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La grande extase du sculpteur sur bois Steiner (Die große ekstase des bildschnitzers Steiner) – Werner Herzog – 1974

08. La grande extase du sculpteur sur bois Steiner - Die große ekstase des bildschnitzers Steiner - Werner Herzog - 1974Le vol d’Icare.

   8.5   Werner Herzog entreprend d’accompagner le suisse Walter Steiner, sculpteur sur bois mais surtout champion de saut à ski. Ou de « vol à ski » dira Herzog, tant il pulvérise la concurrence, notamment au cours d’un championnat en Yougoslavie, durant lequel il établira le record du monde lors de son premier saut, avant de chuter lors du second puis de sauter à nouveau (afin de ne pas craindre de ne plus jamais pouvoir le faire, dira-t-il aux journalistes) en réduisant sa hauteur de départ.

     Au même titre que dans La soufrière ou Gasherbrum, il s’agit pour Herzog d’approcher l’humain dans une zone de danger, entre la vie et la mort, dans cet instant d’extase, d’adrénaline et de liberté, qui seront au cœur d’un ultime carton constituant les dires aussi mégalos qu’absurdes de Steiner, qui se rêve seul au monde, nu sur un rocher. Steiner rejoint ainsi le dernier habitant de Basse-Terre devenue ville fantôme ou l’alpiniste Reinhold Messner entêté à grimper deux sommets de 8000m en une seule ascension.

     Ce ne sont pas des héros, ils ne cherchent pas à briller, à faire acte de bravoure ou de résistance, ni même à exister (lorsqu’Herzog trouve l’homme au pied du volcan, le type dort, paisiblement) : ils sont en décalage avec le monde, animés d’un instinct sauvage, d’un état second, d’un désir de « conquête de l’inutile » pour reprendre les mots de Messner, qui trente ans plus tard, lors d’un entretien, évoque le tournage de Gasherbrum : On est presque surpris qu’il soit toujours de ce monde.

     Mais c’est peut-être d’autant plus fort chez Walter Steiner chez qui cette sensation d’extase se manifeste dans un contexte éphémère (Un saut à ski s’étire sur quelques secondes) et universel : en définitive l’homme à toujours rêver de voler. Steiner devient Icare devant la caméra d’Herzog, qui le filme souvent au ralenti (Une approche qui évoque par ailleurs celle qu’en fait Julien Farraut qui, dans L’empire de la perfection, observe et décompose le service de John McEnroe) dans son ascension, la bouche ouverte.

      La grande extase du sculpteur sur bois Steiner (quel titre magnifique, énigmatique) retrace à merveille cette double quête très étrange. Celle d’un homme qui rêve moins d’être le meilleur que de continuer de sauter. Et celle d’un cinéaste qui est fasciné, moins par le saut à ski, l’Himalaya ou le volcan Guadeloupéen que par ces hommes qui ont pactisés avec le danger qu’ils représentent.

Gasherbrum, la montagne lumineuse (Gasherbrum, Der leuchtende Berg) – Werner Herzog – 1985

10474457_10152681316477106_781288059713053281_nSing for song drives away the wolves.

   9.0   Il existe dans la chaine de l’Himalaya des sommets plus hauts que les autres, convoités par les plus téméraires alpinistes. Ces pics que ces chevronnées habitués escaladent (sans camp fixe ni radio ni oxygène) avec peu de chance de parvenir à en redescendre. Les Gasherbrum sont de ceux-là mais ils ont la particularité chère à nos deux compères fous, d’être au nombre de deux sur le même flanc de montagne. Deux sommets d’affilée, deux 8000m en une seule ascension, cela devient leur ultime but, l’enjeu d’une vie. Herzog va les accompagner avec son caméraman jusqu’à mi-chemin. Là où les premières épaisses glaces ne sont encore que des marqueurs, libérant parfois de folles trouées d’eau turquoise ici ou cascades boueuses là.

