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Coup de tête – Jean-Jacques Annaud – 1979

01_-coup-de-tete-jean-jacques-annaud-19791La revanche des loosers.

   9.5   Prendre l’initiative d’écrire sur un film qui me suit depuis que je suis gamin c’est tenter de relever le défi de l’objectivité, souci qui ne m’a jamais interpellé concernant Coup de tête, tant ce film me fait rire, tant il m’a toujours semblé intelligent dans sa manière de brasser l’univers du football, sans pour autant être un film sur le football, et tant, bien entendu, je suis un inconditionnel du jeu Dewaere. Coup de tête était un sublime compromis dans la mesure où mes deux autres films chouchou mettant Dewaere en image n’étaient pas les plus accessibles, trash pour l’un (Les valseuses) violent pour l’autre (Série noire), des films à conseiller mais dont il faut se méfier, ce qui n’est pas le cas du film d’Annaud, à même de réconcilier tout le monde, détracteurs de Dewaere compris. Coup de tête, qui plus est, est un film pour Patrick Dewaere. Personne n’aurait réussi à camper ce François Perrin aussi bien que lui.

      C’est le film d’une revanche. Qu’on l’aborde d’un point de vue diégétique ou non. Revanche d’un pauvre type sur ses hiérarchies, d’abord dindon de la farce d’une machinerie embarrassante avant d’être érigé, un peu malgré lui, en messie d’un village, Trincamp, devenu, grâce au miracle d’un soir, ville de football, qui vibre grâce au pauvre type, Perrin. Et c’est évidemment la revanche d’un autre homme, d’un acteur, Patrick Dewaere, qui renoue avec le beau cinéma populaire et pour une fois ne partage pas la tête d’affiche, l’apogée de sa carrière avec le film de Corneau, avant cette période douloureuse dont on connait l’aboutissement tragique.

     Coup de tête est une formidable satire sociale trouvant sa dynamique dans les nombreuses séquences hilarantes que le récit lui offre, généralement par l’intermédiaire du génial Dewaere. C’est tout de même l’histoire d’un type que l’on met en prison à la place d’un autre parce qu’il n’est pas grand-chose comparé à l’autre. Au centre, il y a un club de foot amateur embarqué dans une aventure improbable en coupe de France. Souvenez-vous de Calais ou Libourne Saint Seurin il y a quelques années, et bien là c’est Trincamp. Allez Trincamp, allez Trincamp, but, but, but ! Scande un public émerveillé par ses joueurs, dignes représentants d’un club anormalement performant, qui ne sont rien d’autre que leurs collègues de boulot.

     A l’instar des gros clubs, il y a dans celui-ci aussi un leader, le buteur régulier de l’équipe, celui qu’il ne vaut mieux ne pas toucher. C’est l’irremplaçable Berthier. Et il y a cet inconnu, sombre attaquant discret, François Perrin, qui par excès d’éloquence et de jalousie d’un instant, tamponne Berthier pendant l’entrainement et se fait finalement virer sur-le-champ du club de foot ainsi que de son travail à l’usine (dans ces petites villes les deux vont de pairs, les dirigeants cumulent les fonctions).

     Mais voilà, c’est Berthier qui viole une nana un soir et c’est Perrin qui est accusé, ça passe inaperçu. La victime n’ayant rien vu et les pontes de Trincamp étant tous de mèches, flics compris, pour déplacer la culpabilité où ça les arrange. Jean-Jacques Annaud embraye alors sur un fait hautement improbable tout en trouvant un équilibre de crédibilité qui permet au film d’être davantage qu’une simple farce cynique : Lors d’un énième déplacement en coupe, seizième de finale me semble-t-il, le bus des joueurs est accidenté. L’équipe est décimée, il faut donc colmater les brèches avec ce qu’on a sous les mains (Il est même un moment question que l’entraineur bedonnant soit de la partie) de façon à présenter onze joueurs sur le terrain. Perrin sera l’un d’eux, extrait de force de prison. Le jouet idéal, un maillon inutile seul mais important pour le groupe, que l’on remettra en taule aussitôt le match terminé.

     Après une escapade en guise d’interlude où il rendra visite à la femme qu’il est censé avoir violé (une séquence désopilante) il finit par jouer au sein de l’équipe et ironie du sort, il plante deux buts qui permettent à son équipe de se qualifier et de rêver encore. « Que crie tous ces gens ? Loserand ? Silvadière ? Non, ils crient Perrin et jusqu’à dimanche c’est lui le roi ». Les actionnaires du club sont perdus, ils n’ont plus qu’à patienter le match retour pour que le roi soit délogé de son trône. La revanche jouissive prend acte dès cet instant-là. Perrin, le mec manipulé, devient le héros aux pleins pouvoirs. Mais il n’en veut à personne, il continue seulement de s’amuser. Il y aura un diner règlement de comptes verbal assez jubilatoire. Puis il y a aura le lendemain, le règlement de comptes physique tant attendu, où Perrin lui préfèrera finalement la passivité, plutôt la vengeance pacifique, pour un résultat insolite et réjouissant.

