Berlin express.
9.5 04/10/2019
Victoria ne s’inscrit pas vraiment dans ce qu’on a dorénavant coutume d’appeler « La nouvelle vague allemande » tant il ressemble à un cinéma de genre et de formes. En fait, il n’entre dans aucun courant, ne puise véritablement dans aucune inspiration. C’est un grand film sur une jeunesse en perdition, une jeunesse rejetée par la société. La grande scène de la confession sur l’étude avortée au Conservatoire a ceci de déchirant et essentiel qu’elle montre combien Victoria, madrilène, a tout perdu, et souffert pour rien – Joué sept heures par jour au piano, se priver d’avoir des amis, pour finir serveuse dans un café loin de chez elle – ce qui permet de raccorder avec la force qui l’anime dans la seconde partie du film, qui fait carrément office de survival et dans laquelle son instinct sauvage et volontaire (la conduite de la voiture, l’enlèvement du bébé, le refuge dans l’hôtel) prend littéralement le dessus.
Sébastian Schipper s’amuse, d’un point de vue théorique, à chevaucher l’hyperréalisme et l’onirique. Dans sa forme tout d’abord puisqu’à cet unique plan séquence qui semble arracher Victoria à sa danse solitaire éternelle et permet cette traversée nocturne jusqu’à l’aube, répondent ces étranges respirations, douces envolées détachées accompagnées par le caressant score de Nils Frahm. C’est un peu pareil dans le fond : C’est une rencontre entre paumés, entre ceux qui sont éternellement délaissés et celle qui était protégée jusqu’à ce qu’on la délaisse brusquement. Que le film vire vers quelque chose de pas forcément réaliste (dans ses enchainements rapides, ses rebondissements insensés) lui va très bien : C’est Victoria qui prend les rênes car c’est un double rêve qui s’impose. Celui de la rencontre et celui de la réussite. Que ce double rêve se fasse dans la douleur et la violence n’est que la continuité de son enfance à Madrid.
Mais Victoria, le film, c’est aussi l’histoire d’une prouesse, impossible de ne pas l’évoquer. L’histoire d’une folie formelle qui se marie avec la folie brusque du récit. La caméra ne rate rien de ce que Victoria vit durant ces deux heures. Vous me direz, c’est encore plus puissant chez Kechiche tant on n’avait le sentiment de ne rien rater des années d’Adèle. C’est vrai. Mais le dispositif resserré chez Schipper offre une impression de temps réel qu’on ne voit jamais au cinéma, cette sensation de nuit guettée par le lever du jour. Si je cite le film de Kechiche – que j’aime infiniment – c’est aussi parce que je retrouve dans la fin de Victoria beaucoup du plan final de La vie d’Adèle et ce sentiment de laisser notre héroïne – le plan se fige et elle, de dos, s’éloigne – de lui souhaiter bonne chance dans cette vie à venir qui n’appartient plus qu’au hors champ et à notre imagination.
Pour être tout à fait honnête, je ne croyais pas que ça supporterait un deuxième visionnage. Qui plus est un visionnage hors salle. D’autant que c’est un premier film, qu’on devrait lui rétablir ses défauts comme on lui avait accordé les circonstances atténuantes. Je ne suis même pas allé voir Roads, son second film sorti cette année, c’est dire combien, à mes yeux, Victoria représentait une anomalie éphémère, le coup de foudre lié à une humeur, à mon état d’esprit à cet instant-là. Que nenni, pourtant. C’est même encore mieux que la première fois : Un vrai choc plastique et physique, plus touchant à la revoyure puisqu’on n’est moins époustouflé par la prouesse, davantage séduit par les personnages, la circulation des corps, les visages, ce voyage au bout de la nuit. C’est un chef d’œuvre absolu pour moi.
21/07/2015
J’y allais sceptique, parce que j’avais eu vent de la prouesse. Bon ok j’avoue, ça m’excitait grave. Je ne sais pas bien pourquoi mais ces affaires de plans séquences uniques m’ont toujours fasciné. Birdman m’avait pris dans ses filets pour les mêmes raisons. Pour le coup c’était lourdingue. Je ne savais rien du film de Sébastian Schipper – que je ne connaissais pas non plus – sinon qu’il s’appelait Victoria, que c’était allemand, que ça se déroulait à Berlin et que c’était tourné dans vingt-deux lieux différents en un unique plan séquence de 2h14. Cette durée… Le type n’a vraiment pas froid aux yeux. J’en salivais.
La première impression est plutôt bonne alors qu’on est pourtant bien loin de la magie mise en scénique de la nouvelle vague allemande. Il y a quelque chose là-dedans de beaucoup plus aérien, stylisé et sexy comme un film de Korine ou Araki. On se demande pourtant longtemps comment le film, coincé dans le dispositif systématique imposé par la prise unique, ne va pas tourner en rond et nous happer dans son vertige au point de nous faire oublier la forme. Et pourtant il y parvient. Haut la main. J’ai marché très vite. Mais je pense que ça peut vraiment être un calvaire pour d’autres. J’aime penser que c’est un polar mais qu’il est construit en amont comme un film sur la jeunesse, la découverte d’une ville jusqu’à faire naître un embryon de romance, de façon à presque nous faire oublier qu’il va basculer tôt ou tard dans le polar. Le braquage pourrait intervenir comme un aboutissement mais on ne ressent que le glissement.
Contrairement au film d’Inarritu on retrouve là cette principale vertu du plan séquence, à savoir filmer le temps réel. Aucun effet spécial apparent. Si la coupe existe alors elle est malicieusement camouflée. Qu’importe, c’est une expérience. Une plongée dans un Berlin nocturne, errance magnifique d’une jeunesse perdue, qui se laisse entraîner vers le danger. Comment ne pas penser à Spring breakers, dont il pourrait être une sorte de cousin éloigné qui aurait troqué sa dimension charnelle et coloré pour un hyperréalisme fondé sur l’énergie ? Néanmoins, parfois, le cinéaste prend un risque, recouvre par exemple la musique d’une boite de nuit par un doux détachement au piano. Ce n’est pas grand chose mais ça pourrait tout briser et le film, au contraire, s’élève et se fige, pour mieux repartir. L’instant « romance » est une merveille aussi, je n’en dis pas plus.
Il y a tout un dialogue entre le sujet, la mise en scène, les acteurs et les personnages qui s’avère fascinant. A mesure que la nuit dure, ces derniers s’enfoncent dans le tragique jusqu’à s’effondrer sous le poids du stress, de la fatigue et c’est précisément ce que l’on ressent devant l’interprétation, clairement marquée par l’épuisement entre le début et la fin du film – comme si chaque acteur était autant marqué par le tournage que le sont les personnages par le braquage. Les improvisations et les erreurs de textes et de placements font aussi partie du jeu. Autant que les blancs – Séquences muettes, plan qui s’immobilise, scénario en suspens. Et puis il faut l’investir ce cadre, faire exister chacun des personnages. Rarement a-t-on eu la sensation d’arpenter un voyage vertigineux, aussi doux que violent, dans un Berlin jamais vu, avec une telle intensité en relais permanent. Bref, on pourrait juste le voir comme un thriller phénomène que ça me conviendrait déjà beaucoup. Mais il y a le coeur et les tripes. J’en suis sorti lessivé et très ému. Quant à Laia Costa, c’est simple, il faudrait voir le film ne serait-ce que pour elle.