Archives pour la catégorie Raymond Depardon

Délits flagrants – Raymond Depardon – 1994

27. Délits flagrants - Raymond Depardon - 1994Portrait de France.

   8.0   Une ouverture sur le parvis du Palais de justice de Paris. Une fermeture sur ce même Parvis. Entre ces deux pôles, se succèdent des personnes arrêtées pour des flagrants délits qui sont reçues dans un bureau par le substitut du procureur, pour un entretien. Ce même substitut qui deviendra par la force des choses avocat général dans la suite du procès, hors-champ ici.

     Les prévenus ont chacun leur histoire : Drogue, violence, alcool, insulte à agent, tag, situations irrégulières, prostitution, vol. Il y a des aveux, des regrets, des prévenus qui se taisent, d’autres qui s’enlisent dans leur mensonge. Certains jouent de la présence de la caméra, d’autres semblent ne même pas y prêter attention. Le cadre : Un bureau simple, un téléphone, une pièce vide. C’est un dispositif implacable. Sans aucun commentaire en voix off ni intervention du réalisateur.

     C’est le documentaire le plus confortable de Depardon. Derrière lui, Arte, Canal, l’avance sur Recettes, une pellicule en 35mm, cinq semaines de tournage dans un lieu exceptionnellement autorisé. Quarante heures de rushs, Quatre-vingt-cinq personnes filmées, quatorze seront retenues. Interrogatoires filmés en plan fixe, selon un dispositif identique. Jusqu’à ce que Depardon consacre du temps d’entretien avec l’avocat commis d’office.

     Hormis quelques plans fixe dans les sous-sols du tribunal et un autre mobile accompagnant un prévenu entre sa cellule de la Préfecture de Police et les bureaux de la 8e section du Palais de justice, Délits flagrants sera un pur huis clos, qui fait un magnifique portrait réaliste de la France, de Paris. Le film nous offre une position inédite, entre le système et le déferré, le pouvoir et la foule. Très fort.

Urgences – Raymond Depardon – 1988

22. Urgences - Raymond Depardon - 1988Folies diverses.

   7.0   Urgences a ceci de terrible qu’il brosse le portrait affreusement réaliste d’une humanité qui sombre dans une infinité de folies. Huit ans après avoir filmé la folie dans le quotidien d’un asile (San Clemente) Depardon la filme autrement ici, de façon plus directe, instinctive, spontanée, au sein des urgences psychiatriques de l’hôtel Dieu à Paris. Ici un conducteur de bus est en plein burn-out. Un vieil homme a manqué son suicide et se dit atteint d’une maladie morale. Là une ménagère rejette soudain son statut, on pense à une Jeanne Dielman qui aurait comme rendu public son malaise plutôt que de s’évaporer dans sa solitude. Depardon, surtout, ne joue sur aucun ornement. Un moment, une femme raconte avoir été violé dans son enfance ce qui explique probablement ses difficultés avec son propre enfant. Et on entend alors hors champ un enfant pleurer. Depardon raconte dans une interview qu’un enfant a vraiment pleuré à côté tandis que ça n’arrive pourtant quasi jamais dans les urgences psychiatriques. Les images sont brutes, étirées ou brèves. Lorsqu’il s’attarde sur une porte c’est pour mieux la traverser et observer ce qui se passe à l’intérieur de la pièce qu’elle referme. S’il s’attarde sur un patient c’est pour y voir plus que la façade qu’il offre au premier abord et tenter de percer sa folie. C’est âpre mais puissant.

12 jours – Raymond Depardon – 2017

21. 12 jours - Raymond Depardon - 2017Shock office.

   6.0   Après deux tentatives (qu’on appellera avec le temps, j’ose espérer, interludes) franchement ratées, parce que roublardes et/ou égocentriques, Depardon revient aux affaires avec 12 jours, à ses premières amours et ses investigations engagées, épurées. Gageons que Les habitants et Journal de France, ses deux précédents films, lui auront peut-être permis de gagner en aplomb et en assurance, afin de repousser ses traditionnelles frontières de la bonne distance. Ces deux films, qui étaient dépourvu de cette grande interrogation chère au cinéma de Depardon, avaient brisé quelque chose, à mon sens. Voir l’obsession d’un auteur à ce point fourvoyée – Comme s’il n’avait plus de filtre ou pire, n’était devenu qu’un simple voyeur – m’avait rendu aussi triste que devant les derniers films d’Alain Resnais.