Manhattan – Woody Allen – 1979

Manhattan - Woody Allen - 1979 dans Woody Allen 02.-manhattan-woody-allen-1979-300x212Love Is Sweeping the Country.    

   8.0   Ce qui différencie le Woody Allen actuel de celui de Manhattan, c’est l’exercice de mise en scène, la trouvaille, la dynamique, le gras sur l’os. A force de chercher la transparence Allen a finalement trouvé le vide. Son dernier film, To Rome with love, est une catastrophe. Aujourd’hui, le confortable matériau que sont ces dialogues Alleniens, a complètement évincé la respiration Allenienne, celle qui existait encore il y a peu, dans Scoop. D’un corps difforme ne reste que l’ossature déterminée. Il était difficile de prévoir les soubresauts d’Hannah et ses sœurs quand ils sont ostensibles pour ne pas dire grossiers dans un film comme Midnight in Paris.

     Manhattan brille par son grain et sa photographie, faisant de ce New York en noir et blanc, un immense terrain de jeu à l’attraction bouleversante au travers d’un vaudeville sentimental d’apparence quelconque. Le dialogue est roi mais ce sont les lieux dans lesquels il est installé que l’on retient : salle de musée, table d’un café, mythique banc et sa vue sur le pont de Brooklyn, mais surtout les appartements et trottoirs New Yorkais comme autant de possibilité de mouvement cadré autour de cette parole permanente. A l’époque, Allen savait poser sa caméra.

     Manhattan est un récit à la première personne, alambiqué. Isaac sort avec une jeunette de dix-sept ans, doit affronter le désir de son ex-femme d’accoucher d’un livre sur leur vie conjugale jusqu’à leur séparation, puis il fait la rencontre d’une jeune femme exécrable, son opposé ou son miroir, dont il tombe bientôt éperdument amoureux. Le style Allen est marqué par un flux conséquent de références artistiques, exceptionnellement fort dans Manhattan, où les personnages citent volontiers Bergman ou Freud, tandis que le spectateur est bercé par un requiem de Gershwin. C’est très beau.

Le trou – Jacques Becker – 1960

Le trou - Jacques Becker - 1960 dans * 100 01.-le-trou-jacques-becker-1960-300x206L’utopie et ses limites.   

   10.0   Clouzot l’avait compris. Melville et Bresson aussi, surtout Bresson. Un suspense infaillible ne repose pas sur son nombre de rebondissements, ni en leur agencement, enchevêtrement, vitesse et que sais-je encore de séductions primaires, mais dans la minutie avec laquelle l’action est ordonnée. La vertu première et non négligeable du film de Jacques Becker est de donner envie de revoir Un condamné à mort s’est échappé, de Bresson, chef d’œuvre ultime du film d’évasion au ralenti, tant il s’en rapproche dans l’épure narrative, ainsi que dans cette focalisation formelle sur les gestes des personnages, sur le mouvement, l’action. J’ai aussi pensé à un autre chef d’œuvre, le film de Jean Genet, Un chant d’amour. Essentiellement lors de la seule véritable scène de solidarité entre prisonniers de cellules voisines, se transmettant des objets via une corde à travers les barreaux de leur cellule. Becker saisit ce moment dans toute sa trivialité, sans qu’il ne soit fondamental à la progression de l’histoire, simplement pour créer une atmosphère du lieu, pour le rendre vivant. Becker crée du réel quand Genet en faisant de la poésie.

     Jacques Becker c’est donc à ce jour, en ce qui me concerne, deux merveilles. Après le sublime Antoine et Antoinette, voici le magnétique Le trou. Deux merveilles qui ont peu à voir entre elles sinon qu’elles sont chaque fois des déclarations d’amour aux personnages de cinéma. Il y a une telle humanité dans les films de Becker, dans l’entraide comme dans la trahison, les personnages par la solidarité qui les lie, le doute qui les accapare, deviennent incroyablement bouleversants. Même l’acte décevant est beau. La fin ici par exemple n’est jamais moralisante, elle appelle la faiblesse et donne au dispositif une fragilité pragmatique, tuant dans l’œuf son optimisme fédérateur.

