Amour fou.
7.5 Le matériau de base est une histoire d’amour. Dieutre a aimé un homme quelques temps, passé du temps dans son appartement et posé une caméra derrière sa fenêtre. Aujourd’hui, il raconte, en dialogue avec une amie, regardant les rushes, ce qu’il a vu et vécu durant cette partie là de sa vie.
C’est une affaire de focalisation. Elle est souvent modifiée : Nous sommes derrière une fenêtre, non loin de la station de métro qui donne son nom au titre du film, parfois de nuit, observant les lumières des fenêtres des immeubles d’en face ou le balai de ces phares de voitures ou parfois peu de perspective, juste une architecture saturée et le mouvement lointain d’un possible wagon de métro, confirmé par ce brouhaha qui le caractérise. Le travail sur la construction du plan est intéressant dans la mesure où il préfère la longue focale dans un premier temps, morceaux de vies clairsemées comme chaque fois une nouvelle pièce d’un puzzle que l’on imagine, avec ces devantures d’appartements, ces branches d’arbres, ce qui ressemble à un canal, une famille d’immigrés clandestins, des reflets de lumières en tout genre (phares, feu tricolore, éclairage public, éclairage des appartements) et autres focalisations diverses qui parfois ne sont pas discernables dans la seconde. Ces plans morcelés sont essentiellement des plans nocturnes. J’ai ressenti deux bouleversements – je ne parle de cinéma qu’en tant que proposition formelle, les éléments romanesques et politiques apparaîtront ensuite, bien qu’on les sente rapidement intégrés au récit.
Le premier bouleversement se situe dans l’intervention de plans diurnes puisqu’il semble que ces plans morcelés de la ville, ces vues de la fenêtre, soient sensiblement les mêmes que ceux ce que l’on voyait de nuit, sans trop que l’on sache de suite les repérer – contrastes différents, univers sonore différent, lumière différente. Dans le film, la voix de l’amie de Vincent Dieutre lui demande, exactement à cet instant si ce sont des captations de tombée de la nuit ou de lever du jour. Je me posais la même question. Cette plongée hypnotique abolit tout repère spatio-temporel. La seconde surprise provient de l’élargissement soudain du plan. Le cinéaste ayant privilégié le morcellement on pouvait penser qu’il n’élargirait pas où que si oui, il le ferait progressivement. Mais pas du tout. Un moment donné, alors que c’est un moment comme les autres, que les dialogues derrière se poursuivent, viennent alimenter l’information sans nécessairement se référer à l’image, le plan est global, c’est à dire que l’on voit dorénavant ce que les yeux d’une personne verraient derrière cette fenêtre, ce que Vincent Dieutre voit, et non plus sa caméra. Paris, station Jaurès, son mouvement, sa lumière, son architecture. L’avait-on imaginé ainsi ? Le cinéaste raconte qu’il adorait observer ce petit théâtre de derrière cette fenêtre, qu’il pouvait ainsi contempler ces échantillons de vies en silence, durant des nuits entières. La mosaïque est devenue tableau, comme si dorénavant nous avions la possibilité de regarder l’échantillon de notre choix.
Mais l’intérêt du film est multiple. Il est aussi politique : Poser le regard sur les réfugiés afghans, confinés sous la voûte Lafayette, aux abords du canal St Martin. Rendre compte de leur condition précaire, les filmer l’hiver, le printemps, l’été, jusqu’au démantèlement de leur camp, commandité par Eric Besson en juillet 2010. Double coïncidence sociale puisque Dieutre se trouvait dans l’appartement d’un homme durant ces quelques années, il était l’amant de cet homme marié, qu’il ne voyait que la nuit, ce dernier disparaissant le jour pour rendre visite à ses enfants ou pour effectuer ses bénévolats quotidiens dans une association en aide aux migrants. Pas ceux de la voûte, d’autres, ailleurs, même s’il lui est arrivé, un hiver très froid, de leur offrir quelques couvertures supplémentaires. Vincent Dieutre s’intéresse à cette partie là de sa vie, cet amour qu’il éprouvait pour cet homme, ce dénommé Simon, comme il l’appellera pendant toute la durée du film – renforçant à la fois cette proximité unilatérale et la mélancolie de sa disparition – dont il savait qu’il partageait sa deuxième vie, qu’il ne serait jamais le centre de la première, qu’il ne pourrait gagner cette place. Il y a des instants terribles où le cinéaste évoque les détails de cette évaporation amoureuse, avec beaucoup de pudeur, de distance mais aussi très crûment n’hésitant pas à évoquer leurs ébats amoureux. J’ai beaucoup pensé au chef d’œuvre de Raymond Depardon, Empty Quarter. Ce n’est plus la femme en Afrique, c’est l’homme de Jaurès. Une histoire d’amour est contée tandis que toujours à l’image se succèdent des vues du quartier, le canal, les fenêtres, le métro, les voitures, les arbres et les réfugiés.
Et comment raconter cela ? Dieutre a choisi le dialogue. Entre lui et une femme, une amie, Eva Truffaut. Tous deux sont dans un studio d’enregistrement et discutent à propos de ce petit bout de vie à Jaurès, ces images que le cinéaste a filmées, de temps en temps, sans être certain qu’il en ferait un film, simplement comme captation. Ce procédé génial c’est sans doute ce qui manquait au dernier film de Raymond Depardon justement, Journal de France, qui s’engluait dans ce discours à une seule voix, terne et suffisant. Le dialogue et par extension le questionnement permet de contrer cela. Eva Truffaut pose tout un tas de questions au cinéaste, les plus variées possibles ou se met à sourire à tel instant, prend du recul le temps d’un autre. Le film s’embourbe un peu, c’est dommage, il se déploie beaucoup trop vite (les quarante-cinq premières minutes sont sans doute trop puissantes, le film aurait presque mérité de ne pas durer plus longtemps), ou alors il est parfois un peu trop bavard ou peut-être que le récit de cet amour déchu finit par lasser, mais il manque un redéploiement, une redistribution des cartes, ce qui était si bouleversant dans Empty quarter. Et puis il y a autre chose : l’emploi d’images animées. Elles se superposent aux images réelles, par exemple un arbre va soudainement devenir plus schématique, changer légèrement de couleur ou un pigeon va apparaître dans le plan, en sortir avant de réapparaître sous forme animée. Je ne suis pas spécialement client du dispositif ou je ne le comprends pas ; S’il existe pour accentuer cette distance, déréaliser la puissance tragique que peuvent dégager ces focalisations, je pense que le film n’en a pas vraiment besoin, que son placement et les idées qui le nourrissent tout du long sont à mes yeux plus essentielles pour évoquer tous ces destins – Le film met en rapport deux précarités et installe une vitre entre ces deux précarités, l’idée est déjà immense. Vincent Dieutre n’a peut-être pas encore suffisamment confiance en la puissance de son cinéma qui ici aurait mérité d’être épuré de toute stylisation encombrante.
Mais qu’importe, c’est déjà beau, c’est à voir, ne serait-ce que pour la proposition de cinéma, ce curieux montage qui consiste à voir deux personnes discuter dans une salle d’enregistrement tout en regardant les rushes sur un écran qui parfois se substitue directement à notre regard reléguant les voix en off. Jour après jour le film s’imprime en moi, ses images et ses mots, cette finesse, cette mélancolie ne me quittent plus.