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Voyages en Italie – Sophie Letourneur – 2023

18. Voyages en Italie - Sophie Letourneur - 2023Elle et Lui.

   8.0   Belle idée que d’avoir emprunté le titre du film de Roberto Rossellini en le transposant au pluriel, comme si cette histoire d’un couple ordinaire plongé dans l’extraordinaire était celle de tous ces couples anonymes qu’on voit dans le très beau générique d’introduction. Qui plus est, Rossellini n’est pas qu’artificiellement dans le titre. Il est aussi dans les lieux puisqu’on y évoque aussi bien les ruines de Pompéi que le volcan de Stromboli. Il est également dans le mélange formel imposé par Sophie Letourneur qui semble dire que son inspiration multi-facette vient d’abord du néo-réalisme. Et enfin, il apparaît dans un dialogue, le temps d’une scène en bagnole : une discussion de couple, comme mille autre, mais savoureuse (car entre Philippe Katerine & Sophie Letourneur) et qui évoque cette fois les films de Rossellini qu’il tournait avec Ingrid Bergman. Pourtant, de Rossellini, Voyages en Italie en est moins proche que d’un Luc Moullet, en grande partie celui d’Anatomie d’un rapport. La réalisatrice de La vie au ranch expérimente encore.

     Ce titre au pluriel symbolise aussi le projet du film : le réel et sa fabrication. Il y a le voyage (celui que Sophie Letourneur semble avoir fait avec son vrai compagnon, à qui elle dédie Voyages en Italie) et il y a la reconstitution de ce voyage pour en faire un film, au sein duquel les personnages le fabrique aussi. En d’autres mots, il y a le voyage et les souvenirs, variés, infinis, qu’on en a et qu’on restitue, en les racontant, en les filmant. C’est assez vertigineux. Je ne crois pas avoir déjà vu cela dans un film.

     Par ailleurs, quand Voyages en Italie est sur le point d’accuser le coup, d’atteindre ses propres limites de néo-naturalisme mollasson et crado (l’image est vraiment ingrate, zooms variés compris), il dévoile son véritable dispositif : il s’agit moins du film de vacances d’un couple que de la fabrication (ou plutôt de l’élaboration de son écriture, sous la couette) de ce film dans un dialogue de souvenir partagé. Ils se racontent leur voyage. Dans le but d’en faire un film, probablement celui qu’on voit. Ils se racontent ce voyage en enregistrant leurs discussions sur un dictaphone, soit exactement le processus de création de Sophie Letourneur depuis ses premiers courts métrages. Ca m’a beaucoup plu d’être ému par un dispositif pourtant si théorique, sur le papier, sans doute car le ton du film est d’une légèreté salvatrice.

     L’idée assez inédite ici serait de cartographier le moment où le couple n’est pas vraiment dans le romanesque, la dramaturgie. Ils essaient juste de raviver une flamme. Lui pense qu’il faut se contenter de travailler sur la quotidienneté, l’ordinaire. Elle plutôt sur la vacance, l’extraordinaire. Et c’est tout.

     Par ailleurs ce voyage en Italie ne débouche sur rien de tangible : est-ce qu’ils s’aiment davantage, est-ce qu’ils s’aiment moins ? Vont-ils rester ensemble ou se séparer ? La flamme est-elle ravivée ou en passe de s’éteindre ? Le film ne répond jamais à cela. En revanche il répond à une chose, concrète, émouvante : ils sont ensemble, ils s’aiment, ils partagent des choses. Rien n’est blanc ou noir. Tout est fragile. Il y a de la vie. Ils ont des problèmes dans leur couple mais on ne saura jamais vraiment quoi, si ce n’est que ce sont des problèmes de quotidien, et de désir de l’autre, sans doute. C’est déjà un peu inédit comme couple de cinéma. Même quand ils baisent, car un moment donné ils baisent – malgré l’apparente déflation sexuelle qui règne dans leur couple – ce n’est jamais une baise de réconciliation, ni une baise qui ravive volontiers quelque chose. C’est une baise ordinaire dans l’extraordinaire. Et le lendemain rien n’a vraiment changé. C’est le même couple avant et après avoir fait l’amour. Mais ils sont ensemble et restent ensemble.