     J’apprécie le parti pris d’une économie de la parole, réduite à une parole de l’action la plupart du temps. Elle enrobe systématiquement le geste, le naturalise, mais n’entre jamais en compte pour créer une dimension psychologisante. Par exemple, nous ne saurons presque rien des quatre détenus préinstallés, ils sont le décorum, le déclencheur et la stabilité au sein de leur petit groupe qui fonctionne à nos yeux aussi parce qu’on n’apprend rien d’eux, justement parce qu’ils se connaissent probablement par cœur et qu’ils savent le passé de chacun et les risques qu’ils encourent au jugement. Nous apprendrons un peu de Gaspard, forcément, puisqu’il existe en tant que cinquième larron, pièce rapportée, en qui il faut faire confiance un peu trop vite. Son histoire et ses motivations doivent être exposées pour que le projet d’évasion soit homologué.

     Le trou est un film se déroulant dans un espace confiné, entre une cellule et les égouts. Entre la captivité pure et l’espoir de liberté. Aux extrémités, emprisonnement total ou fuite absolue. Les couloirs de la prison où les personnages ne sont plus que des fantômes errants ou l’ouverture d’égout entrebâillée vers l’extérieur. Nous ne verrons que très peu de ces extrémités. Le film lui préférant ce noyau soudé et la relation entre les personnages. Cet espace restreint, écrasé par les murs, est filmé comme un immense champ de possibles, avec ses recoins et ses failles (petit placard, amas de cartons), ses embrasures vers les extrémités menaçantes ou enviables (judas ou bouche d’égout), avec ses parois meubles que l’on peut percer et ces murs inviolables. Lors de nombreuses séquences ce sont ces sols et ces parois que l’on frappe, brise et perce à la tenaille et Becker choisit régulièrement de longs plans séquences souvent fixes, qu’il étire pour renforcer l’aspect éprouvant, la fatigue, la durée. Magnifique scène où chacun des cinq prisonniers se relaient à frapper le ciment, dans un gros plan unique, où le spectateur ne discerne hormis le trou qui se crée à mesure, seulement l’instrument et les mains des hommes, comme si les cinq ne faisaient plus qu’un avec la force inépuisable de cinq.

     Becker crée un groupe. Un groupe soudé. Et il y injecte un nouvel élément, occasionnant méfiance, forcément, tout en l’accueillant en lui forgeant une place, quelque peu forcée. Il y a une grande douceur dans cette cellule, tout le long du film, une solidarité apaisante. En totale contradiction avec l’inconfort apparent que le lieu offre (fouilles régulières, contrôle poussé de la nourriture provenant de l’extérieur, repas locaux infectes…) tout simplement parce que Becker s’intéresse à la beauté du lien en créant une utopie de groupe jusqu’au paradoxe Gaspard. C’est cette pièce rapportée en qui on a fait un peu trop tôt confiance qui détruira, un peu malgré lui, naïvement ou par excès d’honnêteté, le lien qui les unissait, ce secret qui ne pouvait exister sans fragilité. Quelle idée ingénieuse que de garder hors champ l’intégralité de ce dialogue d’aveu entre Gaspard et le directeur. Cela permet au film d’atteindre des cimes bouleversantes dans la mesure où le spectateur, à cet instant-là, en sait autant que les autres prisonniers, lui aussi partage leur excitation, lui aussi est sur le point de réussir son évasion. La claque n’en est que plus puissante.

Le temps de l’aventure – Jérôme Bonnell – 2013

Le temps de l'aventure - Jérôme Bonnell - 2013 dans Jérome Bonnell 03.-le-temps-de-laventure-jerome-bonnell-2013-300x200Premier jour de l’été. 

   7.5   Ça commence dans un train, ou plutôt non, dans les coulisses d’une pièce de théâtre en train de se jouer. Des ultimes préparatifs jusqu’à son entrée sur scène, un unique plan capte cette intimité, cette concentration, d’une femme habitée par ce personnage de substitution, habitée par le faux, longeant les couloirs avant de se jeter dans l’arène, avant de se jeter dans l’aventure. On est loin du cinéma de Cassavetes mais il y a un peu d’Opening night là-dedans, dans la manière de saisir à la volée cet état incandescent.

     Une aventure qui se joue à défaut d’être vécu. Le train entre alors en scène, après un bref entretien téléphonique qui aura permis de cibler lieux et temporalité. Calais, Paris. Heure de départ, heure d’arrivée. Les grandes lignes sont évoquées sans doute pour les oublier encore plus vite, afin que ce voyage nocturne paraisse curieusement détaché de tout repère spatio-temporel.