     Ces eaux déchainées et ces hommes en marche rappellent inévitablement Aguirre et ses longues séquences à longer le fleuve et les forêts. Ce sont les plus beaux moments du film, où l’infiniment minuscule et éphémère côtoie, par la caméra d’Herzog, l’infiniment grand et permanent selon un silence terrifiant ou un vacarme assourdissant. Et puis quand on ne l’attend pas le film offre des brèches merveilleuses. Ici un massage palestinien on ne peut plus dynamique, quasi tribal, qui ne brise pourtant jamais le discours tout à fait censé du grimpeur en pleine préparation physique et mentale.

     Et puis il y a aussi ces instants où le cinéaste scrute leur intimité et leurs douleurs, écoutant le récit de l’un d’eux, Reinhold Messner, qui se confie à propos de la perte de son frère survenue durant l’une de leurs excursions suicidaires. Il finit par en pleurer. Par craquer totalement. Et Herzog a l’élégance de filmer ces larmes jusqu’au bout. Les larmes c’est quelque chose qui se filme en entier ou pas du tout. Ce qui est beau dans ce sanglot à peine retenu, c’est qu’on ne sait pas très bien s’il prend sa source dans la douleur du souvenir ou dans la peur et l’exaltation du présent, étant donné qu’il attaque la fin de son ascension le lendemain. Ce qui est beau c’est aussi de voir cet homme, passionné et fou allié, encore attaché aux hommes, à l’émotion de la perte, à sa famille, il parle aussi de sa mère.

     C’est un homme – son acolyte, Hans Kammerlander sera plus discret, plus pudique devant la caméra du cinéaste allemand – sur deux dimensions, qui rêve de ne plus grimper tant il a conscience du danger que cela représente, pour lui et ceux qui l’accompagnent. Bien que la mort ait imprégné nombreuses de ses excursions (des groupes parfois décimés) il dit ne pas avoir envie de mourir. Il dit juste qu’il n’a pas trouvé l’équivalent qui lui permettrait d’accomplir à ce point sa motivation quotidienne et vitale consistant à suivre un chemin jusqu’à ce qu’il disparaisse. Marcher jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible de marcher. Jusqu’au bout du monde. Toute une vie contenue dans une excursion. Infinie. Un artiste fondu dans son art. Herzog dit se reconnaître beaucoup en lui.

     Et que dire de ce morceau de Popol Vuh, Sing for song drives away the wolves, utilisé lors d’une séquence complètement libre, échappée, détachée, probablement l’une des plus belles pièces du compositeur couplée à l’une des plus belles séquences de tout le cinéma de Werner Herzog.

La soufrière (La Soufrière, Warten auf eine unausweichliche Katastrophe) – Werner Herzog – 1977

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Le rebelle.

   8.0   1976. Alors que l’on avait évacué la quasi-totalité des habitants de Basse-Terre, en Guadeloupe, Herzog s’est pris de fascination pour cette ville soudainement abandonnée, menacée par l’éruption éminente du volcan qui la surplombe, La soufrière, crachant d’épaisses masses de fumées et faisant régulièrement trembler la terre. La catastrophe annoncée par les sismographes allait être équivalente à celle de cinq bombes atomiques. Herzog voulu filmer ces lieux dans lesquels ne régnait plus qu’un lourd silence ou les cris des animaux qui n’étaient pas encore mort de faim. Il tenta même de grimper plus haut accompagné de son cameraman mais fut freiné par des chemins sinistrés et des nuages de fumées charbonneuses. Il en profita alors pour approcher un homme qui avait refusé de partir, préférant à une fuite sans but, une mort apaisée sur ses terres, s’en remettant à dieu.

     En plein centre de son métrage, Herzog insère des images d’archives en évoquant une catastrophe similaire survenue au début du siècle en Martinique. Celle que provoqua l’éruption de la Montagne Pelée. Le danger à l’époque mal discerné, l’évacuation tarda et la catastrophe fit trente mille morts, détruisant intégralement la ville de Saint-Pierre. Mais au-delà de l’évocation de la tragédie, Herzog s’intéresse au seul homme qui avait survécu sur les lieux, au milieu d’une marée de corps calcinés et de bâtiments rasés. C’était un prisonnier, le plus dangereux de tous. Celui que l’on avait enfermé dans un si profond cachot que ça lui sauva la vie.