     Si les visages n’ont jamais été filmés d’aussi près (dans le cinéma de Depardon) que dans 12 jours, c’est moins pour un souci d’appesantissement forcé ou de complaisance à filmer des « gueules » que pour y débusquer toute la folie de l’humanité. Ces dix personnes, ces dix voix semblent en effet former une parole schizophrène représentative de la société toute entière. Ici une femme qu’on a violé à maintes reprises, là une employée de chez Orange tyrannisée, plus loin ce jeune musulman terrifié par un voisin terroriste. Qu’importe la part de vrai dans ces confessions désespérées, les « faits divers » (Pour reprendre le titre d’un autre film de Raymond Depardon) n’auront jamais semblé si actuels.

     J’ai un reproche, un gros et il est simple : Ce film, Depardon l’avait déjà fait il y a trente ans. C’était Urgences. Ça n’avait rien à voir avec la série américaine du même nom (français) mais en revanche on pouvait déjà y déceler l’embryon de ce que contient 12 jours : Donner vie, ampleur et parole aux égarés du système, noyés dans leur folie, elle-même noyée dans la folie du monde. Ce vieil homme qui voulait délibérément en finir, cette jeune femme persuadée d’être une émissaire de dieu incapable d’assumer ni comprendre sa mission sur Terre, pourraient très bien apparaître dans 12 jours et affronter ce juge qui en un entretien d’à peine quelques minutes se doit de statuer sur le sort du patient : doit-on oui ou non poursuivre son hospitalisation ?

     La grande idée c’est d’avoir filmé uniquement (mais pas tout à fait, j’y reviens) en salle d’audience. Quand les patients rencontrent (avant 12 jours, comme la loi l’exige depuis 2013) le juge des libertés et de la détention. Dommage que Depardon ne s’en tienne pas entièrement à ce dispositif et parsème ses longs entretiens de parenthèses musicales et contemplatives – Les restes de ces inutiles traversées de caravane dans Les habitants. Habillage inutile – qui relève d’un fétichisme nostalgique déplacé « J’ai aimé filmer le brouillard du matin et le faible soleil d’hiver, j’ai aimé revenir dans ma région pour capter les lumières de mon enfance » pour ne pas dire d’une vulgarité gênante (la musique d’Alexandre Desplat, sérieusement ?) – dont il ne se servait pas il y a trente ans.

Les habitants – Raymond Depardon – 2016

13346733_10153706025122106_9166040395331946717_nLa caravane passe.

   2.5   Je reste persuadé que Raymond Depardon est l’une des figures les plus importantes du cinéma documentaire qui a surtout œuvré durant les années 80/90 avant d’offrir une sorte de manifeste sublime avec sa trilogie Profils paysans entre 2001 et 2008. Il aurait dû s’en tenir à La vie moderne. Il ne reste aujourd’hui que des miettes de ce qu’il fut. Après le dispensable Journal de France, qui faisait office de documentaire sur Depardon lui-même, l’insipide Les habitants enterre définitivement le cinéaste, qui semble à court d’idées, veut raconter qu’il continue de sillonner la France mais sans le désir de faire du cinéma.

     Depardon embarque donc une petite caravane dans laquelle il a installé tout un barda de tournage. Il fait escale dans nombreuses villes, de Calais à Sète, de Nice à Villeneuve St Georges et décide de filmer, à l’intérieur même de sa caravane les gens qu’il va rencontrer au hasard, dès l’instant qu’ils acceptent de poursuivre ou reproduire leur conversation dans sa Raymond Mobil. Le plan est toujours le même. Fixe. En son sein, il y aura toujours deux personnes à une table, se faisant face. Et au second plan, la vitre arrière du véhicule donne sur une place, une rue dévoilant la ville dans laquelle on se trouve. Une fenêtre sur le monde, en somme.