     Un jeu de regard avec un inconnu supplante une sieste, puis on se cherche, puis on s’endort à nouveau. La simple idée d’une rencontre de train, par jeu de regards, me fait fondre. Le train est sans doute le plus bel endroit pour faire éclore cette attirance silencieuse, coincée entre le jeu et la gêne. C’est en somme la drague la plus pudique qui soit, tout en étant une totale mise à nu de soi, un abandon au regard de l’autre comme il ne peut s’en produire de pareils ailleurs. Ce jeu se poursuivra dans la capitale au détriment de toute mécanique préalablement établie. Ce sera une rencontre de circonstances. Dans le train, lors de son arrivée en gare du Nord, il lui aura demandé son chemin pour rejoindre la cathédrale Sainte-Clothilde. En anglais. Ce n’est pas grand-chose mais c’est une idée supplémentaire. Une attirance est née. Une attraction telle qu’elle hésiterait presque à le suivre mais préférant tout d’abord obéir à ses obligations plutôt qu’à son instinct, elle s’en va rejoindre le studio d’enregistrement, raison de sa venue à Paris.

     Bonnell prend l’initiative d’observer son personnage durant ces essais, et plutôt deux fois qu’une, il prend le temps de filmer ce rendez-vous, abandonnant provisoirement l’embryon de romance. Elle y incarne une femme coincée sur le palier de sa porte, à moitié nue, demandant à son voisin de passer un coup de fil de chez lui. C’est un peu ce qu’elle vivra durant cette journée, une impression de nudité face aux événements incongrus, tentant en vain de joindre son homme, de cabines téléphoniques puisque son portable est déchargé et se heurtant à un problème bancaire l’empêchant de retirer un peu d’argent.

     L’aventure existera aussi grâce à ces appels croisés manqués, prolongeant inévitablement la fascination pour l’homme triste du train. Et elle va profiter de ces indices qui lui ont été distribués gratuitement pour le retrouver, se laisser aller à cette curiosité nouvelle. Le cinéaste prend le temps de monter cette collision, un temps réel de déplacement et sème des embûches qui la retarderont, comme cette double discussion avec l’homme aux chaussons aux pommes.

     On pense quelque part au film de Kiarostami, Copie conforme, ôté de sa dimension théorique, empêchant ce dernier d’accéder à tout érotisme. Paris devient ce terrain de jeu (c’était la Toscane dans le film du cinéaste Iranien), quartiers élégants et fantomatiques, pour reprendre les mots d’un personnage. Un Paris étonnant, plongé en pleine fête de la musique, où s’extirpe une cérémonie funèbre mystérieuse puis plus tard une entrevue houleuse avec une petite sœur. Avec en point de fuite ce retour en train pour Calais, vécu comme un compte à rebours de plus en plus douloureux.

     J’aime énormément le parti pris de la temporalité, le fait que tout se joue sur une journée, ça m’évoque la première partie du Secret défense de Rivette, pour le mystère qu’il diffuse, ou Mercredi folle journée de Pascal Thomas pour son effervescence et ses surprises, oscillant aisément entre comédie et drame. On pense même aux contes de Rohmer moins le verbe ou à son plus beau film, La femme de l’aviateur, dans son étirement. Bonnell y glisse une douce angoisse déjà entretenu dans son précédent film, La dame de trèfle, selon un processus beaucoup plus romanesque.

     Il a l’idée ingénieuse de faire en sorte que cette rencontre improbable s’effectue à une sorte de carrefour des vies de ses personnages. Lui parce qu’il vient de perdre un être cher – on ne saura jamais vraiment qui, le film préférant creuser le personnage d’Alix, en faire son portrait plutôt que celui de sa rencontre. Elle parce qu’elle attend un heureux événement. Evidemment, tout cela nous ne le saurons pas d’emblée, mais à mesure que la rencontre s’opèrera. Carrefour autant que journée spéciale où tous deux se rapprochent grâce à leur solitude respective. Lui parce qu’il est en voyage pour des obsèques, elle parce qu’elle n’arrive pas à joindre son compagnon puis parce qu’elle est mécontente de sa prestation aux essais, puis parce qu’elle s’engueule avec sa sœur.

      Le film réussit quelque chose de fort : On croit de plus en plus en ce coup de foudre à l’épure à mesure que la rencontre s’enflamme, sauf qu’à mesure que les cœurs s’ouvrent on sait que l’union s’avère impossible, que l’aventure ne durera qu’une journée, que ce ne sera qu’une parenthèse éphémère, débouchant sur souvenirs et regrets. La fin est sans surprise et c’est ce qui est beau. La fantaisie s’estompe parce qu’elle affronte trop grand pour elle. Le choix de laisser la relation d’Alix hors-champ, à cause de ces coups de téléphone dans le vide est une riche idée puisque cela occasionne deux possibilités : qu’elle soit ou non heureuse avec le père de son futur enfant, afin que chacun s’acclimate à sa manière à cette attirance passagère et non en se calant paresseusement sur ses sensations à elle. C’est une très belle aventure.

