui sans surprises est au-dessus d’une médiocre mêlée. Après faut reconnaître qu’entre Pulp Fiction et Jackie Brown cet essai court (20 minutes) est relativement anecdotique. Mais sa façon de jouer avec le cinéma ici le pitch d’un court-métrage d’Hitchcock (De sa série Hitchcock presents) offre un truc assez jubilatoire malgré la lourdeur théâtrale de l’ensemble. Mais auparavant, donc, il faut se farcir trois autres chapitres. Les deux premiers sont réalisés par des potes de Tarantino et Rodriguez, inconnus au bataillon et heureusement ils le sont restés. Un truc de sorcière ridicule et un quiproquo adultère sans queue ni tête. Le troisième, hystérique et dégueulasse, forcément signé Rodriguez, est pire sans l’être, disons qu’il condense tout le mauvais goût qu’est et sera son cinéma mais sur une version courte ce qui ne le rend pas irregardable. Voilà bien longtemps que je voulais voir ce machin et bien je ne vais pas en mettre autant pour l’oublier.

Les 8 salopards (The Hateful Eight) – Quentin Tarantino – 2016

11. Les 8 salopards - The Hateful Eight - Quentin Tarantino - 2016Enfer blanc.

   8.5   C’est la première fois avec un film de Tarantino que je ressors avec autant de doutes que d’enthousiasme, qu’il me bouscule tant, qu’il installe lassitude avec non moins de lucidité et d’ampleur. Il faut le voir poser son récit, le faire grandir, avec ses accalmies et ses sursauts, sans véritablement se soucier ni du temps que cela prendra ni si le spectateur y prendra le malin plaisir qu’il prenait lors de ses sept films précédents.

     Tarantino a souvent fait grimper la tension, avec des dialogues à n’en plus finir, des lieux tiroirs, des apparitions de personnages, des petits mensonges, des faux-semblants. Mais jamais il ne l’avait fait avec autant de radicalité : à l’échelle d’un lieu, une auberge, durant trois heures. Certes, le film ne se déroule pas intégralement dans ce lieu puisque la première longue partie se joue dans une diligence, mais son trajet va déjà vers cette auberge, dès ce long plan de recul doux sur le christ recouvert de poudreuse, converge vers le carnage.

     Deux images fortes traversent le film : Les grands espaces enneigés et une petite auberge. Deux références s’imposent d’emblée : La chevauchée des bannis et Rio Bravo. Mais il les digère tellement que le western enneigé d’André de Toth semble laisser place à l’atmosphère bien lourde d’un The Thing – L’enfermement, le climat paranoïaque, la bête qui sommeille, Kurt Russell et l’univers musical, directement emprunté aux chutes Morriconienne du film de John Carpenter. Quant à Rio Bravo, il semble se faire dévorer par les effluves d’un Evil Dead. C’est un western horrifique, en somme.

     Les 8 salopards ressemble à s’y méprendre à un condensé du cinéma de Tarantino, s’inspirant finalement moins de ses amours de spectateur que renouant avec son propre matériau créatif passé. On y retrouve beaucoup de Reservoir dogs (la mercerie remplace l’entrepôt ; Les personnages pourraient aussi arborer une couleur ; La construction s’éclate d’un claquement de doigt) mais on pense aussi à Pulp Fiction puisque chemin faisant, Tarantino renoue avec la déconstruction narrative. Moins de virtuosité puisqu’il s’agit seulement de revenir un peu en arrière, mais on retrouve son attachement aux changements de points de vue. Ainsi qu’à d’autres bouleversements narratifs comme l’utilisation soudaine d’une voix-off (qui n’est autre que celle de Tarantino).

     Mais c’est aussi son film le moins accessible, d’une part car il renoue avec un genre en berne et l’investit vraiment (contrairement à Django Unchained) et d’autre part car son cinéma, de plus en plus étiré, est de moins en moins spectaculaire, débarrassé de ces grosses punchlines et autre climax culte. On rit mais plus du tout à gorge déployée. On rit serré. Et surtout on flotte, pendant deux/tiers de film. Jusqu’à ce que la mécanique s’embrase. Il faut laisser infuser – Je m’y suis aussi un peu ennuyé par moments. Et Tarantino alors n’aura jamais été si loin dans la violence et l’horreur.