     Plus ordonné, systématique et chiant tu meurs. D’autant que ces quelques échantillons ne témoignent de rien : Ni d’une éventuelle universalité ni d’un ancrage géographique précis. Chaque habitant succède au précédent, ressemble au précédent, dans des lieux qui se ressemblent puisqu’ils n’existent pas. Si les conversations sont souvent sans intérêt, c’est moins pour la banalité de fond qu’elles exploitent que pour l’aspect bribes de dialogues clairsemés : Deux minutes, à peine, pour la plupart d’entre eux toujours dans un esprit de coupes, de façon à ne garder que les paroles, jamais les silences ni les ratés (Les habitants jouent puisqu’ils reproduisent du réel) et puis hop, on passe au suivant dans la foulée. Il y a pourtant de la violence dans ces conversations, où l’on y parle de famille, de couples, d’enfants, dévoilant un affrontement abstrait entre hommes et femmes, mais ça ne débouche sur rien. Ça ne raconte rien.

     Clou du spectacle : Entre chaque ville, Depardon insère quelques plans de sa caravane en marche, serpentant les routes, en accompagnant chaque fois le tout d’une soupe musicale signée Alexandre Desplat. C’est si mécanique, redondant et sans surprises que ça parait durer une éternité. Bref, c’est atroce. Je vais me programmer une petite rétro de sa filmographie d’antan pour me laver les yeux parce que je ne vois pas comment un type qui fait Reporters ou San Clemente, peut s’égarer dans un tel désert créatif.

Journal de France – Raymond Depardon & Claudine Nougaret – 2012

32Raymond en fuite.

   4.5   De belles choses mais qui ne sont pas liées au film lui-même, c’est la première observation négative que l’on peut faire du nouveau film de Raymond Depardon, co-réalisé avec son ingénieur du son attitré depuis 1986, Claudine Nougaret.

Ce film là, très attachant, souffre d’un côté best of. En somme, il est au cinéma de Depardon ce que L’amour en fuite est à la saga Doinel de Truffaut. Depardon revient sur son cinéma, jusqu’à ses débuts photographiques. Si cela avait comme dessein de compléter sa dense filmographie, le film pourrait être passionnant, malheureusement, bien qu’il se nourrissent en majorité de chutes ou d’inédits, à de nombreuses reprises ce sont bien des séquences de films que l’on a déjà vu qui nous sont montrées. 1974, une partie de campagne ; Reporters ; San Clemente ; Empty Quarter ; Fait divers. Sans la moindre connaissance de ces excellents films, ces extraits s’insèrent parfaitement dans la chronologie narrée par Claudine Nougaret, qui agrémente le tout en voix off.

En parallèle à cette rétrospection facile, le Journal de France que j’attendais est plutôt intéressant dans la mesure où il s’intéresse, comme le faisaient ses précédents films, jusqu’aux magnifiques films constituant Profils paysans, aux aspirations du présent de Raymond Depardon. Le cinéaste a en effet choisi l’option de sillonner le territoire français qu’il connaît moins bien que certains pays africains, remarquera t-il à plusieurs reprises. Il décide d’effectuer, au moyen d’une petite fourgonnette, un petit tour de France, voyage dans les lieux inconnus, où il observe tout jusqu’à trouver le bon endroit, la bonne lumière et le bon angle pour prendre une photo à partir d’une chambre photographique. Cette partie de film me touche davantage car elle s’inscrit dans ses doutes et incertitudes qui le hantaient déjà il y a quarante ans quand il se demandait quoi choisir entre la photo et le cinéma.

Alors c’est vrai que l’on pourra reprocher à ce film là son manque de confiance dans l’épure de son cinéma (cette fuite en fourgonnette était pourtant le moyen de refaire un Empty quarter, son meilleur film à ce jour) et cette mécanique has been du montage parallèle, pourtant il se passe quelque chose de non négligeable c’est cette envie que le film procure de se pencher sur l’entière filmographie du cinéaste. Journal de France aura au moins ce mérite là. C’est la qualité de sa faiblesse, c’est presque publicitaire : il est destiné à celui qui n’a pas idée de l’importance de ce cinéma, voire qui ignore son existence…

Empty quarter, une femme en Afrique – Raymond Depardon – 1985

51.2Identification d’une femme.

   9.5   Il y a à la fois le désir de glisser vers la fiction et le besoin de rester accaparé par le réel. Empty quarter est un tournant dans l’œuvre de Raymond Depardon, un film témoin majeur de l’évolution de son cinéma, de ses quêtes, ses obsessions, ses doutes. C’est un film qui ne ressemble à aucun autre pour plusieurs raisons. Tout d’abord dans son ambition formelle, le cinéaste optant pour des plans qui suggèrent sa présence derrière l’objectif mais qui ne le montrent jamais, apparaissant alors uniquement par l’intermédiaire d’une voix off qui raconte au présent des sensations ou revient sur un instant comme souvenir emblématique d’un passé réel.