     C’est sûr qu’on sort des canons de la romcom ou de la comédie de remariage traditionnelle. Mais j’aime l’idée humble, lumineuse que Letourneur a de dire qu’être à deux c’est à la fois beau et chiant, mais que c’est mieux d’être à deux. Évidemment chacun jugera de sa préférence mais il me semble qu’elle est très honnête avec cette interrogation.

     Il faut donc saisir les moments où le film nous montre qu’ils s’aiment. Et c’est pas si évident. Ce n’est en tout cas pas placardé. Mais il y a des moments, notamment celui-ci, le plus beau : Une façon de se passer les lunettes de soleil entre deux tunnels, sur un tube de Jakie Quartz, avec ce magnifique « je t’aime » muet quand il apparaît dans la chanson. Il y a plein d’autres moments, qui encore une fois sont à saisir dans la quotidienneté, au détour d’un regard où d’une parole.

     Par ailleurs, si on adore Philippe Katerine, c’est magnifique. Un beau cadeau tant on ne l’a jamais vu si beau, si fragile, si touchant. Si on ne l’aime pas, Voyages en Italie est un bon moyen de l’adorer. Vraiment, j’insiste.

La tête dans le vide – Sophie Letourneur – 2004

10. La tête dans le vide - Sophie Letourneur - 2004Vodka, chips, saucisses.

   6.0   Les prémisses de La vie au ranch se situent dans ce court métrage, réalisé six ans plus tôt. D’abord au moyen de ce dispositif d’écriture si particulier, si « letourneurien » disons, qui consiste à « mettre en jeu » un texte enregistré. La réalisatrice capturait en effet des discussions de soirées sur un dictaphone. Discussions qu’elle découpait ensuite, afin de rejouer ce matériau fini, monté. L’objectif serait celui-ci : permettre à cette parole d’être mise en images mais plutôt comme une matière subtilement burlesque plutôt que foncièrement naturaliste. Mais ici – ou dans La vie au ranch plus tard, et de façon plus étirée – il s’agit aussi de remplir cette image vide : par le son bien sûr mais aussi par les objets et surtout le choix du cadre. Impossible ici de ne pas effectuer un diagnostic de la pièce, de cette table basse, ce canapé, de voir cette vodka, ces chips Lays au ketchup, ces saucisses cocktail à la moutarde. Quant au cadre il faut qu’il soit rempli quasi systématiquement. Que ça déborde dans l’image autant que ça déborde de parole. Paroles qui se chevauchent puisque ces trois filles sont vite bourrées comme des coings. Ce n’est pas évident de créer en neuf minutes seulement le vertige d’une soirée entre trois nanas, capter leurs discussions, leurs obsessions, au point de croire en leur ivresse. Letourneur y parvient. Tout en jouant dedans. Et notamment en jouant celle qui dira, entre relents et hoquets, tandis que les deux autres la bordent, lui tiennent les cheveux, ne cessent de lui demander si elle veut pas gerber : « Je veux pas m’étouffer dans mon vomi comme Jimmy Hendrix ». Évidemment, cette punchline sent le vécu et – merci le dictaphone – sort probablement tout droit d’une de leur vraie soirée beuverie : En effet, Letourneur tourne (et joue dans) ce film avec deux de ses copines. Tout est déjà dans ce premier court. Ça ne demandait qu’à s’étirer.

Manue Bolonaise – Sophie Letourneur – 2007

28. Manue Bolonaise - Sophie Letourneur - 2007Passe en sixième d’abord.

   6.5   Du Letourneur pur jus, tant ça prépare aussi bien La vie au ranch que Le marin masqué, mais dans un univers nettement plus jeune, puisqu’ici les personnages ont onze ans. Il s’agit ni plus ni moins – d’autant plus quand connait le parcours de la cinéaste à venir – de raconter le quotidien de la gamine qu’elle était. Et l’univers que ces jeunes adolescentes se façonnent, à travers leurs éveils amoureux, joutes verbales et mimétisme maladroit des grands.

     Manue Bolonaise c’est donc déjà une collection d’instantanés. Mais l’écriture, le jeu, la construction y sont tout à fait inhabituels. Interprété trop haut ou trop bas, brièvement ou jusqu’à l’étirement, il y a toujours tout un tas d’imperfections, saillies spontanées si chères au cinéma de Sophie Letourneur, à l’image de ces regards caméra ou de ces dictions hasardeuses qu’elle choisit de ne pas couper. La musicalité de la parole et des situations priment.