Promised land – Gus Van Sant – 2013

Promised land - Gus Van Sant - 2013 dans Gus Van Sant 24.-promised-land-gus-van-sant-2013-300x199 La grande illusion.

   8.5   J’y allais à reculons. J’aurais jamais imaginé pensé cela du cinéma de Van Sant à l’époque des sorties de Last days et Panaroid park, mais c’est un fait. Deux raisons : son réancrage classique et Restless, son film précédent, purge absolue. J’ai été cueilli. Et je le suis davantage à mesure que le film s’imprime en moi, au fil des jours (je l’ai vu il y a une semaine). J’ai trouvé ça très beau. C’est un grand film humaniste, dans la veine d’un Capra. Je pense que c’est un futur classique, oui.

     La terre promise évoquée par le titre convoque plusieurs significations. Elle est d’abord cette terre parfaite pour l’exploitation du gaz de schiste que ces deux représentants d’une grande compagnie énergétique sont venus s’octroyer. Terre idéale sous le sol, avec ses denrées conséquentes, inexploitées et inconnues de ses hôtes, comme au niveau du sol, avec ces habitants relativement pauvres qu’il ne sera pas difficile à convaincre face à une certaine somme d’argent. Elle est aussi la terre promise associée à une autre, hors champ, une douleur que l’on veut oublier jusqu’à vouloir ne pas que les autres la vivent. Et bien sûr elle est cette terre que l’on ne quitterait pour rien au monde, dont on ne voudrait qu’elle subisse aucune transformation surtout si les risques écologiques sont réels.

     Promised land est un film engagé. La dichotomie Pour ou contre le gaz de schiste est donc inévitable. Survivre sans, ici ou vivre avec, ailleurs. C’est toujours une question d’argent. Mais la beauté du film est de s’affranchir du cahier des charges, d’oublier la politique en accentuant le récit d’initiation du héros (qui démarre en anti-héros) et le processus d’identification du spectateur à son égard. C’est un bon gars, un beau personnage. Capable d’élévations comme d’aberrations, mais on a envie d’être de son côté. Il est touchant lors de cette soirée et de cette après-soirée où il a joué le mec cool et bu un peu trop. Il est mesquin dans cette manière répétitive d’aborder les familles ou lorsqu’il propose, dans un marché avec le maire de la ville, beaucoup moins d’argent que ce que mériterait ce forage.

     Le film devient très déstabilisant dès qu’il fait intervenir dans le récit cette tierce personne, en la présence de l’activiste écologique. En effet, c’est celui qui a le noble rôle, mais ce n’est pas un beau personnage, irritant par sa nonchalance et son cynisme. Il est trop à l’aise, trop à la bonne place. Il paraît faut et la fin le confirmera. Evidemment que cela agit en pirouette de scénario, mais pas au sens où l’on aurait l’impression de s’être bien fait avoir. C’est un twist qui permet au héros de découvrir son vrai fond, son bon fond, mais dont la naïveté et le rejet intégral d’un passé douloureux empêchait jusqu’ici de concevoir une éventuelle alternative. Il y aura des signes permettant de déceler une faiblesse intérieure mais rien jusqu’à cette claque personnelle pour se rendre compte qu’il défend un, une cause qu’il ne comprend pas et deux, que la volonté des habitants à rester et mourir sur leurs terres est inaltérable et ce même si cette fin semble proche. 

     Je pense qu’il sait, au fond de lui, que sa cause n’est pas la sienne, mais qu’il porte un masque, qui lui permet de se battre contre ce qu’il a vécu par le passé, mais il se bat dans le mauvais sens. C’est un personnage très mécanique, il suffit de voir la manière avec laquelle il travaille « Etes-vous le propriétaire ? » il est enrôlé dans un schéma qui fonctionne avec lequel il n’a jamais eu affaire à d’alternative, pas de ville rebelle qui saura trouver les bons mots, pas d’écolo (et ce qui s’ensuit) qui le fait travailler sur sa propre culpabilité, pas la rencontre du grand amour, peut-être aussi, pourquoi pas.