     C’est toute l’absurdité et la folie des Hommes auxquels s’est toujours intéressé le cinéaste qui est résumé dans ce fait improbable et cruel. Et toute cette dimension qui le fascine et le fascinera toujours, traduite dans ses futurs fictions et autres documentaires, sur la puissance inconnue et imprévisible de la Nature, quelle que sa forme soit. Une fascination inconsciente qui le pousse lui aussi à réaliser cet exploit invraisemblable de faire ce film sur une catastrophe inévitable qui n’eut finalement jamais lieu. D’être à son tour le dernier des hommes. Dommage qu’il encombre ses images (d’une puissance sans égale) de sa voix (en off, comme il sera coutumier) un peu trop présente. Hormis ce détail c’est un film extraordinaire. C’est tout le cinéma du cinéaste allemand qui est déjà là.

Grizzly man – Werner Herzog – 2005

10926460_10152632109332106_3220947517965163914_nInto the labyrinth.

   8.5   Qu’il s’engage dans la fiction ou s’investisse dans le documentaire, la démesure est le leitmotiv premier de Werner Herzog. Son œuvre entière est une représentation complexe de l’aliénation des hommes. C’est une période, depuis le début des années 90, durant laquelle il rend considérablement grâce au réel, qu’il filme des condamnés à mort, une base antarctique ou la grotte Chauvet. Un réel qu’il souhaite systématiquement bouleverser, en agrandir les contours, en allant y débusquer la folie dont seules les plus grands fictions avaient osées s’emparer. En ce sens Grizzly man est une œuvre majeure, maîtresse, un film apothéose qui dessine pourtant tout ce qui va suivre. Mais Herzog n’a jamais rien fait comme personne, donc, entre deux documentaires fous, il réalise Rescue dawn, film de guerre ou Bad lieutenant, polar halluciné qui ne ressemblent pourtant à rien sinon à du Herzog, électron libre et cinéaste total. Il me fait penser à Kubrick mais semble bien plus libre que ne l’était le réalisateur de Barry Lyndon.

     Avec un titre comme celui-ci on s’attend à voir des ours. Et on en voit. Mais Grizzly man n’a pourtant rien à voir avec le documentaire animalier. C’est même carrément un film sur l’Homme. Un objet de cinéma sans pareil, fascinant et visionnaire. Herzog s’est pris d’un vif intérêt pour l’histoire de cet ermite pas comme les autres, défenseur de la cause animale, qui chaque été, durant treize ans, vivait deux mois parmi les ours et les renards, dans un parc protégé en Alaska. Il les approchait, les observait, leur donnait des noms comme un gosse à ses peluches et se filmait régulièrement racontant ses épopées quotidiennes, entre émotion enfantine de la découverte et colère brûlante envers le monde. De ses cinq dernières expéditions il a rapporté plus de cent heures de rush. Il les aurait sans doute montées un jour, il suffit d’évoquer pour cela le nombre d’allusions que le type – à l’égo surdimensionné – faisait comme promesses de film durant ses diverses prises. Oui mais voilà, ce qui était attendu autant que redouté survint, un matin de Septembre 2003, alors que son expédition touchait ironiquement à son terme, Timothy Treadwell s’est fait dévorer par l’un des ours qu’il considérait comme ses semblables. Dévoré avec sa compagne. On ne retrouva que des restes. Disséminés un peu partout dans les hautes herbes aux alentours de leur dernier campement ainsi que dans le ventre de l’animal, abattu dans la foulée. L’ultime vidéo de Treadwell, sans image (il n’a semble t-il pas eu le temps d’en ôter le cache) nous sera seulement contée, fort heureusement. Herzog lui-même préconise d’ailleurs de la détruire tant elle l’effraie, le paralyse, dans un moment suspendu, au silence terrifiant.