     Contrairement aux tous précédents travaux du cinéaste, de Reporters à San Clemente, Empty quarter est un film joué, c’est aussi un film scénarisé. Il y a pourtant un doute qui subsiste dans les premiers instants du film, un doute lié davantage à ce questionnement perpétuel du narrateur plutôt qu’à la mise en scène de ce corps féminin qui erre dans chaque plan. Cette errance est sublime au passage, ça devient l’occupation corporelle d’un plan, avec une volupté et une grâce déconcertantes. Ce corps c’est celui de Françoise Prenant, la monteuse des films de Raymond Depardon depuis Faits divers. Mais le cinéaste narrateur en parle vraiment comme si c’était une vraie rencontre, que c’était elle et personne d’autres. C’est très troublant. Et cela rejoint cette ambition de faire du réel dans la fiction. Raymond Depardon avoue hors film avoir vécu cette histoire de manière vaguement semblable à Saigon il y a quelques années. Empty quarter devient un film important pour lui, accoucher sur pellicule non pas quelque chose dont il ferait la découverte au présent, mais une sensation plus intime, une obsession qui le hante.

     La question de la bonne distance est présente dans chacun de ses films, il se la pose systématiquement. Il se demande si ceci filmé ainsi n’est pas vulgaire, si ceci filmé comme ça n’est pas voyeur. Rappelons-nous ces plans limites de Faits divers où il débarquait aux côtés de la police chez une femme qui venait de faire une attaque, il filme sa mort sans que ce soit prémédité puis filme le chagrin de son mari. C’était très gênant, très embarrassant et pourtant on sentait un soin apporté à cette question de la distance, une manière de filmer, de se mettre en retrait, de couper au bon moment. Dans Empty quarter, la question est de savoir comment filmer ce corps féminin à bonne distance et mettre en scène les mots de cet homme qui recouvrent tout, comment faire partager ce regard que l’on porte sur elle, comment érotiser sans vulgariser, c’est une question nouvelle chez Depardon.

     C’est un film d’amour, une obsession, c’est aussi une grande douleur, le film le plus radical de Raymond Depardon. Et ce qui fait sa force reste son ancrage dans le réel, ce parcours impossible dans le film qui fut le même lors du tournage. Bien sur, le cinéaste n’est pas dupe, le film aurait pu être fait entre quatre murs à Djibouti, mais ça ne l’intéressait pas, il fallait sentir cette progression, ce voyage à travers l’Afrique, comme un parcours chaotique, entre agacement et grâce. Les différences de lumière selon les lieux. Et surtout continuer de filmer l’extérieur pour que ça ne soit pas seulement un décor. Empty quarter est donc un grand voyage. Le voyage d’une obsession d’un homme pour une femme, d’une réciprocité qui ne s’établira jamais, au travers d’un continent, une Afrique aride et magnifique.

New York N.Y. – Raymond Depardon – 1986

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Barrière de la ville.  

   8.0   Durant le premier plan, voyage téléphérique de jour entre les rues et gratte-ciel de la ville, la voix off, celle de Raymond Depardon lui-même, souligne son incapacité à s’accaparer de ce lieu, à filmer son énergie, son unité, à faire un film sur New York. Il dit avoir filmé un peu chaque jour durant quelques mois en ayant l’impression continue de le faire inutilement, de faire quelque chose qui irait à l’encontre de ce qu’il cherche, à savoir le film comme un reflet. Ces quelques mots qui accompagnent les premières secondes de ce non-film prennent alors une valeur tragique, désespérée. La ville est trop forte pour la filmer. Sa magie est telle que le cinéaste est obligé de capituler. Il rentre à Paris. De ce projet de long-métrage sur New York, Raymond Depardon gardera trois plans et en gardera le geste de celui qui reconnaît son impuissance, un court métrage de neuf minutes. Trois plans : un aller et un retour, en miroir, dans le téléphérique de la ville, le jour puis la nuit. Et un plan central d’une rue piétonne. Il a été choisi le noir et blanc comme pour souligner son inaccessibilité, son intemporalité, une ville si puissante qu’on n’ose lui mettre de couleur. A la manière du News from Home de Chantal Akerman, ce film témoigne d’un passage en ce lieu, trop fort pour le cinéma à chaque fois puisque dans l’un ce n’était pas le format qui dépareillait mais l’utilisation des mots, cette parole quasi inaudible, qui lisait des lettres envoyées en France mais se perdaient dans le bruit de la ville. New York N.Y. dit finalement beaucoup de ce que recherche Depardon par le cinéma, qui existe en écho à cet autre court métrage qu’est Dix minutes de silence pour John Lennon, dans lequel se produit exactement l’inverse, quelque chose germe, une sensation, une ambiance, une symbiose qui rend compte de la force de l’instant. Cette force là, Depardon ne l’aura trouvée qu’à Central Park, ce jour-là si précis. En l’absence d’un événement prémédité (rappelons qu’il avait aussi filmé la minute de silence pour Ian Palach à Prague) cette force, cette magie du cinéma n’ont pas séduit l’auteur, la grande pomme n’a rien voulu lui partager.

