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As bestas – Rodrigo Sorogoyen – 2022

27. As bestas - Rodrigo Sorogoyen - 2022L’amour à mort.

   9.0   As bestas s’ouvre sur un étrange prologue au ralenti, qui nous donne à voir un rite galicien où deux « aloitadores » immobilisent un cheval afin de tailler sa crinière et le marquer. Un écho tonitruant à ce prologue interviendra aux deux-tiers du film, en point d’orgue d’une séquence tendue comme jamais, insoutenable dans sa durée, sa gestion de l’espace et son silence oppressant. Séquence qui sert d’apogée à une première partie qui forme un crescendo d’angoisse sans précédent.

     Passé ce prologue, le film prendra le temps d’installer ses pions, de nous immiscer dans la vie de ce village des montagnes de Galice. Et tout particulièrement dans le quotidien d’un couple. Olga & Antoine, des français d’une cinquantaine d’années, qui vivent dans une ferme où ils cultivent leurs légumes bio, les vendent sur les marchés et retapent, à leurs heures perdues et à leurs frais, les bâtisses délabrées du coin dans le but de faire revenir les locaux, de repeupler le village, de le faire renaître.

     Ils ne jouent néanmoins pas aux messies ni aux bons samaritains, mais se contentent de réaliser leur rêve partagé. Et s’ils nouent de solides liens avec quelques habitants du village (un couple de fermiers, notamment, un vieux berger aussi) et qu’ils sont globalement appréciés sur les marchés, leurs rapports sont nettement plus conflictuels avec leurs voisins mitoyens, Xan & Loren, qui vivent avec leur vieille mère.

     Une simple querelle de voisinage ? C’est plus complexe et c’est bien entendu toute l’intelligence d’un film au récit archi construit, minutieusement charpenté, qui va s’étoffer à mesure. Ce dérèglement prend en réalité sa source en amont : Un projet d’installation d’un parc éolien, auquel le couple s’est farouchement opposé, contrairement à la plupart des habitants autochtones, qui y voient l’occasion d’une compensation financière qui les extirperait enfin de la misère. L’édifice du trouble conflictuel repose beaucoup là-dessus ainsi que sur le décalage linguistique (on y parle français, espagnol mais aussi galicien) et le décalage insoluble (on peut toujours apprendre une langue) persistant entre le rural ancré et le citadin néo-rural.

     Mais pour comprendre la véritable source du conflit, il faut remonter deux siècles en arrière. As bestas ne cessera en effet d’évoquer cette obsession des espagnols – et on imagine que Sorogoyen connait bien le sujet – pour leur rejet de Napoléon et l’amalgame avec le français d’aujourd’hui, qui resterait quoiqu’il arrive un conquistador. On sent que ça doit être un récit qui s’est transmis entre générations au sein de ces villages de galiciens pure souche. Et Xan transmet cette obsession en permanence, dans une mécanique de langage très précise – qu’il soit bourré ou non – située entre l’humour et la menace. Il est fascinant et terrifiant. Et par ailleurs, on sent qu’il ne l’est pas seulement pour nous ou pour Antoine, mais aussi pour Loren, son petit frère, ainsi que pour tous les gens du village, qui acquiescent, ne le contredisent jamais.

     Là où le film impressionne, outre sa maîtrise de la séquence, de la composition, de la tension, du dialogue, des silences, c’est dans l’espace d’ambiguïté qu’il parvient malgré tout à agencer : Quand bien même il nous convie aux côtés du couple de français, en nous faisant subir les attaques verbales puis physiques de ces deux frangins galiciens – qui rivalisent de plans d’intimidation : pissent sur leurs chaises longues, empoisonnent leur puits et rodent aux abords de leurs fenêtres la nuit – il ne crée pourtant pas de frontière statuée entre gentils et méchants, puisqu’il donne aussi du poids aux raisons de ces deux types (sans toutefois légitimer leur comportement, bien entendu) notamment le temps d’une séquence (un plan-séquence fixe d’une dizaine de minutes, probablement) où les deux paroles, les deux raisons se confrontent autour d’un verre de vin. Et subtilement, lors de cet instant, court au sein de leur éternel conflit (Il semble qu’ils ne se soient jamais confiés leurs vies et rêves respectifs) mais long au sein du film, notre regard change, notre position évolue, notre empathie quitte un peu Antoine (et son caprice de français aisé et érudit) pour Xan & Loren (et leur misérable et inextinguible existence).