      Il y a une scène magnifique à mi film où il est aux côtés de la jeune femme dont il fait la rencontre et donc on suppose, qu’il en tombera amoureux. Tous deux sont face au paysage, dans son jardin à elle. Ils discutent et observent ce beau spectacle, entrant dans une communion quelque peu improbable entre une femme de la terre et un homme d’énergie. Un moment donné, il lui demande en quoi est-ce intéressant pour ses enfants de leur inculquer à cultiver la terre. Elle lui répond simplement qu’elle souhaite les voir prendre soin de quelque chose. Là-dessus il se tait et le silence s’installe. C’est l’un des premiers signes, qui témoignent de l’intelligence et de la candeur de ce personnage, en plein apprentissage inattendu. C’est très beau. C’est un vrai film humaniste, je dirais même utopique (tout en gardant sa dimension politique réaliste). C’est le réveil d’un homme.

The brown bunny – Vincent Gallo – 2004

The brown bunny - Vincent Gallo - 2004 dans * 100 brown5-300x178Broken flowers.

   10.0   2010, Révélation.

Avant de l’appréhender, j’imaginais un film très léger, un road movie absurde porté par le vent, sorte de Macadam à deux voies en moto, ou d’un Gerry plus fou, plus sensuel, plus charnel, car bien entendu j’avais entendu parler d’amour fou et de cette fameuse séquence qui a tant fait parler d’elle. Bref, c’était probablement depuis des mois (des années ?) le film que je voulais le plus voir au monde.

     C’est chose faite. Et ça n’a rien d’une déception. C’est un traumatisme. Sans doute parce que justement je ne m’attendais pas du tout à recevoir un tel choc, des émotions si violentes. Il y a comme un crescendo pendant le film. Le personnage est sur la route pour rejoindre une course. Il effectue des rencontres féminines mais les abandonne aussitôt. On le sent chargé d’un lourd passé, un fardeau qu’il ne peut oublier, mais les quelques indices ne suffiront pas éclairer véritablement nos lanternes. Il faudra une séquence éprouvante vers la fin du film, une séquence qui donnera tout son sens à ce que l’on voyait précédemment, au comportement de cet homme meurtri. C’est un film sur la culpabilité, sur ce qui ronge jusqu’à vouloir mourir. Cet homme qui recherche cette femme. Qui combat l’oubli. Qui cherche un visage. Une sensation. C’est sa propre culpabilité qu’il met en jeu. C’est une colère. Un désespoir qui ne le quittera jamais plus. C’est un cauchemar récurrent, mais un cauchemar réel, d’un passé proche ou lointain on ne sait pas tout à fait, qui le hante partout dans son quotidien. C’est un homme seul qui refuse de voir la vérité. C’est un mystère. Je crois que c’est ce qui me fascine le plus dans The Brown bunny, ce mystère. Cette errance sans fin, qui me touche comme rarement. C’est en cela que je trouve le film éprouvant. Car tout est trouble. Le passé de cet homme, ses actions. Il cherche un horizon, à l’image de ce camion qui roule sans cesse, de ces rencontres qu’il fuit systématiquement. Comme ce mirage en plein lac salé, dans lequel au loin il semble s’envoler vers le ciel puis disparaître, comme ce pare-brise crado, barrière de corail sur un monde qui lui a échappé, comme l’infinie économie de dialogue qu’on peut y trouver. Les cheveux dans les yeux, il avance davantage vers la mort qu’autre chose. Vincent Gallo est prodigieux. C’est une présence fragile, un regard qui abrite une douleur irréparable, il dégage comme ça un truc imperceptible, presque intouchable, une force permanente mais une fragilité bien plus puissante encore, un sentiment qui parcourt toute cette scène de fellation d’ailleurs. Une scène incroyable, de mise à nu, totalement. Vincent Gallo porte tout le film sur ses épaules, il est à tous les postes, c’est même sa bite que l’on voit. Du coup j’ai eu comme une sensation étrange après le film, l’impression que cette histoire aussi il l’a sortait peut-être de ses tripes, de sa vie.

2011, Amour.

     Le revoir fut quelque chose de fort, de beau. Incroyable la charge qu’il y a dans chaque plan. Ce second visionnage me permet de lever de possibles doutes sur certaines choses et m’a conduit à tout observer. Je le trouve absolument parfait. Il y a une séquence que je trouve magnifique, c’est la main de Bud qui, sortie timidement par la vitre de la voiture, caresse le vent, tente d’attraper les nuages. Elle n’a rien d’anodin, et pas forcément sur ce qu’elle dit, mais sur ce qu’elle suggère. J’aime cette idée de glissement que le film finit par offrir en s’ouvrant littéralement sur la fin. Rarement un regard, un geste, un ‘please’, un ‘It’s not true’, un ‘Daisy’ suppliant, une main dans le vent, une larme n’auront été aussi forts émotionnellement en ce qui me concerne.

2013, Lévitation.