     Quant au choix de casting il résume d’emblée ce qui sera primordial dans le cinéma de la réalisatrice de La vie au ranch, cette volonté d’aller dans son sens et donc un peu à contre-courant des modes : Ne pouvant incarner le rôle de son personnage, elle a choisi de faire jouer les jeunes par des gamins du quartier d’enfance – et du collège – qu’elle fréquentait. C’est un souci de réalisme très particulier, bien à elle, qui lui permettait de retrouver les lieux, de les reconstruire tout en filmant des jeunes habitués des lieux.

     C’est un cinéma protéiforme dans la mesure où il évolue aussi bien dans une rue qu’entre les quatre murs d’une chambre. Elle y filme les sorties de cours, les soirées entre copines, les booms, les réunions de potes sur des lits, les dilemmes amoureux dans un cimetière ou sur un parvis résidentiel, les premiers baisers, les danses improvisées, les groupes et leurs petits jeux à la con et deux meilleures amies sur le point de prendre des chemins différents. C’est un très beau film sur le deuil d’une enfance révolue.

Enorme – Sophie Letourneur – 2020

02. Enorme - Sophie Letourneur - 2020Fantaisie impromptue.

   8.0   L’argument est d’emblée savoureux puisqu’il s’agit de suivre la vie d’un couple un peu particulier – où les rôles peuvent être vus comme étant renversés – dans lequel Claire, une pianiste de renom qui donne tout pour son métier, sa passion, et Frédéric son mari, qui s’occupe de tous les à-côtés – il est son agent, son homme à tout faire, son relaxant et son premier admirateur – ont décidé de vivre ainsi, sans enfants, sans jamais qu’il en soit même question. Jusqu’ici du moins. Car Frédéric qui vient d’avoir quarante ans, découvre qu’il veut être père. Et le seul moyen qu’il le devienne, décide-t-il, c’est en faisant un enfant dans le dos de Claire : Facile, puisque c’est aussi lui qui gère sa prise de pilule. Une inversion aussi géniale qu’efficace, pur produit de screwball comedy.

     Si le film fonctionne si bien – qu’on y croit, malgré sa fantaisie multiple – c’est parce qu’il est en partie autobiographique : Sophie Letourneur a déjà fait l’expérience de la grossesse. Et ça se voit. Un homme n’aurait aucunement pu faire ce film, impossible. Ainsi et à l’instar de La vie au ranch au sein duquel elle reconstruisait des situations dialoguées au moyen d’enregistrement réels collectés dans ses soirées passées, Letourneur s’est ici inspirée de notes prises durant le neuvième mois de sa seconde grossesse.

     Ce qui intéresse passionnément la cinéaste depuis le début, c’est le savant mélange de réel et de fiction. Ou plutôt : Ce que le documentaire apporte à une matière fictionnelle. Ici en priorité, le milieu hospitalier (tout le dernier quart du film qui voit passer gynéco, sage-femme, infirmières dans leur propre rôle) ou celui de la musique classique. Mais on peut y ajouter le chamane, la prof de piano, l’hypnothérapeute ou la (vraie) mère de Jonathan Cohen. Tous ont la particularité d’être dans la vie ceux qu’ils sont dans ce film. C’est déjà un peu une victoire du réel sur la fiction.

     Ce qui va très loin dans Enorme – Et c’est une grande première – c’est que le contre-champ de cet aspect documentaire est incarné par deux présences nouvelles dans le cinéma de Letourneur : Deux stars, Marina Foïs et Jonathan Cohen. Géniaux tous les deux. Et le format choisi accentue ce trouble : Il est carré. Offrant à la fois une extrême proximité autant qu’il génère une grande force d’imprévisibilité puisque le champ contrechamp reste roi. C’est cette extrême dissonance qui donne tout son charme alchimique au film, qui nourrit la fiction par le documentaire et vice-versa, en offrant souvent le champ à l’un et le contre-champ à l’autre. Des champs contrechamp très bizarres, plein de faux raccords, à l’opposé des standards. Qui raconte le processus atypique de tournage, puisqu’il s’agit de faire jouer les acteurs à vide, la plupart du temps. C’est terriblement casse-gueule mais c’est magnifique, puisque ça fonctionne.

