Total eclipse of the human being.
8.0 Afin de me laver les yeux après les fourmis géantes ridicules de Bert Gordon, et aussi pour parfaire mon petit cycle Saul Bass (qui m’aura permis d’en apprendre un peu plus sur le bonhomme) que l’on connait essentiellement pour des génériques et affiches célèbres, j’ai donc revu cette merveille qu’est Phase IV.
Désert de l’Arizona. Un biologiste observe l’étrange comportement des fourmis. À la suite d’un dérèglement de l’écosystème terrestre – nous renseigne la voix off introductive – elles sont la seule espèce d’insectes vivants dans les parages, étant donné que les araignées, lézards et autres mantes religieuses, qui sont leurs habituels prédateurs, ont disparu. Afin d’étudier cet étrange phénomène, le scientifique est secondé par un spécialiste du langage animal. Mais bientôt leur entente se délite, l’un d’eux souhaite entrer en contact avec les fourmis quand l’autre compte déjà leur déclarer la guerre. Et encore, ce n’est pas très clair : L’idée c’est aussi qu’on ne les comprenne déjà pas au préalable. Ils ne sont que deux mais leur désaccord produit un contrepoint ironique parfaitement opposé à l’organisation méthodique des insectes, qui travaillent ensemble, construisent des tours et des galeries, autour du laboratoire des chercheurs.
Phase IV est pourtant moins le récit d’une recherche humaine que l’observation d’une armée animale en résistance. Très vite, ce qui accapare l’image, le cadre, ce sont les tunnels creusés par les fourmis, à l’intérieur desquels la caméra navigue, s’immisce et se sent à son aise. Il y a une approche documentaire de la vie de la fourmilière, qui rend le film d’abord inédit, puis fascinant et en grande partie car contrairement aux insectes des films d’horreur habituels, l’échelle et le réalisme de ceux-ci sont magnifiquement respectés.
Si en apparence, c’est un pur film d’exploitation, entre le survival et le film de monstre, une inversion des valeurs trouble tout : Les scientifiques sont bientôt pris à leur propre piège, observateurs d’abord, observés ensuite. D’éventuels héros ils deviennent des personnages secondaires. Effacés du récit. Dévorés par ces monstres minuscules captés individuellement, immenses pris collectivement. L’ahurissant travail sonore renforce cette sensation de dévoration : elles occupent toute la bande-son. Paul Radin, le producteur du film, défendait le choix des fourmis ainsi : « Pourquoi les fourmis ? Il y a plus de fourmis sur cette planète qu’il y a d’autres animaux terrestres vivants ». C’est aussi cette terreur qui ressort, terreur du nombre : il suffirait d’un dérèglement – ici un signal dont l’origine restera mystérieuse – qui les rendrait plus intelligentes encore, pour hériter de la planète et qu’aucun n’obstacle ne les arrête. Phase IV part de ce postulat-là : L’avènement du règne formicidé signe la fin de l’humanité. Pris à l’échelle ramassée, intime d’un duo de chercheurs, d’une jeune femme perdue – qui servira bientôt de reine – et de quelques brèves annonces radio. C’est tout.
En plein Nouvel Hollywood, Phase IV fait figure d’anomalie tant il semble suivre le courant (dans ses ambiances, son image) tout en partant d’un postulat de Série B que n’aurait pas renié le Jack Arnold de Tarantula. En confiant ce projet de film d’attaque insectoïde à Saul Bass, la Paramount est loin d’imaginer dans quoi elle a mis les pieds. Lui qui était à la fois concepteur d’affiches, designer d’ouvertures célèbres (Vertigo, La mort aux trousses, Autopsie d’un meurtre c’est lui) et qui intervint aussi sur les tournages de Spartacus ou West side story, n’a jusqu’alors réalisé que des courts métrages. Phase IV sera son premier long. Et restera son unique long.
C’est un grand film, malaisant, inédit, apocalyptique. Un truc hybride, moitié film d’attaque animale, moitié film expérimental, moitié pure série B, moitié film ancré dans le Nouvel Hollywood. Il n’y a pas de héros. Il n’y a même pas de personnages, c’est comme si l’être humain était déjà mort – il n’est même pas l’antagoniste, son destin est réglé – complètement dévoré par des insectes qui ont pris le pouvoir. Par ailleurs, le final est d’une noirceur absolue. Il faut aussi jeter un œil à la fin alternative qui est encore plus trash et nihiliste. Puissant.