     Et le catalyseur de la chute, quand l’intimidation se substitue à la confrontation (la rencontre nocturne dans la voiture, terrifiante, puis bien sûr l’instant cathartique dans la forêt, glaçant) c’est la caméra. Cette petite caméra qu’Antoine s’entête d’utiliser – contre l’avis d’Olga, qui ne cesse de répéter « il y a toujours d’autres solutions » – afin de récolter des preuves des mauvais comportements de ses voisins. La séquence à la station-essence, pareil, quel instant de pure tension : « El periódico, francés ! ».

     C’est donc un film de village, voire de (conflit de) voisinage, que Sorogoyen va orchestrer comme un thriller. Un film virtuose, évidemment, mais jamais surplombant. Ce n’est pas Haneke, Ça vie beaucoup dans chaque scène. Si je devais faire un comparatif un peu approximatif je dirais que ça m’évoque davantage le cinéma roumain, fait de grands blocs, vivants et étouffants à la fois. C’est un thriller qui vire parfois au film horrifique, avec des armes sans qu’un seul coup de feu ne soit tiré, avec des confrontations sans qu’une goutte de sang ne soit versée. C’est très crispant tout du long, pour ne pas dire terrorisant. Mais la structure en dyptique (Il y a clairement l’avant et l’après) surprend, d’autant qu’elle prend le risque d’une rupture dans la montée en tension qui régissait jusqu’alors.

     Impressionnant aussi fut ce glissement brutal, opéré du film d’hommes vers le film de femmes (la mère des uns, la femme et la fille de l’autre) pour le dire grossièrement. Et sans que ce soit un message, un truc martelé, dans l’ère du temps. C’est très fort. C’est simplement une ellipse d’une année qui brise tout. Olga était d’abord assez effacée, se tenait loin des conflits, les refusait au point d’émettre à son mari le souhait de partir. Dans la seconde partie, c’est une autre Olga. Les cheveux coupés, Marina Foïs semble avoir pris dix ans. Olga devient la Sara Conor de la Galice, elle ne partira plus.

     La tension elle-même se déplace, quand bien même on la retrouve un peu dans cde moment irrespirable où Olga et sa fille récupèrent les brebis. Le conflit de classe se substitue au conflit mère-fille. Et s’adoucit parce qu’au fond c’est toujours l’amour qui gagne : As bestas est aussi une superbe histoire d’amour qui explosera à la fois dans l’obsession d’Olga mais aussi dans ces vidéos que la fille regarde : Au milieu des relations conflictuels entre son père et le voisinage, se loge un moment d’amour d’une simplicité, qui l’émeut. Qui nous transperce. Par ailleurs, si on peut trouver des influences aux deux premiers tiers d’As Bestas chez Délivrance ou Les chiens des pailles (et encore ce n’est pas évident du tout, à mon sens) le dernier tiers c’est quelque chose que je n’ai vu absolument nulle part. Le film devient presque plus puissant encore après son basculement.

     Et quel casting ! Il serait injuste de ne pas mentionner que Denis Ménochet & Marina Foïs sont tous deux exceptionnels. Il serait plus injuste encore de pas évoquer la puissance d’incarnation de Luis Zahera (déjà génial dans El reino) & Diego Anido. Incroyables.

     C’est donc une énorme claque. Sorogoyen m’avait déjà bien marqué avec El reino, mais là c’est encore autre chose. Entre l’intensité, le mélange des langues, l’interprétation hallucinante de chacun, l’histoire d’amour fou, l’ambiance, la musique, c’est déjà un classique absolu pour moi. Rarement été aussi tendu devant un film et notamment durant trois séquences phares (la forêt, la guinguette, la cuisine) – sans parler de la scène des dominos et de la scène « tapas de gato » – dont deux en plans-séquence à rallonge, carrément irrespirables. Rarement été à ce point sonné par un film dans son entier. Je ne verrai plus les éoliennes, les tomates, les dominos de la même manière.