     L’histoire en elle-même, d’une violence et d’une cruauté insoutenable suffisait à être approchée par le cinéma. Mais Herzog ne se satisfait pas de son aspect pour le moins sensationnel. Il construit autour du drame tout un réseau d’interview, de proches, connaissances et spécialistes en tout genre, qu’il insère ci et là, utilise bon nombre des rushs de Treadwell dont il a pu avoir accès et en profite pour s’intéresser à l’empreinte cinématographique que cette puissante histoire laisse derrière elle. Le cinéaste s’intéresse aussi à la curieuse présence de cette femme dont on ne saura rien puisque Timothy Treadwell ne la filmait jamais. Etait-ce elle qui ne le souhaitait pas ou lui qui lui refusait ? Mystère. Toujours est-il qu’elle n’apparaît, sauf bref accident de cadrage, sur aucun des nombreux rushs mais dans le même ours que lui. Herzog a toujours été fasciné par le cinéma et donc par l’invisible. Ici un plan étrange et vide qui dure un peu trop longtemps, là l’entrée inopinée dans le cadre d’un renard curieux. Beauté volée que Treadwell ne prend guère le temps de voir ni d’apprécier, préférant s’extasier devant un combat d’ours mâles se disputant une femelle ou un bourdon mort sur un grain de pollen.

     L’idée de faire un documentaire sur un type faisant un documentaire dans lequel il se met lui-même en scène est déjà proprement fascinante. D’autant que cet homme cintré, bien que l’on puisse effectuer un rapprochement avec le cas Herzog himself, n’a pas grand-chose en commun avec le cinéaste allemand. Ce dernier ne se filme jamais, par exemple ou alors très brièvement. Sa voix est prépondérante mais pas l’image qu’il dégage. Il n’est jamais dans l’obsession de sa propre représentation. Timothy Treadwell aimait les ours mais par-dessus tout aimait se mettre en scène. Il est totalement dingue de constater le nombre de prises qu’il était parfois amené à faire, tout seul, dans sa brousse, en quête du témoignage idéal. Sorte de refoulé d’Hollywood – passé parait-il derrière Woody Harrelson pour le cast de Cheers – rejeté dans le monde animal, qui serait devenu cinéaste amateur après avoir loupé sa vocation d’acteur. Il est tout aussi fou de constater combien il est possible de faire une analogie directe à Klaus Kinski avec qui il semble non seulement partager une ressemblance physique – vraie gueule blonde bigarrée – mais aussi une bipolarité systématique – Souvenons-nous de l’inénarrable confrontation entre l’acteur et le réalisateur sur le tournage de Fitzcarraldo, relatée dans le merveilleux documentaire, Ennemis intimes.

Into the abyss – Werner Herzog – 2012

32_-into-the-abyss-werner-herzog-2012L’arène du meurtre.

   8.0   Werner Herzog s’intéresse à un fait tragique bien particulier : un triple meurtre pour une Camaro rouge, survenu dans l’Etat du Texas, courant 2001. Une mère de famille est tuée avant que son fils et un ami de son fils subissent le même sort sans aucun autre mobile apparent que le vol de leur voiture de sport. Jason Burkett et Michael Perry sont reconnus coupables et condamnés à quarante ans de prison ferme pour le premier, à la peine de mort pour le second.

     Le cinéaste s’intéressant à la folie et aux orientations malveillantes de la nature humaine ce n’est pas nouveau. Plus récemment, son cinéma s’est quasi définitivement orienté vers le documentaire, citons Encounters at the end of the world ou La grotte des rêves perdus, autant de films marqués (déjà suggéré par leur titre) par l’expérience humaine extrême, le retranchement absolu. Une station en Antarctique. La grotte Chauvet. Inutile de revenir sur ses fictions qui nombreuses portaient déjà le sceau de cette démesure, un appétit du vertige, la volonté de sonder l’âme humaine dans son caractère excessif. Et maintenant : Into the abyss. Titre on ne peut plus Herzogien. Ce sont les abîmes du meurtre, de l’incarcération, de la perte et de la peine capitale dans lesquels le cinéaste va (nous) plonger. L’abîme suprême en somme.