     La quête du réel que le film s’impose vient pourtant compenser une plongée de plain-pied dans la fiction, qui ne cache jamais sa matière. L’énorme ventre, ce ballon de baudruche qui apparait brutalement, vient en parfait exemple de ce dévolu fictionnel. Le trucage révèle une autre réalité, psychique. Une monstruosité, une bizarrerie. Enorme se cale sur ce qui raconte : C’est un objet hybride, à cheval entre le réel et la fiction, sur une expérience aussi naturelle que monstrueuse. Les interprètes et les décors sont employés de la même manière. Les acteurs ne sont pas maquillés. Les situations pas toujours bien éclairées. On retrouve un peu (en mieux) ce que Donzelli faisait à ses débuts dans La reine des pommes (au format similaire par ailleurs) avant qu’elle ne se laisser guider par un cinéma nettement plus dans l’air du temps.

     L’accouchement sera le point d’orgue de ce dispositif puisqu’il a la particularité d’être réel, frontal, organique – Et la crudité avec laquelle son processus est conté, permet d’accentuer cette sensation de réalisme. Mais ce n’est évidemment pas celui de Marina Foïs. On y croit seulement par la magie du montage et du contre-champ. C’est l’un des accouchements que Sophie Letourneur a retenus, parmi les nombreux qu’elle a réellement filmés, sur un mois passé à l’hôpital Trousseau, à Paris.

     La scène de l’expulsion du bébé c’est vraiment la victoire du réel à proprement parlé puisque c’est un véritable accouchement auquel on assiste, traduit dans un même plan, avec une vraie sage-femme. Il est très facile de fictionnaliser ce genre de séquence, soit par le jeu (une actrice pouvait incarner la sage-femme) soit par le plan (procéder à des variations, plan d’ensemble / plan serré par exemple) mais Letourneur choisit sans compromis ce plan fou, documentaire, qui peut faire écho à l’accouchement du Milestones, de Robert Kramer & John Douglas. Et cet accouchement est long, rien à voir avec ceux que l’on voit habituellement au cinéma. On y ressent la durée, le labeur, les craintes de la sage-femme, la pesanteur si particulière de la salle de travail. On y ressent le réel.

     Letourneur est une bricoleuse en marge, qu’importe si les ingrédients changent et si la menace du mainstream plane. Il n’y a aucune chance qu’elle s’y gaufre : Pour avoir assisté à une séance en sa présence, ça m’a sauté aux yeux, elle est trop perchée et honnête avec elle-même. Je l’entends encore chier volontiers sur la bande-annonce (clairement ratée) de son film, tandis qu’elle était ce soir-là accompagnée de son distributeur. Elle reste en marge tout en se réinventant, cultive aussi bien dans le film qu’en off, son goût pour le malaise. Et si ça doit en passer par une promesse de comédie populaire, tant mieux !

     Il a donc beau renfermé deux stars bankables, Enorme est un pur film de Sophie Letourneur. Toujours foutraque, inventif, il prolonge la drôlerie légère du conte de fée décalée qu’était Gaby baby doll, réactive le délire obsessionnel qui se jouait dans Les coquillettes, rappelle que la mise en scène de la parole est un exercice aussi périlleux qu’il peut être absolument jubilatoire et en ce sens, Enorme fonctionne en écho à La vie au ranch ; évoque par son mélange ténu entre fiction et documentaire le plaisir du faux-film de vacances amateur que constituait Le marin masqué. Dans chaque film, il s’agit de travailler le son et l’image d’une façon très singulière.

     Et le film se termine bizarrement. Sur le concert, tant redouté. Et Letourneur filme bien entendu Marina Fois effectuant son solo au piano sur Ravel ; mais aussi, plus surprenant, elle filme les visages des autres musiciens, qui ne jouent pas, cadrés un par un, comme si on leur donnait le pouvoir d’exister à l’écran, autrement qu’en faire-valoir de l’héroïne ; Et elle ne se contente pas de cette idée, elle insère entre tout cela des plans du nouveau-né. Ravel et la vie. Comme si se rejouait furtivement Vie, de Pelechian. C’est un final très ouvert ayant pour dénominateur commun de faire l’apologie de l’émancipation. C’est très beau.

Gaby baby doll – Sophie Letourneur – 2014

10444647_10152643178367106_7303119034612623307_nBœuf bourguignon.