     Je l’ai encore revu. A croire que Vincent Gallo me donne l’envie d’écrire. Je le vois vraiment comme un conte moderne archi cruel. The brown bunny raconte l’histoire d’un paumé à la recherche de sa fleur des champs, sa marguerite disparue. Dans son errance, il se heurte à d’autres fleurs, en lesquelles il espère retrouver de sa marguerite, un peu de sa fragrance, de sa respiration, mais chaque fois c’est un échec, une peine qui s’alourdit, une croix qui pèse. Violette, Lys et Rose n’y feront rien. La marguerite, sa Daisy, reprend le dessus systématiquement. Il avait pourtant convaincu Violet, la fille de la station essence, de le suivre dans son voyage vers la Californie mais en la déposant chez elle afin qu’elle y récupère quelques affaires, il se déroba aussi brusquement que fut leur rencontre. Puis il y a eu Lilly, essuyant son chagrin sur une aire d’autoroute, ils se sont embrassés, langoureusement, sans un mot, comme si tous deux venaient au secours de l’autre. Rose sera la troisième, le temps d’un bref déjeuné au volant. Trois demoiselles qui imperceptiblement, le rapprochent de son destin, l’accomplissement de ce deuil. C’est d’abord une jeune fille joyeuse qui semble renfermer une douleur. C’est ensuite cette femme en peine, marquée par la souffrance. Et c’est la prostituée volage pour finir. La douleur puis l’abandon. Le miroir de cette douleur. Un cheminement intérieur qui le mène inexorablement vers l’épilogue de ce déni de réalité.

     Durant les deux premières minutes du film, l’objectif se concentre sur une course de moto, tout en se rapprochant progressivement de l’une d’entre elles, la Honda dorée et ce numéro 77. Il y a parfois le bruit assourdissant des bolides, parfois aucun son, puis ça revient, ça repart. Le film est déjà en train de s’aligner à Bud, d’entrer en synergie avec lui. Ces moments de silence s’apparenteraient aux longues errances au volant de son van, sans musique, sans lien avec le monde, chevauchant l’asphalte, nuit et jour. Le retour du bruit strident des motos évoquent les différentes rencontres qui l’extirpent brièvement de sa solitude. C’est un cinéma qui me touche infiniment.

     J’y reviendrai sans doute encore…

Suspiria – Dario Argento – 1977

Suspiria - Dario Argento - 1977 dans * 100 03.-suspiria-dario-argento-300x168 Allemagne, mère blafarde. 

   10.0   Les dix premières minutes sont déjà folles. Une voix off nous fait entrer dans un conte. Once upon a time une jeune danseuse américaine qui rejoint une maison universitaire de renom à Fribourg. Le texte est doux mais ce qui l’englobe ne l’est pas : le timbre de la voix(d’Argento himself) inquiète d’entrée et la musique des Goblin, déjà retentissante, achève de faire débuter ce conte de manière funeste. La musique, parlons-en : De douces notes de cloches bientôt secondées par de stridentes et brèves sonorités de corde de violon. C’est ensuite une sorte de susurrement satanique qui accompagne le tout, rattrapé par de vives percussions perdues. L’image n’est pas encore là mais déjà l’ambiance musicale préfigure l’angoisse, la flamboyance, les couleurs, la tempête, une violence expressionniste, quelque chose d’hors norme.

Première image, un aéroport, quelques grandes destinations qui défilent sur un panneau d’affichage des horaires de vol. Ensuite, un couloir, les tons sont rouges. La demoiselle que la voix off vient de nous présenter, en sort, le pas décidé comme si elle savait ce qu’elle venait trouver en Allemagne. Le pas vif disparaît aussitôt. Une inquiétude la happe, une peur invisible, une force indescriptible. Le Mal sent qu’il est en danger alors il le fait savoir. Argento alterne deux types de plans, afin de créer un vertige : travelling avant héroïne marchant de dos ; travelling arrière héroïne évoluant de face. Suivant le plan, la musique, toujours ces cloches effrayantes, s’estompe ou redémarre. Lorsque Suzy passe la porte coulissante de sortie d’aéroport, elle semble assaillie par ces voix étranges qui font partie intégrante du score musical. Un plan fabuleux s’attarde sur le mécanisme de la porte, en amplifiant nettement le bruit qu’il produit. C’est déjà un instrument de mort. Dehors, il pleut des cordes. Après maints échecs pour alpaguer un taxi, l’un d’eux s’arrête. Barrière de la langue oblige, Suzy est obligée de montrer (le nom sur un bout de papier) au chauffeur de taxi un brun bizarre là où elle désire aller. Dès lors, le chauffeur parlera italien, comme Suzy, qui est américaine mais on s’en tape. Tout le film sera parlé en italien. Dérèglement ou pas, c’est la magie Argento, il peut tout se permettre.