     Il entreprend de rencontrer et de questionner plusieurs personnes, liées au fait divers en question, ou en rapport au système carcéral ou les proches des victimes ainsi que ceux de leurs bourreaux. Les témoignages seront brefs mais surtout relativement peu éparpillés. Le film s’ouvrira sur la parole d’un révérend. Il y aura aussi plus tard un ancien chargé d’exécution. Et un enquêteur. Les autres seront directement liés au triple crime : Jason Burkett et Michael Perry, évidemment, tous deux interrogés dans un box vitré, mais aussi le père Burkett ainsi que la petite amie de Jason, et le frère du garçon assassiné ou encore la fille et sœur des deux autres victimes. Personne d’autre. Et pourtant, cela suffit à proposer un éventail d’analyse passionnant, incomplet certes mais riche, sur la place des Hommes dans la société américaine aujourd’hui, l’hyper individualisme (Aguirre ou Nosferatu en étaient déjà les sujets) et la description d’un monde reclus.

     La construction du film mêle interviews face caméra, vidéos de scène de crimes d’archives de la police (C’est entre parenthèses incroyable qu’on ait le droit, dans un Etat aussi répressif que le Texas, d’utiliser ce genre d’images) et quelques plans détachés de la chambre d’exécution, de la résidence pavillonnaire où avait eu lieu le crime dix ans plus tôt, de la ville de Conroe, du champ de pierres tombales numérotées représentant les condamnés exécutés. Sa force réside aussi dans son montage, gage de distance importante quant au sujet qu’il traite. En effet, je pense que la difficulté de ce genre de documentaire c’est la question de la distance que l’on va mettre entre le cinéaste et ses cibles interrogées ainsi que celle qui existe entre le spectateur et l’écran de cinéma. Herzog a les bons mots, il ne manipule personne. Lorsque Perry se trouve en face de lui, il y va au culot, espérant qu’il gardera toute son attention, lui avouant que l’absurdité de la peine de mort n’excuse en rien le geste qui l’a poussé à commettre ce crime. Il n’a pas de sympathie pour lui mais il le considère en tant qu’humain. Herzog ne fait pas un film pour débusquer les coupables (l’intérêt n’est pas de fustiger le déni ni d’accentuer les culpabilités)  il s’intéresse aux ignobles faits mis en cause : le crime gratuit et la condamnation à mort. Il ne cherche pas à en rajouter sur les destins tragiques ou meurtris des personnes qu’il rencontre, son cinéma est fait de chairs et de fantômes, il ne naît pas par les larmes mais par les tripes.