   7.5   Oui. OUI ! Je ne suis pas loin d’avoir adoré. Pourtant je le craignais un peu. Peur que Sophie Letourneur s’oriente totalement vers la comédie négligeant ce qui fait le sel de son cinéma : l’adolescence éternelle, traitée légèrement et sérieusement. Mais en fait c’est excellent. Déjà c’est super drôle. Je ne pensais pas qu’elle serait capable de s’abandonner à ce point dans le burlesque. Mais surtout c’est beau. Magnifique cette Bourgogne. 2014 est décidément une remise en forme et en beauté d’une région pas tout à fait cinégénique – éloignée des standards, tout du moins – une Bourgogne mélancolique (Tonnerre, de Guillaume Brac) et mystique (chez Letourneur). Rien que pour cette soudaine et curieuse réhabilitation il faudrait voir coûte que coûte ces deux petites merveilles.

     La réalisatrice s’est assagie sans pour autant perdre de sa liberté. Moins foutraque et inventif dans les grandes lignes, Gaby baby doll se fait plus discret, d’apparence plus anodine, mais finalement plus émouvant. C’est encore une histoire de fille à la recherche de la bonne tonalité. Elle nous fait tout un film sur le mode de l’échappée auvergnate de La vie au ranch tout en gardant le ton du Marin masqué. J’ai aussi beaucoup pensé à Guiraudie et à Hong Sang-soo – Aucune coïncidence que la musique au piano soit celle de Jeong Yong-jin, compositeur attitré du cinéaste sud-coréen. C’est vraiment un cinéma avec lequel je me sens hyper proche, qui me touche infiniment avec trois fois rien et des trucs qu’ailleurs j’aurais sans doute trouvé ratés.

     Fidèle à elle-même, on retrouve avec plaisir ces séquences absurdes, ces dialogues vides (« T’as pas des chaussettes ? »), ce monde d’adultes perdus dans leurs pérégrinations enfantines. Un film où l’on mange des Figolu et des Palmito, parce qu’il n’y a plus de Pépito. Où l’on fait un régime à base de Chocapic. Où l’on se soulage tout en continuant de discuter (se remémorer la désopilant scène en question dans La vie au ranch) et on ne compte plus le nombre de scènes où Lolita Chammah est ici en position pipi. Où les personnages avancent pieds dans la boue (« C’est le parcours du combattant! »). Où les bruits les plus incongrus se répondent les uns les autres, ici le cri d’une femme et le meuglement d’une vache hors champ, là un grincement de porte en écho à ce bourdonnement improbable de compteur d’eau.

     C’est le doux éveil d’une femme. Tandis qu’elle n’existe quasiment pas au sein d’un groupe ni au sein du couple, elle devient quelqu’un en affrontant ses propres démons. Elle s’éveille à l’autre, à la nature, à elle-même. D’abord incapable de faire quoi que ce soit toute seule, pas même s’endormir (occasionnant après le départ de son petit ami Vincent, une série de séquences répétitives assez couillues et jubilatoires, avec les hommes du village) elle finit par entrevoir d’apprécier sa solitude au contact de Nico, un gardien (d’un château abandonné) mais c’est un dur labeur (« T’es un handicapé de la life »). Au début en enfant non émancipé, elle se jette dans ses draps, y mange, pisse entourée de sa couette et ne fait que dormir, tout le temps, partout. Ensuite, elle finit par se glisser dans son lit, avec délicatesse, y dormir paisiblement et jouir de sa réussite.

     C’est un conte de fée revisité sur un mode burlesque et bucolique, faisant se rencontrer une jeune femme et sa phobie de la solitude (Vincent, au début du film, ne lui sert véritablement qu’à la fuir) dont l’unique leitmotiv est de dormir et un garçon ermite dans sa cabane, prince aux allures pas vraiment charmantes (« Pourquoi je prendrais un bain ? ») qui n’éprouve de satisfaction autrement que dans sa solitude quotidienne. La parole de l’un exaspère l’autre et vise versa concernant les longues balades à travers champs, chemins et forêt.

     Benjamin Biolay en barbu crado mal fagoté est extraordinaire (« C’est mes gâteaux! ») et Lolita Chammah infiniment attachante. Elle était d’ailleurs présente à l’issue de la séance et j’ai fini par discuter avec elle en sortant. Elle a un fils qui a l’âge du mien. Et elle est fan de Memory Lane (dans lequel elle jouait) et du cinéma de Mikael Hers en général ainsi que de celui de HSS. Bref j’adore cette actrice mais maintenant je suis carrément amoureux.

