Identification d’une femme.
9.5 Il y a à la fois le désir de glisser vers la fiction et le besoin de rester accaparé par le réel. Empty quarter est un tournant dans l’œuvre de Raymond Depardon, un film témoin majeur de l’évolution de son cinéma, de ses quêtes, ses obsessions, ses doutes. C’est un film qui ne ressemble à aucun autre pour plusieurs raisons. Tout d’abord dans son ambition formelle, le cinéaste optant pour des plans qui suggèrent sa présence derrière l’objectif mais qui ne le montrent jamais, apparaissant alors uniquement par l’intermédiaire d’une voix off qui raconte au présent des sensations ou revient sur un instant comme souvenir emblématique d’un passé réel.
Contrairement aux tous précédents travaux du cinéaste, de Reporters à San Clemente, Empty quarter est un film joué, c’est aussi un film scénarisé. Il y a pourtant un doute qui subsiste dans les premiers instants du film, un doute lié davantage à ce questionnement perpétuel du narrateur plutôt qu’à la mise en scène de ce corps féminin qui erre dans chaque plan. Cette errance est sublime au passage, ça devient l’occupation corporelle d’un plan, avec une volupté et une grâce déconcertantes. Ce corps c’est celui de Françoise Prenant, la monteuse des films de Raymond Depardon depuis Faits divers. Mais le cinéaste narrateur en parle vraiment comme si c’était une vraie rencontre, que c’était elle et personne d’autres. C’est très troublant. Et cela rejoint cette ambition de faire du réel dans la fiction. Raymond Depardon avoue hors film avoir vécu cette histoire de manière vaguement semblable à Saigon il y a quelques années. Empty quarter devient un film important pour lui, accoucher sur pellicule non pas quelque chose dont il ferait la découverte au présent, mais une sensation plus intime, une obsession qui le hante.
La question de la bonne distance est présente dans chacun de ses films, il se la pose systématiquement. Il se demande si ceci filmé ainsi n’est pas vulgaire, si ceci filmé comme ça n’est pas voyeur. Rappelons-nous ces plans limites de Faits divers où il débarquait aux côtés de la police chez une femme qui venait de faire une attaque, il filme sa mort sans que ce soit prémédité puis filme le chagrin de son mari. C’était très gênant, très embarrassant et pourtant on sentait un soin apporté à cette question de la distance, une manière de filmer, de se mettre en retrait, de couper au bon moment. Dans Empty quarter, la question est de savoir comment filmer ce corps féminin à bonne distance et mettre en scène les mots de cet homme qui recouvrent tout, comment faire partager ce regard que l’on porte sur elle, comment érotiser sans vulgariser, c’est une question nouvelle chez Depardon.
C’est un film d’amour, une obsession, c’est aussi une grande douleur, le film le plus radical de Raymond Depardon. Et ce qui fait sa force reste son ancrage dans le réel, ce parcours impossible dans le film qui fut le même lors du tournage. Bien sur, le cinéaste n’est pas dupe, le film aurait pu être fait entre quatre murs à Djibouti, mais ça ne l’intéressait pas, il fallait sentir cette progression, ce voyage à travers l’Afrique, comme un parcours chaotique, entre agacement et grâce. Les différences de lumière selon les lieux. Et surtout continuer de filmer l’extérieur pour que ça ne soit pas seulement un décor. Empty quarter est donc un grand voyage. Le voyage d’une obsession d’un homme pour une femme, d’une réciprocité qui ne s’établira jamais, au travers d’un continent, une Afrique aride et magnifique.