5.0 Le film m’intéressait autant qu’il me faisait terriblement peur. Comment McQueen, génial réalisateur de Hunger, allait-il passer du portrait hyper esthétisé et en boucle de ce sex addict dans Shame à l’enfermement d’un homme libre afro-américain enlevé et vendu comme esclave dans une plantation de Louisiane, dans l’Amérique du XIXème siècle ?
Je pense qu’il y avait là l’occasion d’effectuer une rupture avec son cinéma, de beaucoup moins lorgner sur le m’as-tu vu et de plonger dans la boucle et la répétition de la manière la plus radicale qui soit. En somme, de raconter l’esclavage comme on ne l’avait jamais vu, dans sa structure la plus proche du réel, dans sa dureté et sa durée quotidienne. Un ou plusieurs lieux filmés comme une journée de douze ans. Jamais pourtant McQueen ne s’éloigne formellement et distinctement de ses homologues Hollywoodiens. Hormis quelques bonnes idées, son film est engoncé dans un dispositif commun : construction classique, musique envahissante de Hans Zimmer, séquences chocs et recherche de la performance. Il n’y a plus d’expérience. Ne reste qu’un manifeste oscarisable, honorable certes, mais peu passionnant cinématographiquement parlant.
Dans les bonnes idées il n’y a en a qu’une qui vienne vraiment de lui. Disons que la grande idée du film, déjà, c’est le choix de ce personnage, Solomon Northup, qui n’avait surtout pas volonté de survivre (« Je ne veux pas survivre, je veux vivre ! ») mais qui se plia aux exigences de se maîtres esclavagistes parce qu’il n’y avait pas d’autre moyen de s’en sortir. Bien que cette idée siée parfaitement au cinéma de Steve McQueen (qui n’aura cessé de faire interagir survie, lâcheté et martyr) c’est dans l’ouvrage de l’homme en question qu’il est allé la puiser.
Le parti pris le plus intéressant du cinéaste est donc d’avoir tenté d’abolir toute temporalité. Ce qui rejoint ce dont j’évoquais et espérais. Le film s’appelle donc 12 years a slave mais on ne ressent pas ces douze années, on ne nous présente aucune chronologie, aucune date, aucun dispositif diégétique facile comme il est coutume de le croiser dans n’importe quel film mainstream à minima historique, avec des calendriers, des entailles sur un mur, diverses modifications physiques. Douze ans deviennent donc presque une journée, où le temps se serait arrêté pour rappeler que l’enfer n’a pas de temporalité. On est évidemment loin du compte, enfin disons qu’il y en a l’esquisse mais que tout est bien trop mécanique pour véritablement proposer quelque chose de nouveau.
La plus belle esquisse d’une forme entièrement dévouée à la durée et à la souffrance se situe dans cet interminable plan d’ensemble où Solomon, pendu à la branche d’un arbre, après avoir échappé aux vilénies du charpentier de son premier maître, bouge légèrement les pieds un à un afin de toucher terre pour ne pas s’étrangler. Ce plan est parcouru d’un mouvement permanent en sa profondeur et d’une sublime entrée dans le champ d’une esclave (celle dont il ne supportait plus les larmes ?) lui apportant un verre d’eau. Plan fixe qui rappelle celui du nettoyage de pisse dans Hunger. Ou le travelling latéral dans Shame. Plans qui se fondaient dans un ensemble tandis que celui-ci semble s’être perdu au milieu d’un académisme global, provoquant une impression de performance un peu forcée ce qui est d’autant plus frustrant.
J’aurais aimé un Hunger transposé à l’Esclavage, soit un film sans limite, ne ressemblant à aucun autre, fait de répétitions et de boucles ad aeternam, de chairs et de sang sans aucun contre-champ. Mais ici, Mc Queen n’a pas l’idée ingénieuse qui faisait le sel de Hunger, c’est-à-dire de s’intéresser aussi bien aux bourreaux qu’aux victimes en faisant glisser son récit. Il veut tout montrer en même temps. Le calvaire des esclaves et les démons de leurs maîtres. J’aime assez malgré tout comment est traité le personnage de Solomon. Je trouve culotté d’en faire un tel idéaliste qui vire raclure, enfin disons que c’est de la résistance par la lâcheté (tout le contraire de Hunger) ce qui du même coup offre un final des plus gênant ici, à la fois émouvant et dégueulasse.
Autre chose intéressante, c’est la relation entre le maître Epps (Michael Fassbender) et sa petite esclave Patsey qu’il chérit à en être fou amoureux, la couvrant d’éloges lors des décomptes de quantités ramassées de cotons, la violant au clair de lune, avant de la torturer plus tard pour une histoire de savon dont il se fait une montagne de jalousie. C’est ce personnage-là, la chose la plus fascinante dans ce film, un type absolument immonde, fanatique et amoureux de ceux qu’il fouette – Cette façon d’approcher Solomon un moment donnée est là aussi très douteuse, même si l’on imagine qu’il est imbibé d’alcool. De manière générale c’est peut-être les relations croisées qui sont les plus belles car les plus mystérieuses, les relations entre Edwin Epps et Patsey, mais aussi entre Solomon et Mary Epps.
McQueen a donc contenu sa mise en scène, l’immersion qui la caractérise et qui faisait à priori les réussites de son cinéma. Là c’est un sujet trop fort, il se noie dessous, alors certes il s’en dépêtre plutôt bien, n’importe qui aurait fait un truc absolument détestable, mais il annihile la force de ses habituels partis pris passionnants (montage en glissement, longues séquences, boucles en répétition) dans un déluge démonstratif et sur-esthétisant. Je continue de croire que c’est un cinéaste de l’intérieur et du coup tous ces plans gratuits de paysage ici font tocs.
En revoyant Shame dans la foulée, je me suis rendu compte que j’adorais sa construction, avec cette temporalité disloquée aux extrémités, caractérisant les affres de son personnage prisonnier et cette bulle au milieu, avec cette double relation, amoureuse et fraternelle, qui pourrait s’il s’en donnait le cœur le sortir de sa torpeur. Hunger était plus fort dans la construction : trois personnages, trois parties, puis trois parties pour un seul personnage avec une scène de dialogue fleuve. Mais Shame était tout aussi culotté malgré tout bien qu’on entrevoyait déjà quelque peu les prémisses de ce 12 years a slave.
Je pensais que Shame me décevrait à la revoyure mais il y a vraiment des trucs super forts dedans. Tout d’abord je trouve ça excellemment écrit (la scène du repas avec la collègue c’est probablement ce qu’il a réussi de plus beau) et nettement plus raccord (que 12 years a slave) en terme de mise en scène avec la douleur de son personnage. Il y a des facilités oui mais je ne pense pas que McQueen soit le garant de la subtilité non plus.