     Fin de parenthèse étoiles dans les yeux : C’est vraiment un petit film sans prétention, avec son propre monde, ses codes, son tempo et ça ne ressemble globalement à rien de déjà vu. C’est une somme de références qui accouche sur quelque chose d’inédit. J’avais été un peu déçu par Les coquillettes, son Ha ha ha, mais en faisant, avec Gaby baby doll, un truc proche de La femme est l’avenir de l’homme, le cinéma de Sophie Letourneur retrouve à mes yeux toute la grâce de ses premières réussites. Un film tout en couettes, plaid et chaussettes. Un film avec les costumes les plus laids et cheap du monde. Le bonheur, quoi.

Les conquillettes – Sophie Letourneur – 2013

02.-les-coquillettes-sophie-letourneur-2013Souvenir festivalier. 

   6.0   Sophie Letourneur a une façon bien à elle de mettre en scène le dialogue, depuis La vie au ranch, ainsi que de mettre en scène des personnages qui racontent un souvenir, depuis Le marin masqué. Les coquillettes joue sur les deux tableaux. C’est à la fois donc un film sur la parole, il y a en effet très peu de séquences non dialoguées, mais aussi un film sur une bande de copines évoquant un souvenir. La cinéaste fonctionne moins par souci de réalisme que d’authenticité. Elle fait en sorte que le souvenir soit le centre de leur discussion, comme si elles s’étaient dit préalablement qu’elles ne parleraient uniquement de se souvenir commun.

     De leur voyage au festival de Locarno, conté entre le moment où l’on fait bouillir les pâtes et celui où l’on jette les restes dans la poubelle, nous ne verrons que ses banalités intrinsèques et diverses fascinations romantiques. Sophie Letourneur travaille énormément les répétitions. Un nom devient pour l’une d’entre elle une obsession. Louis Garrel ici, Louis Garrel là-bas. Comme l’était le marin masqué dans le film éponyme. C’est surtout pour chacune l’occasion de raconter leurs illusions et désillusions rencontrées durant leurs conquêtes masculines.

     Je l’avais raté en salle (vu sa distribution en même temps…) donc c’était l’un des films que je voulais le plus voir en ce moment. Il a peut-être un peu souffert de cette attente. Je veux dire : j’adore le cinéma de Sophie Letourneur, pourtant je suis un peu déçu cette fois. J’ai l’impression d’un film de chutes du Marin masqué. Je l’aime bien comme il est mais j’espérais davantage. L’autre problème c’est que le film ne m’émeut pas contrairement aux deux précédents qui me terrassent… Mais je suis tout de même ravi de voir la cinéaste creuser un sillon bien à elle qui me semble inépuisable, en espérant que le prochain essai sera plus intense.

Le marin masqué – Sophie Letourneur – 2012

52Escapade bretonne.

   8.5   Le choix délibéré de contrer le naturalisme de La vie au ranch, qui n’utilisait aucun effet de styles ni post-synchro et jouait beaucoup sur la durée de la séquence et la saturation par la parole, est très intéressant, dans la mesure où tout cela était justement poussé à son paroxysme dans ce premier long-métrage, qu’il ne pouvait y avoir une suite à ces aventures, cette frénésie, d’autant que la cinéaste avait trouvé une nouvelle respiration assez forte dans le dernier tiers de son film, davantage axé sur l’espace naturel et les silences, le groupe auparavant soudé qui se distend, laissant présagé autre chose, une nouvelle voie.

     En fait, Sophie Letourneur va encore là où on ne l’attend pas. Dans les premiers instants, je ne m’y retrouve pas, c’est bon signe, le film va me surprendre. Et dans le même temps j’ai des craintes : que tout ce qui voudrait être un peu fou, fait avec trois rien, en trois jours, me laisse une simple impression conceptuelle, un truc qui ne respire absolument pas, un truc complètement fabriqué. Il y a une multitude d’idées qui me laisse à penser qu’il faudra obligatoirement se ruer sur les prochains films de Sophie Letourneur car je la trouve extrêmement culottée et cette manière de raconter installe le film dans la mémoire, ne s’efface pas.