     La partie diligence qui ouvre le film et semble s’étirer à l’infini a ceci de déceptif qu’elle est à peine rythmée par les rebondissements. Elle permet toutefois de faire connaissance avec Jon Ruth et Daisy Domergue (Kurt Russel et Jennifer Jason Leigh, génialissime) puis de faire une double rencontre : celle du marquis Warren (Samuel L. Jackson) abandonné par son cheval, laissé avec trois corps à neuf mille dollars puis celle de Mannix, celui qui se dit shérif. Quatre premiers salopards en voyage vers Red Rock (que l’on ne verra jamais) contraint de s’arrêter dans une mercerie, sur leur route, à cause d’un blizzard tenace. Le blizzard est un personnage à lui seul. On le voit peu mais on l’entend en permanence, durant ces trois heures.

     J’aimerais parler des quatre autres salopards, de la mercerie, des piquets dans la poudreuse, de cette porte qu’il faut clouer par deux planches, de la place importante du café (comme toujours), du monologue monstrueux de Samuel L. Jackson, des retrouvailles Roth/Madsen, de Jim Jones at Botany Bay à la guitare par Daisy, Silent night au piano par Le mexicain, de mon fou rire lorsque O.B. fâché d’avoir dû aller jeter les colts aux chiottes s’enfonce dans une peau de bête au coin du feu, de cette ouverture monumentale et de score de Morricone non moins gigantesque qui l’accompagne. Tellement à dire.

     Tarantino a beaucoup mûri. Dans la forme et dans le fond. Il n’y a par exemple aucun nettoyage à la mercerie, entre les deux diligences, je pense que c’est une volonté de montrer que le mal est tellement ancré qu’il est impossible de le décaper (en un sens on revient à l’idée que le cinéma de Tarantino a changé : Dans Pulp fiction on nettoyait les bouts de cervelle de Marvin dans la voiture, là non, on les recouvre (d’un plaid, par exemple) et puis finalement la présence du bonbon suffit à savoir qu’ils ont nettoyé, comme ils ont pu. Tarantino se permet ces trous béants maintenant.

     Plus j’y pense plus je me dis que c’est ce qu’il a fait de mieux depuis longtemps. Sans doute aussi parce que ces deux précédents films, que j’aime malgré tout, baignaient trop dans l’uchronie bon marché et la vengeance libératrice. J’en garde des supers souvenirs de cinéma mais je n’ai jamais eu envie de les revoir. Cette histoire de lettre c’est peut-être la chose la plus importante que Tarantino ait donné à son cinéma : Une conscience. D’une Amérique qui s’est construite dans le mensonge, la haine raciale et les cadavres. C’est à la fois ancré dans le western comme c’est purement actuel. Et pourtant je trouve son geste très humble, toujours référencé à mort mais encore plus digéré que d’habitude.

     Et la construction est folle, je n’en reviens pas. C’est comme s’il avait pris les meilleures idées de ses précédents films, qu’il les avait mixé ensemble tout en leur offrant plus de consistance. Et puis hormis quelques fautes de goût assez secondaires (les ralentis, c’est pas ceux de Peckinpah) c’est un pur objet de mise en scène avec 8 basterds, une auberge et une tempête de neige hors-champ. C’est l’entrepôt de RD, L’appart de Brett dans PF et La taverne dans IB. C’est resserré. C’est plus long. C’est hyper drôle, archi sombre et anxiogène. Bref, c’est génial.

Django unchained – Quentin Tarantino – 2013

36_-django-unchained-quentin-tarantino-2013Vengeance intime.

   7.0   Tout le cinéma de Tarantino est affaire de paradoxe. Et tout ce que l’on éprouve devant son cinéma l’est aussi. Dimension à la fois parodique et premier degré, bien plus encore depuis Inglourious basterds. Le souillon et l’hommage. La jubilation défoulatoire et l’envergure narrative. Et c’est justement depuis qu’il s’attaque à l’Histoire que l’esprit spaghetti s’est décuplé, tantôt matérialisé par l’incendie d’un cinéma dans lequel se retrouvaient coincés tous les pontes nazis, tantôt par le nettoyage explosif d’une famille d’esclavagistes. La vengeance a sans cesse marquée le cinéma de Tarantino mais toujours par delà le petit polar, les règlements de compte de petites frappes ou dans l’intimité d’un couple. Vengeance de la femme, aussi : épouse meurtrie ou groupes de nénettes. Mais jamais au travers de la grande Histoire, aussi uchronique fusse t-elle adaptée.