     Il faut à tout prix que je me mette à jour sur le cas Sorogoyen et que je rattrape ce qui me manque : « Que dios nos perdone », « Madre » ainsi que sa mini-série « Antidisturbios ».

El reino – Rodrigo Sorogoyen – 2019

08. El reino - Rodrigo Sorogoyen - 2019Regarde un homme tomber.

   8.0   Nul besoin d’avoir grande connaissance de la politique espagnole actuelle pour être happé par El reino. En effet, tout se vit de l’intérieur, aux crochets d’un éminent secrétaire de parti (Lequel ? On ne sait pas) plongé dans une telle affaire de corruption (Laquelle ? On ne sait pas vraiment non plus, on entend des noms, affaires, sociétés récurrentes mais c’est globalement flou) qu’il va lui falloir songer à oublier les sympathiques virées en yacht.

     Sur le papier je ne veux surtout pas voir ça : Je crains de me farcir un truc pénible et sentencieux genre Le caïman, La conquête ou Il divo. Mais quand on te vent la chose comme héritière de Pakula, Lumet ou Friedkin, moi forcément je fonce. Et c’est exactement ça. J’ai aussi pensé à L’exercice de l’Etat ou L’enquête (le film sur Clearstream), deux récents bons films français, mais j’ai la sensation qu’on est au-delà, ne serait-ce que du seul point de vue mise en scène.

     Dès le premier plan – qui s’ouvre sur une plage dans une composition à la Michael Mann, mais sous un soleil de plomb bien ibérique, puis suit un personnage, le pas déterminé, jusqu’à la table d’un restaurant – le film te chope et annonce la couleur : Il prend le parti de nous imposer ce personnage (Il tiendra cela jusqu’au bout) ainsi que celui d’accompagner les déplacements avec de la musique techno.

     Parlons-en de la musique. A la fois j’ai trouvé que ça collait bien au film, à la fois ça m’a d’abord un peu gêné. Mais les réticences quant à sa prépondérance s’effacent à mesure tant elle fait partie intégrante du récit, devient une sorte de métronome de l’action, de l’angoisse de son personnage. En un sens, son utilisation m’évoque celle de Rob, dans Le bureau des légendes. Partout mais discrète malgré tout, puisqu’elle ne brise jamais ce qui se déroule dans l’image.

     Le personnage, lui, c’est une autre gageure, la plus fascinante puisqu’on a le sentiment que le film – et c’est tout à son honneur – se pose sans cesse la question de la bonne distance pour le filmer, l’appréhender, à la fois pour ne pas trop rentrer en empathie avec lui mais pour ne pas trop le détester non plus. Ne pas le sauver mais ne pas s’en foutre. Trembler pour lui tout en n’oubliant jamais que c’est une pourriture. Il me semble qu’El reino réussit cela à merveille.

     Je me suis par ailleurs rendu compte que j’ai très vite lâché prise avec « le récit » car je me fichais pas mal de savoir le pourquoi du comment de cette corruption, ni de connaître les tenants et aboutissants de l’affaire, lui préférant le thriller pur, en collant ce personnage, immense connard dans un monde de connard, ballotté dans tous les sens, essayant bientôt par tous les moyens de ne pas tomber seul et campé par un acteur en état de grâce, Antonio de la Torre, qui est de chaque plan.

     J’aimais bien cette plongée aussi énigmatique que sur-vitaminé dans le monde hypocrite des escrocs de politiciens, jusqu’à la scène pivot de la perquisition. Scène géniale car elle dure et on ne sait d’abord pas pourquoi elle dure. C’est donc sa durée qui fait croire que le personnage va tenter une évasion, avant qu’on comprenne qu’il tente de dissimuler quelque chose. Là tu te dis : Le mec (Rodrigo Sorogoyen, il faut absolument que je voie Que dios nos perdone) peut te coller à ton siège avec trois fois rien.

     Dès lors, je trouve le film absolument fou et brillant. Surtout qu’il accumule alors les prouesses, mais parfaitement intégrées dans le récit, jamais gratuites. Avec l’incroyable plan-séquence sur le balcon – Pour fuir les micros – ou l’interminable autant qu’elle est géniale scène dans la villa en Andorre, puis celle nocturne de la station essence, sont parmi les trucs les plus puissants vus sur un écran de cinéma ces dernières années.


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