Dix minutes de silence pour John Lennon – Raymond Depardon – 1980

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Ballet mutique et immobile.

   8.0   Le pari est spontané. Le cinéaste est aux Etats-Unis et apprend que l’on donne dix minutes de silence dans Central Park à la suite de l’assassinat de John Lennon la veille. Il avait fait la minute pour Ian Palach, mais dix c’est autre chose. Il se prostre alors au milieu de la foule et commence à filmer. De quelque chose d’un peu banal à première vue, presque télévisuelle dans son approche (gros plans sur des visages) commence à éclore peu à peu un truc incroyable, une respiration, un climat, l’impression que dix minutes filmées de cette manière là, à savoir en un seul plan-séquence, la caméra s’arrêtant sur un visage (ou plusieurs) puis se déplaçant vers un autre, deviennent uniques dans leur représentation de ce moment bien précis, un truc que l’on ne verra plus. C’est un silence qui pèse, longtemps, des visages marqués, certains en larmes, d’autres aux regards vers le sol, vers le ciel, dans le vide. Des positions singulières entre ceux qui restent debout sans bouger, ceux assis dans l’herbe, d’autres encore allongés, voire même quelques-uns uns perchés dans les arbres. Ça devient une chorégraphie de l’immobilité et du silence, tellement beau et harmonieux, singulier et cinégénique qu’on se demande comment cela a pu être possible sans organisation bien précise. La prise de son, évidemment délaissée, a malgré tout son importance sur deux points : un bruit d’hélicoptère qui couvre ces minutes en tournant autour du parc puis le retentissement d’Imagine de John Lennon en guise d’applaudissements à l’événement. J’ai trouvé ça incroyable. Ça dure dix minutes et c’est bouleversant.

1974, une partie de campagne – Raymond Depardon – 1974

raymond_depardon_1974_une_partie_de_campagne_002Président.

   7.0   C’est déjà du cinéma de l’instantané. Un instantané dépourvu de sensationnalisme. Depardon réalise un film sur la campagne présidentielle de Valérie Giscard d’Estaing qui aboutira à son élection face à François Mitterrand. 50,81%. C’était le titre du film avant qu’il ne soit rebaptisé. C’était en pourcentage le score du futur président un soir de 19 mai 1974, une différence si infime avec son homologue que l’annonce n’a pu être officialisée aux heures habituelles, afin de préserver un éventuel bouleversement. Depardon s’intéresse aux jours qui ont précédés le scrutin, une campagne singularisée par la mise en scène et le choix de mettre en avant les instants rares : suivre la balade du futur président en forêt, être à ses côtés dans sa DS, dans son hélicoptère, saisir quelques mots prononcés lors des meetings, quelques mots échangés avec ses adjoints de campagne à son bureau, le suivre jusque chez lui, observant ses discours à la télévision ou attendant les résultats du second tour dans son bureau au ministère des finances. Tout concourt à mettre en valeur l’homme dans l’événement plutôt que l’événement même qui n’intéresse guère le cinéaste, comme celui de donner son avis sur la présidentielle. Depardon filme déjà les traces laissées, le reste n’a pas vraiment d’importance. Filmer une campagne dans sa singularité. Celle de Giscard comme ça aurait pu être celle d’un autre, je l’ai saisi ainsi.