     Il y a deux forces qui traversent ce cinéma, l’une est formelle quand l’autre tient du scénario. Sans cette absolue confiance dans les possibilités que cet art lui offre, les films de Tarantino ne seraient pas grand chose, réduits à de simples pastiches des films dont il se réfère, on en aurait vite fait le tour. Il est en effet rare de voir dans ces films de genre de si longues séquences de dialogues et ces séquences chez Tarantino traduisent moins une volonté de jubilation creuse qu’une hypocrisie latente qui rode autour des personnages. Chacun porte son masque et les dupés sont suffisamment intelligents pour retourner la supercherie à leur avantage. Un acteur comme Christopher Waltz est né pour le cinéma de Tarantino, tant il en épouse par sa force tranquille tous les soubresauts d’un montage d’apparence aléatoire mais en fin de compte hyper canalisé. La scène du repas, à rallonge, à la fois douce et tendue, dense et futile, rappelle inévitablement celle du bar en sous-sol dans le film précédent. Le personnage avance chaque fois masqué mais c’est un masque de fortune car en face il y a toujours un œil qui détecte et grippe la machine du mensonge. Ce sont deux idées récurrentes que j’adore : la modification de l’identité et l’étirement de la scène.

     Donc, le grand choix, c’est Christopher Waltz, définitivement. Foxx et DiCaprio sont très bons mais éclipsés. Waltz était détestable dans Inglourious basterds, il était génial. Là c’est le samaritain et il le joue aussi à merveille. Et Tarantino traite de cette amitié improbable avec grand sérieux, ne remettant jamais en cause la bonté irrémédiable du dentiste. Il est d’abord un peu question d’un prêté pour un rendu, plutôt pour un soutien, avant que Schultz, touché par l’histoire d’amour de Django, ne l’accompagne, désintéressé personnellement, dans sa volonté vengeresse. Tout part de cette histoire contée un soir au coin du feu où Brumhilda, la belle convoitée par Django, évoque à Schultz l’histoire de Brunehilde et Sigurd. Dès lors, on ressent en lui comme un dévouement inébranlable. C’est très beau.

     L’esclavage est traité de manière frontale et relevée et la partie DiCaprio contient quelques séquences quasi insoutenables, mais systématiquement filmées avec la distance nécessaire : hors champ lorsqu’un esclave est jeté aux chiens, en variant les angles lors du très sanguinolent et terrifiant combat d’esclaves. La force principale du film est de savoir passer de ce climat malaisant à une vengeance jubilatoire. Le film choisit le point de vue de Django du début à la fin. Et le cinéaste se permet tout, peut-être encore plus de choses que dans ses films précédents, n’hésitant plus à dériver vers un grotesque niais, parce qu’il croit entièrement en ce qu’il raconte. La séquence Ku Klux Klan en est une tant elle dénote du reste, semble s’être immiscée clandestinement au montage, avec cet humour à rallonge, qui aurait suffit d’un unique gag autosuffisant ailleurs. Et puis la fin, bien sûr, avec cette danse chevaleresque de la victoire.

Inglourious basterds – Quentin Tarantino – 2009

Film Title: Inglourious Basterds     7.0   J’aime beaucoup Tarantino, pas trop le personnage, mais son cinéma. Déçu par Kill Bill (un peu) je n’attendais ni Deathproof ni cet Inglourious Basterds. Et j’ai adoré ces deux films. Pour moi ce dernier c’est la synthèse du cinéma de Tarantino. Beaucoup parle de ressemblance avec Jackie Brown ou Kill Bill. Pour moi elle est évidente elle se situe davantage du côté de Pulp Fiction. Moins d’auto-référence, plus de références, ou clins d’oeil cinéphiliques. Même découpage en chapitres, et surtout en séquences. J’ai envie de dire une grosse ineptie et je vais la dire tiens: En un sens c’est comme chez Béla Tarr. Chez le cinéaste hongrois on ressort en se remémorant chaque plan, que l’on pourrait citer bout à bout tant il y en a peu. Chez Tarantino ce sont les séquences. Il les étire jusqu’à saturation, cherche même à nous rendre mal à l’aise (la toute première séquence, ou encore celle du bar en sous-sol). J’aime un petit peu moins la fin, sans doute trop brouillone et bourrine, mais tellement jouissive aussi. Tarantino a refait un film jouissif, un film avec des dialogues géniaux, à se rouler par-terre parfois. Et cette dernière phrase, aussi prétencieuse soit-elle, je l’ai trouvé fabuleuse !


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