     Les témoignages prennent parfois une dimension métaphysique surprenante, au détour d’un dispositif mise en scénique ou de la direction d’un dialogue. Un révérend s’effondre en larmes en parlant d’un écureuil qu’il avait failli écrasé sur un terrain de golf, ravi de l’avoir manqué, puis se taisant en réalisant qu’il accompagnera le soir même les derniers instants d’un condamné à mort. Un moment, les contours du visage d’Herzog épousent ceux de Michael Perry à travers le plexiglas comme s’il voulait entrer dans son esprit. Plus tard, une femme accablée par la double perte de sa mère et son frère, raconte qu’elle a presque perdu toute sa famille en l’espace de six années, entre accident de voiture et crise d’anévrisme, meurtres et suicides. La rencontre avec le père de l’un des meurtriers est très forte aussi puisqu’elle est réalisée en prison étant donné que le père est lui aussi condamné, mais à perpétuité et nous raconte que son deuxième fils est lui aussi en prison. Il dit qu’il s’est même retrouvé exceptionnellement pour fêter Thanksgiving en leur compagnie à tous les deux, entre quatre murs, il ne comprend pas comment il a pu tomber si bas, lui, père de famille et ses fils qu’ils tenaient dans ses bras bébés il y a longtemps, s’effondrant en racontant que Jason a subi jusque l’âge de cinq ans de multiples opérations pour ne pas mourir. Lorsqu’il évoque la date de sortie de prison éventuelle de son fils, il se trompe d’un siècle, il n’a plus de repères temporels, il s’en remet aux valeurs humaines et familiales et préfère prendre la culpabilité de son fils, exonérant ses actes en encaissant tous les torts. Il y a encore ce dialogue avec cet ancien capitaine, qui aura par le passé assisté à cent vingt-cinq exécutions alors qu’il était un fervent défenseur de la peine capitale, qui avoue avoir eu une illumination spirituelle quant à l’absurdité de cette procédure lorsqu’il assistait aux dernières heures de la vie d’une femme condamnée qui le remercia pour l’accompagner à ses côtés jusqu’au bout. Il faudrait impérativement aller voir le film ne serait-ce que pour ce témoignage là et pour l’évocation de l’écureuil.

Ennemis intimes (Mein liebster Feind, Klaus Kinski) – Werner Herzog – 1999

WernerHerzog-EnnemisIntimes1-LepasseurcritiqueLes fous normaux.

   8.0   Klaus Kinski tient un papillon dans le creux de sa main qui se met à remuer les ailes puis voltiger autour de lui, avant de se reposer sur sa peau et l’acteur sourire béat, doux comme un agneau qui fixe la caméra de sa fierté habituelle et d’une jovialité nouvelle. C’est la fin du film, ses dernières images. Herzog raconte, non sans une émotion retenue, que ce sont ces instants qu’ils souhaitent garder – ce même si sa raison s’y oppose – de l’homme fou allié et acteur incroyable, son ami lointain, son ennemi intime. Cette raison, ce sont ces cheveux blancs qui envahissent peu à peu son crâne, qui, dira t-il un peu plus tôt dans le film, portent tous le nom de Kinski. Le film est à la fois un documentaire sur cette relation pas banale, entre haine et admiration et un semblant de making-off des cinq tournages effectués ensemble.

     Le cinéaste parle de l’acteur comme on évoquerait un génie tout en admettant qu’il fut systématiquement le problème de tous ses tournages. Les plus périlleux du monde. Et ce ne sont pas des mots en l’air, c’est vraiment impressionnant ! A se demander comment un type comme Gilliam a pu être autant maudit dans tout ce qu’il entreprenait tandis qu’un mec comme Herzog, mégalomane en puissance, a pu terminer des projets aussi fous que Fitzcarraldo avec un acteur principal que l’on pourrait qualifier de tout sauf de bonne patte. On parle de Brando ou Nicholsson mais je pense sincèrement que c’est de la gnognotte comparé à cet allemand au regard halluciné, tout en fureur et gestes désordonnés qui se prenait ni plus ni moins pour Jésus. Un comble génial quand un type comme lui vient se greffer à des films comme Aguirre. C’est probablement l’acteur le plus dingue qui a existé, capable aussi bien de partager une séquence impossible sur un bateau dans un rapide, au risque même de se noyer, tout en refusant d’en tourner une autre pour une petite invasion de moustiques. Capable d’investir son rôle au point de blesser un figurant à l’épée. Capable aussi, hors cinéma, puisque Herzog et Kinski auront vécu quelques mois dans le même appartement, de s’enfermer quarante-huit heures dans une salle de bain pour tout casser. Capable de refuser de tourner une scène parce qu’il n’y est pas le centre d’intérêt – l’ouverture magistrale d’Aguirre.