     Ces doubles voix off mélangées aux prises de sons réelles intégralement retouchées en post synchro créent une forme de langage tout à fait intéressante. En fait je n’ai cessé de me dire que Le marin masqué pouvait être le film prototype de ce que l’on attendrait d’un film de vacances amateur, qui prendrait l’initiative de contrer sa trivialité inexorable en choisissant une forme nouvelle qui lui est propre. L’idée est fascinante. On a donc majoritairement ici deux personnages, Laetitia (Goffi) et Sophie (Letourneur), les prénoms n’ont pas été changés, qui commentent (en off) la vidéo (le film que l’on voit) de leur voyage en Bretagne. L’idée elle est là : Créer une manière de raconter, sur deux niveaux simultanés, afin de dynamiser le récit. Comme Truffaut et Godard le faisaient durant la naissance de la nouvelle vague. Et Sophie Letourneur va d’ailleurs clairement se placer dans cette influence, quelque peu rétrograde, du film sans le sou, avec les effets de l’époque (noir et blanc à gros grain, iris, post synchronisation des voix pas forcément synchronisées). Avec cette priorité qui fait la part belle à son cinéma : Le son. Ce n’est plus celui de La vie au ranch, c’est un son moins authentique, plus travaillé, dissocié de l’image, et un son qui permet quatre voix au lieu de deux, provoquant ainsi des idées hallucinantes comme des superpositions exactes ou des commentaires hilarants.

     Tout ce que j’adorais dans La vie au ranch aurait pu me manquer terriblement, c’est d’ailleurs ce qu’il s’est passé au premier visionnage. Cette truculence, cette saturation par le cadre, ce jeu outrancier, ce film à l’oreille. Le son était l’élément majeur de son cinéma, il est ici réduit à une épure surprenante – la scène de boite de nuit en est l’illustration parfaite tant l’on sent que l’agencement est sublime, par le cadre, les placements, les déplacements, mais que l’univers sonore est volontairement absent, quand le précédent film l’utilisait au maximum. Pourtant, aucun doute, le style de la cinéaste n’a pas changé. Son leitmotiv : privilégier le dialogue dans sa banalité, qui selon elle raconte tout autant, sinon plus qu’un autre. On peut donc passer d’une confidence sur un amour de jeunesse envolé à une discussion sur la constipation.

     Le procédé formel est donc passionnant. Toutes ces idées apportent quelques petites touches éparses assez fortes, et jamais surlignées, et on en revient à son précédent film. J’oublie tout de même de dire que la musique est magnifiquement utilisée, alors que son précédent film en était presque totalement dépourvu, et ce même si selon moi la plus belle scène du film restait ce regard de Manon, dans une perdition totale, ce regard emprunt d’une douleur mélancolique, dans cette scène de bal, qui m’avait ému aux larmes… auquel répond très bien le Words don’t come easy final du Marin masqué. Et il y a autre chose que j’aime énormément : c’est l’importance accordée à cette pensée charnière, et on en revient au regard de Manon et à celui ici de Laetitia, à savoir le doux rêve adolescent auquel l’adulte se confronte, la déception que le temps a crée, cette réalité qui s’éteint, le groupe d’un côté, l’amour de jeunesse de l’autre. Franchement, je trouve ça vraiment très beau.

La vie au ranch – Sophie Letourneur – 2010

La vie au ranch - Sophie Letourneur - 2010 dans * 2010 : Top 10

Entité saturée.  

   8.5   Sophie Letourneur saisit quelque chose d’incroyable avec La vie au ranch, simplement des tranches de vie, d’une collocation, durant un repas, une discussion ou encore en boîte de nuit et choisit de s’intéresser à ce qui est banal, anodin, absurde justement car rien de tout cela ne l’est vraiment. C’est dans l’absence de sensationnel que chaque personnage se met à exister devant la caméra, dans ce je-m’en-foutisme permanent, car c’est dans ces situations que les instants de joie ou les conflits apparaissent véritablement, que l’on y croit le plus.

     Tout paraît improvisé – on a vraiment l’impression qu’une caméra est posée au milieu de la pièce et que l’on demande aux acteurs de s’en donner à cœur joie, de reproduire du vécu – pourtant rien ne l’est. Tout est minutieusement écrit, préparé et vécu justement. Afin d’étoffer son récit Sophie Letourneur s’appuie beaucoup d’enregistrements épars de certaines de ses propres soirées pendant ses 20 ans, dans lesquelles elle adorait y cueillir des conversations, de vrais échanges à l’aide d’un dictaphone.

