Archives pour la catégorie Sergey Loznitsa

Letter – Sergei Loznitsa – 2013

28. Letter - Sergei Loznitsa - 2013Elegie de la traversée.

   7.0   Vingt minutes, dix plans. Tous fixes, plutôt un beau score sur l’échelle de James Benning, bien que ce soit à un autre cinéaste auquel on songe constamment, à savoir Aleksandr Sokurov, notamment ses travaux courts comme Une vie humble et Elegie orientale à la différence qu’aucune voix off ne sera ajoutée ici – ni paroles, d’ailleurs – tant il s’agit d’observer des déplacements, des traversées du plan. Il semble qu’on se situe dans un village hors du temps, dans les jardins d’un vieil asile psychiatrique rural, saisi dans un noir et blanc somptueux, net au centre, flou sur ses bords, nimbée d’une aura aussi ordonnée que féerique, où chaque plan est composé à la perfection, avec ses lignes de fuites, ses mouvements gracieux. Des hommes et des femmes se croisent, entrent dans le plan puis en sortent, caressent une vache, secouent des draps, écoutent l’un d’eux jouer de l’accordéon, ils sont les derniers habitants de ce monde malade, simple, élégiaque. Le travail sonore, d’une grande richesse est entièrement retravaillé en post-production, faisant ressortir des voix lointaines, un langage non identifiable, mais surtout le bruit des éléments, de la faune, de la flore. Il faut le voir comme un rêve, très court puisque ça ne dure que vingt minutes donc on pourrait aisément y revenir et s’y perdre encore brièvement. C’est très beau.

My joy (Schastye Moye) – Sergey Loznitsa – 2010

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La terre de la folie.    

   7.5   A l’heure où l’on commence un peu partout à dresser les bilans de l’année qui se termine, certains films arrivent encore à se hisser vers les sommets, rejoindre ceux que l’on considérera comme des œuvres marquantes. C’est à mon sens le cas de My joy de Sergei Loznitsa, ovni cannois, adoré ou archi-détesté qui suit les périples d’un jeune homme, qui transporte une cargaison de farine en Russie, effectue diverses rencontres et s’engouffre dans un pays enneigé, fantomatique et violent principalement dominé par l’idée du pourrissement et de la mort. Bref, un film à cent lieux de ces réconciliations avec soi-même, avec son pays, comme on en voit chaque semaine. Le film de Loznitsa, dont c’est le premier long-métrage de fiction –c’est d’autant plus fulgurant – est un brûlot qui fait mal. Mais pas vraiment pour asséner une didactique, faire éclater des vérités, rendre compte d’une déchéance humaine dans tel ou tel lieu, non, My joy agit avant tout comme simple expérience, comme voyage initiatique, au travers d’un pays qui n’a que dégoût comme surprise. Dans la première scène du film, des tracteurs soulèvent des tonnes de terre. Un corps est transporté et jeté dans une fosse cimentée. Tout est recouvert, le film peut continuer. Il est déjà d’entrée de jeu question de cadavre. C’est en se radoucissant dans un premier temps que My joy s’en va chercher dans un crescendo déstabilisant et perturbant des séquences terribles, de violence froide Hanekienne. Mais il n’y a pas cet enfermement qui est un moteur pour le cinéaste autrichien, ici on est constamment dans l’idée du voyage, de la traversée, du mouvement géographique. Tout se joue dans ce fin paradoxe, surprenant d’étouffement par la durée du plan, plus que par l’espace cadenassé. Un moment donné, il y a une scène très forte, un contrôle de police. Loznitsa joue énormément sur les possibilités du regard. Il y a du mouvement devant nous, il y a aussi un dialogue qui accompagne cette scène, mais il y a du mouvement plus loin, avec ce flic qui contrôle cette jeune femme, il y a du mouvement au loin, la nature, un homme qui passe, il y a du mouvement dans les rétroviseurs. Le film a sa respiration. Et c’est elle qui va le mettre sens dessus dessous, un peu plus tard. Après une nouvelle rencontre – le film tient comme objet de fascination pour ces rencontres d’ailleurs, les trois premières essentiellement, simples, limpides, inquiétantes avec des policiers corrompus, un ancien combattant de l’armée rouge, puis avec une jeune prostituée – l’homme s’engouffre dans un village et affronte les visages des habitants pendant un marché, des regards marqués, presque éprouvants qui apparaissent comme les premiers signes d’un changement, d’un égarement. Plus tard, dans le désert d’un champ, au beau milieu d’une forêt, en pleine nuit, l’homme se perd, bientôt assommé par des types venus à la base le piller. Le film effectue alors un virage violent. Il nous perd sans nous perdre. Il perd de son cheminement simple linéaire, il gagne en tension, fascination et pure expérience physique. Il laisse un temps son personnage, s’intéresse à d’autres, puis le retrouve, changé, et continue d’avancer avec la mort comme fil rouge, comme autant de rebondissements étranges qui peuplent chaque rivage du film. Il n’y a plus de limites, plus de repères, c’est à peine si l’on arrive à reconnaître notre personnage, qui semble perdre sa personnalité et en gagner d’autres, celle de ceux qu’il croise, qui le recueillent, qu’il tue ou qu’il voit mourir. Des lieux qui reviennent parfois, sans que l’on sache vraiment pourquoi. Peut-être même des évolutions à diverses strates de temps. Inutile de parler de la fin, absolument incroyable, qui donne l’impression que le film décolle à nouveau avant de s’éteindre violemment sur un homme s’engouffrant sur une route, vers le noir. Loznitsa n’aura eu de cesse de le faire plus de deux heures durant, s’engouffrer vers l’inconnu, dans le noir, se libérant des contraintes temporelles, des repères cinématographiques habituels. Rien que narrativement le film a quelque chose de nouveau, il fascine. J’ai vu le film il y a plus d’une semaine lorsque j’écris ces lignes, et je n’arrive plus à reconstruire un ordre précis dans les séquences dont je me rappelle, qui m’ont le plus marqué. Il n’y a plus rien qui ne fait vraiment sens dans mon souvenir. D’autant plus étrange pour un film comme celui-ci, d’apparence très simple, qui peu à peu prend des aiguillages nouveaux. Et comme si ça ne suffisait pas, cette étrangeté que l’on vit durant la projection, ce sentiment de gêne, de mal aise, d’angoisse mais aussi de flottement, s’est perpétué pour moi après le film : My joy est enneigé, cette neige est le poids du film. Quand je suis sorti, la neige devait tomber chez nous depuis un moment, elle était absente à mon entrée dans la salle, elle recouvrait alors tout. C’était comme un prolongement au film. Moi aussi j’empruntais des rues sinueuses, marchant dans la poudreuse, pour rentrer. J’étais devenu le personnage, un peu, un temps.


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