     Mais l’acteur c’est celui que l’on voit, il ne peut se cacher derrière une caméra, or je pense que Herzog était (il s’est sans doute calmé) aussi fou que lui, différemment. Quand le cinéaste désavoue avoir menacer Kinski au revolver (comme celui-ci le revendique dans son autobiographie, évoquant l’instant où il voulait quitter prématurément le tournage d’un des films) il avoue lui avoir dit que s’il s’en allait, il le tuerait et se tuerait ensuite, et Herzog de dire d’une nonchalance désopilante, que son acolyte a eu raison de rebrousser chemin. Kinski est mort prématurément, seul chez lui. Herzog dira qu’il avait gaspillé son énergie. Quoi qu’il en soit, il laisse derrière lui cette fructueuse collaboration (au moins deux chefs d’œuvre) dans laquelle l’interprétation n’aura jamais, à travers l’histoire du cinéma, été autant adéquate à la réalisation, comme s’ils s’étaient tous deux retrouvés pour le pire et le meilleur, au service du cinématographe, afin de défier l’irréalisable. Ennemis intimes raconte donc cette singulière rencontre, entre témoignages, extraits de films et accrochages divers.

Nosferatu, fantôme de la nuit (Nosferatu, Phantom der Nacht) – Werner Herzog – 1979

30.3La petite mort.

   8.0   Werner Herzog s’attèle à un remake du chef-d’œuvre de Murnau et réalise une merveille. C’est à la fois un hommage fidèle et une pierre supplémentaire dans l’édifice Herzogien, au sens où ce film là, qui a tout pour être le plus impersonnel du monde, se retrouve dans la continuité de son œuvre et se cale logiquement entre Aguirre et Fitzcarraldo. C’est un peu trivial de le dire ainsi mais c’est à ce type de réussites que l’on reconnaît les grands.

     Je ne m’attendais pourtant à rien de plus qu’à un bel hommage, un film musée en somme. Les premières images sont déjà épatantes, glaçantes. Caméra à l’épaule qui se déplace dans une sorte de caverne (prémisses de la grotte Chauvet ?) et filme des corps momifiées, quasi intacts, comme s’ils venaient de mourir sur-le-champ – l’une d’elles a encore ses bottines et on ne serait pas surpris d’en voir une autre bouger. C’est à la fois beau et menaçant. C’est même terrifiant de constater qu’elles nous sont présentées du plus jeune au plus âgé. En réalité ce sont de véritables momies, des corps de victimes d’une épidémie de choléra que l’on peut visiter au musée des momies à Guanajuato. Comme entrée en matière (car le générique continue de défiler pendant ce temps) d’un film d’épouvante, centré sur les vampires et la peste, difficile de trouver meilleure idée. C’est déjà de la mise en scène pure. Ce morceau de film en guise d’intro n’apporte rien au récit, il existe simplement pour aiguiller l’atmosphère lourde qui planera tout du long. Cette première séquence est présentée comme un cauchemar puisque Lucy (Isabelle Adjani) se réveille ensuite en criant.

     Comme dans le film original de Murnau, qui est lui-même une adaptation libre de Dracula, le roman de Bram Stocker, le scénario de base convoque un jeune homme qui voyage pour effectuer la vente d’une maison avec le comte Dracula, lequel après avoir fait connaissance de la femme du jeune homme, sur un simple pendentif, décide de rejoindre la ville de Wismar (Wisborg chez Murnau) afin d’y transmettre la peste et d’y boire le sang de la belle.

     Or, et c’est là qu’il serait dommage de réduire le film d’Herzog à un simple remake, ce sont les cheminements auxquels s’intéressent le cinéaste qui sont magnifiques. Le voyage est et restera ce qui intéresse avant tout Herzog. C’est donc sous l’Or du Rhin de Richard Wagner (le plus beau prélude au monde ?) que Jonathan Harker (Bruno Ganz) part dans les Carpates et marche plusieurs jours entre chemins, roches et rivières espérant trouver le fameux château du comte dont on lui a pourtant, dans un village où il fera escale, défendu d’y mettre les pieds. De même, le voyage inverse de Dracula (Klaus Kinski), accompagné de rats dans des cercueils, à bord d’un voilier, rentre parfaitement dans la thématique du voyage hypnotique que l’on retrouve régulièrement chez Herzog. C’est dans ces moments mais pas seulement que le film libère une picturalité inouïe. C’est peut-être, avec le jeu tout en grimaces de Kinski, ce qui reste du cinéma expressionniste de Murnau, à la différence qu’ici, Herzog peut davantage travailler ombres et contrastes, profondeurs et lignes de fuites. Je dis pas seulement car toute la dernière partie au village est absolument sidérante de beauté, un défilé de tableaux et d’ambiance mortifère.