 

Profils paysans – Raymond Depardon (L’approche – 2001 ; Le quotidien – 2004 ; La vie moderne – 2008)

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Parties de campagne.

   7.5   Le cinéaste filme un monde en disparition. Dix ans de la vie agricole en Lozère, Haute-Loire, Haute-Saône et Ardèche à travers le quotidien de retraités ou jeunes agriculteurs évoquant leurs exploitations, s’introduisant dans leurs fermes tout en les questionnant sur leurs valeurs de transmission, leurs craintes quant au statut d’agriculteur et les bouleversements provoqués par l’ère du temps. Raymond Depardon entreprend le documentaire à sa manière, selon une mise en scène privilégiant le plan-séquence afin d’apprivoiser ce métier (d’aucuns parleront de passion) comme un art de la patience, de la solitude et du silence. Pas de fulgurances édifiantes, simplement un noble travail de mémoire comme enregistrement d’un monde à part, voué à disparaître, traces laissées par l’Homme comme combat contre l’oubli.

     Les sous-titres de ces trois films formant une trilogie n’ont rien de catégoriques. On pourrait tout aussi bien considérer le tout, Profils paysans, comme un film unique de près de cinq heures, relatant une période de dix ans. Les trois films peuvent d’ailleurs se décliner ainsi, comme trois époques, mais elles ne sont jamais vraiment indissociables les unes des autres. Depardon n’hésitant par exemple pas à réintégrer dans La vie moderne le souvenir d’une rencontre vécue dans L’approche en y proposant certaines images déjà vues. Simplement, le film devient encore plus fort dès l’instant que l’on y rencontre à nouveau certains personnages rencontrés à plusieurs reprises, que le temps a fait évoluer, ou encore ceux que le temps a fait partir. L’approche se termine sur les obsèques de Louis Brès, agriculteur octogénaire qui fut l’une des premières rencontres filmées de Raymond Depardon. Dans la même lignée, Le quotidien s’achève sur une rencontre avec Paul Argault, jeune agriculteur cinquantenaire qui s’inquiète de sa faculté à rencontrer une femme et La vie moderne commencera sur son mariage avec une jeune femme rencontrée via petites annonces.

     A la différence d’autres documentaires plus pédagogiques, c’est le cinéma qui intéresse Depardon comme instrument à faire vivre les lieux et à témoigner du passage du temps. Un jeune agriculteur dira un moment, en évoquant le départ accidentel d’une de ses voisines retraitées, qu’il est le dernier du village, que c’est une nouvelle maison qui a cessé de vivre. Ceci résume assez bien la démarche du cinéaste qui outre de nombreux face à face (il privilégie régulièrement la parole par personne) plonge son film dans l’ambiance du lieu, plans fixes sur la cour d’une ferme, le village en son entier, les champs ou encore, en mouvement avant puis arrière dans l’introduction et l’épilogue de La vie moderne. Les plans sont majoritairement longs et s’ils n’ont pas vraiment de volontés esthétiques ils cherchent à reproduire le réel, offrir par la durée un climat, une vérité sonore, ne se séparant aucunement des creux que certains dialogues provoquent. Et le film se veut un voyage, d’où chaque rencontre, dans une région qui lui appartient, provoque inévitablement un déplacement, que Depardon, à la manière d’un road movie, n’hésite pas à insérer dans le film, accentuant l’idée évolutive, l’idée d’un chemin tracé dans l’histoire de la vie agricole moderne. La transmission du patrimoine ou la transformation d’exploitations en résidences secondaires. Ça a un goût terrible car c’est inéluctable, c’est un monde qui change. Et la démarche cinématographique est d’autant plus touchante de la part de Raymond Depardon, qui en temps que fils de paysans, se trouvent lui aussi dans ce registre douloureux de la destruction transmissive puisqu’il a choisi, comme d’autres ont choisi l’industrie ou le tertiaire, de faire du cinéma plutôt que de servir de relais au métier éternel de ses parents. C’est aussi un cinéma du questionnement sur soi, ce que Raymond Depardon, au-delà de ses travaux photographiques, a toujours essayé de faire, afin de comprendre ce qu’il est aujourd’hui en éclaircissant son propre passé. Les trois films sont à voir à la suite, la puissance émotionnelle n’en est que plus forte.

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