     En fait c’est la nuance qui fait la force de ce joli film. Ce mélange d’insouciance et d’appréhension. Ce mélange de liberté féminine, de joie ensemble et d’éclatement dans le groupe, dans ce huis clos emprisonnant. Du coup, même si ces nuances apparaissent tout de même durant tout le film, mais de façon imperceptible, on y décèle facilement deux parties distinctes. Une première comme un huis clos, où l’on est en majorité dans cet appartement, ce ranch comme elles disent, une entité les empêchant d’exister individuellement. On a tellement l’impression d’avoir affaire à un groupe soudée, à une seule et même personne divisée en cinq, que l’on confond chacune des filles. Un ranch vu comme une bulle d’insouciance leur interdisant toute émancipation. Elles le veulent bien aussi. Pourtant c’est avec l’une d’elles, Pam, que l’on comprend que cette situation n’est que bonheur éphémère. Dans une deuxième courte partie, les filles prennent quelques jours à la campagne, dans la maison de famille de Manon en Auvergne. Sans doute est-ce dû à cette immensité qui les absorbe, mais les tensions prennent le pas sur ce climat de liesse habituel. Chaque fille existe alors individuellement, ou presque, et le groupe se délie. La toute fin qui sonne comme un après est quelque chose de très beau, très émouvant.

     Personnellement, ce qui me plait c’est qu’il y a justement une façon invisible de traiter ce passage à un autre âge, de traiter cette petite vie de bohême éphémère. Les conflits, les moments difficiles sont aussi bien présents dans la première partie du film que les instants de joies dans la seconde. Mais il y a comme une cassure, probablement renforcée par les ellipses. Lorsque vers la fin du film la cinéaste filme le visage de chacune de ces filles, dans un bal nocturne à la campagne, ou dans une nouvelle colloc à Berlin, il y a ce sentiment qui m’étreint, ce genre de sentiment que je ressens aussi devant Du côté d’Orouët de Rozier, film vers lequel La vie au ranch semble quelque peu se rapprocher, principalement dans cette fuite finale. A première vue on pourrait davantage penser à Rohmer mais il y a un côté sale, spontané, vide de réflexion intellectuelle, bestial qui me fait davantage penser à Rozier. C’est un sentiment que je trouve très fort, qu’il m’arrive de ressentir en groupe ou même dans mon couple, ce sentiment que tout cela est là mais que plus tard il ne sera plus là. La vie au ranch est un film très drôle, pourtant c’est un film qui parle de la fin (du groupe, le début d’autre chose) et de la mort (avec en filigrane la grand-mère de Pam à l’hôpital).

     Mais il y a surtout quelque chose d’important là-dedans, Sophie Letourneur fait durer ses plans, et pas simplement sur des visages qui parlent, elle filme ses interprètes dans des situations, les cadre intelligemment en les y enfermant produisant une sorte de saturation de l’espace, elle ne filme pas vraiment des dialogues, elle filme des corps. Le dialogue est complètement déstructuré de toute façon, il est en champ mais plus souvent en contre-champ, il peut-être carrément ailleurs aussi, il s’imbrique très souvent, par moment on ne comprend même pas la moitié de ce qui se dit. En fait La vie au ranch c’est comme lorsque l’on est bourré ou pas pendant une soirée arrosée. Si tout le monde l’est sans moi je ne suis pas, c’est un peu le début du film en somme (qui commence dans une soirée étudiante d’ailleurs). Si tout le monde l’est avec moi, d’un coup je comprends tout, je partage tout, c’est un peu tout le reste du film. J’ai vraiment eu l’impression de connaître ces filles, de partager un moment de leur vie. Mais d’ailleurs je connais ces filles, il y a des situations que j’ai vécues exactement de la même manière. Il ne faut pas oublier de dire que la cinéaste a effectué un casting de dingue pour trouver ces filles qu’elle a finalement débusquées dans une vraie collocation. Elles se connaissaient déjà presque toute.

     Franchement je suis ressorti de ce film avec un sentiment étrange partagé entre souvenirs presque oubliés et visions fantasmées d’une certaine post-adolescence que j’aurais aussi aimé vivre, je veux dire comme ça, exactement comme ça. Là, je vois des filles qui grandissent, sans qu’elles ne s’en rendent compte, un groupe qui vie et qui change. Une amitié trop intense, trop entre deux –âges, qui s’apprête à s’éteindre. C’est assez magnifique.


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silencio


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