Signes de vie (Lebenszeichen) – Werner Herzog – 1969

signes-de-vie-05-1024x785La terre de la folie.

     6.5   Très beau film. Avec au centre, toujours, la folie d’un homme. La folie chez Herzog se manifeste souvent via un ego démesuré, une volonté de puissance, de pouvoir, un sentiment d’invulnérabilité. Comme Aguirre ou plus récemment Cage le Bad lieutenant, ce soldat semble intouchable, comme sous l’emprise de drogue. Il n’y a pas vraiment de désir de pouvoir simple d’ailleurs, c’est un concours de circonstances qui emmène les personnages au bout d’eux-mêmes. La cassure dans Signes de vie est invisible. C’est un film très envoûtant, très beau, très ensoleillé. Une colline sur une plaine, des remparts en ruines. Lieu de folie tout tracé jusqu’à un magnifique feu d’artifice final.

Aguirre, la colère de dieu (Aguirre, der Zorn Gottes) – Werner Herzog – 1975

Aguirre, la colère de dieu (Aguirre, der Zorn Gottes) - Werner Herzog - 1975 dans * 100 41542683Le gouffre aux chimères.  

   10.0   Premier plan : les montagnes verdoyantes, une vallée mystérieuse, des conquistadors espagnols qui arpentent le chemin abrupt, suivis de leurs esclaves indiens, sous une brume étouffante. Le premier plan d’Aguirre, accompagné d’une musique ambiante très envoûtante est absolument magnifique.

     Si l’on s’en tient seulement à ce film (je ne connais pas les autres films du cinéastes allemand pour le moment) Herzog c’est un peu la rencontre de Malick (mode mineur) et de Kusturica à son meilleur. Le premier pour ce qui est de faire du naturalisme poétique contemplatif, il y a une importance évidente des éléments, l’eau et la terre, la nature, bref tous les sons naturels. Le deuxième pour son esprit décalé, justement dosé. Certaines scènes sont assez surprenantes parce que les personnages sont très excentriques. Evidemment Aguirre, l’aventurier qui a toujours l’air constipé, par ses mimiques, sa gestuelle. Cet homme qui finit de compter après avoir été décapité. L’autre qui reçoit une flèche en plein genou et imagine que c’est un rêve. C’est assez particulier puisque ce n’est pas accordé avec le reste du film. Et personnellement je me suis mit à penser que c’était une qualité. On pourrait même y voir du Coppola aussi qui peu de temps plus tard fera lui aussi son film en majorité sur un fleuve…

     Et le personnage central est fascinant. Cette épopée est d’abord dirigée par un certain Ursua. L’issue devenant catastrophique (indiens cachés dans les feuillages, décuplement des morts, perte des radeaux…) il décide qu’il faut revenir sur leurs pas. Aguirre, le second, ordonne de l’abattre. Ursua s’en sortira, et Aguirre nommera son ami comme chef de l’expédition. Tout se passera en fonction de ce personnage dictatorial, lui voudra atteindre son but, construire une nouvelle Espagne à l’Eldorado. Le dernier plan du film voyant Aguirre seul sur son radeau, croyant faire Un avec les dieux, après avoir croisé une barque esseulée dans un arbre (que le fleuve n’a pu débarquer), est absolument fabuleux, sorte d’analogie du désir de puissance, de pouvoir, d’aliénation.


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silencio


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