Quelques instants plus tard, lors de la séquence du mythique premier meurtre (le soir de l’arrivée de Suzy) le montage est alambiqué, informe, on nage en plein cauchemar. Du meurtrier nous ne verrons que les mains (celle du réalisateur, d’ailleurs) et de tout le film nous ne connaîtrons jamais l’identité du meurtrier puisqu’il est évident qu’il est guidé en sous-fifre par la fameuse reine des soupirs. Le twist tant travaillé dans la trilogie animalière n’a plus d’importance ici. De la même manière, essentiellement dans les séquences de meurtres, les lieux se superposent sans logique narrative. Le film n’est pas tendre là-dessus c’est aussi pour cela que le second visionnage peut être plus puissant (ce fut mon cas) tant on se rattache exclusivement à la mise en scène et non à une continuité narrative confortable. C’est de la stylisation au paroxysme de l’outrance. Argento ne se soucie guère du réalisme inhérent au genre, il crée une alchimie magnifique, entre corps et lumière. Il privilégie le malaise, via des ruptures de rythme, des aberrations de montage, un éclairage extravagant. Il vise le chaos.

Argento tente d’attirer l’œil, de le saisir et de ne plus le lâcher, une sorte d’inquiétude mortifère qui vient compenser des couleurs primaires presque joviales. Le contraste est trop puissant. Il ne permet pas de s’y sentir à l’aise comme on s’en délecte généralement avec le genre. Là, on en prend plein les mirettes mais sans la dimension confortable. On est bousculé. Hormis Profondo rosso, qui me fascine pour de multiples raisons, j’ai toujours trouvé Argento trop sage et sûr de ses effets, ménageant l’inclinaison culminante de son style afin de raconter son histoire. Suspiria, à ce titre, me paraît absolument parfait, tant il apparaît comme un condensé exacerbé de son expression, avec ces explosions de couleurs et cet immense travail sur le son. J’aime quand le genre ne prend pas de pincettes. C’est ce chaos que j’aime tout particulièrement ici, cette jouissance jamai remise en question, jamais rattrapée par la normalité.

     Suspiria c’est un peu Walt Disney qui aurait mal tourné : Motifs similaires à ceux de Blanche Neige et les sept nains, aventure abracadabrantesque et chimérique surfant sur la vague d’Alice au pays des merveilles. Et il faut du corps pour créer ces ambiances. Il faut des étrangetés, des séquences que l’on retient dans ce qu’elles ont d’inattendues, qu’il s’agisse de la lame d’un couteau qui émet une source lumineuse dix fois trop importante, les crocs d’un cabot dans une gorge ensanglantée, une invasion de vers, un grand rideau rouge derrière lequel une silhouette respire anormalement, une course à la mort dans un bois, une bouche d’égout terrifiante, des poignées de porte un peu trop hautes, des couleurs impossibles. Il faut tout ça. Il faut tordre et distordre. Tous les personnages autour de la reine sont des tronches improbables. Improbables parce qu’elles sont réunies ensemble dans un même lieu. De l’enfant blondinet inexpressif aux cuisinières dégueulasses, de l’homme de ménage biscornu au coach de danse perverse, il n’y a que des gueules terrifiantes, difformes et
funestes.

Le film est aussi immense pour sa fin et cette chasse au trésor en crescendo cauchemardesque, orchestrée par Suzy afin de débusquer le fameux secret derrière la porte, tout cela en suivant tout un processus libérateur, emprunté aux fameux dessins animés ainsi qu’aux résolutions d’enquêtes policières, mais dynamité par la mise en scène. Suzy entendait régulièrement les pas des autochtones, au-dessus de sa chambre, se diriger dans un lieu qu’elle ignore mais elle avait préalablement déterminé que ces pas n’allaient pas où ils étaient sensé aller à savoir vers la sortie. Tout cela est résolu dans un jeu de piste savoureux et au moyen de résurgences mémorielles chères à Argento (on se souvient de la fin de Profondo rosso) réinterprétant les mots manquant lâchés par la fille du début, juste avant qu’elle ne se fasse trucider – tourner l’iris bleu. La filmographie du cinéaste est traversée de ces motifs et la progression par l’œuvre d’art (un tableau dans un miroir ou une gigantesque fresque sur un mur). Suspiria évoque alors le Rosemary’s baby de Polanski ôté de son éventuelle dimension paranoïaque ou Répulsion du même Polanski ôté de ces hallucinations. Suzy est en enfer. Aucune alternative. Au royaume des sorcières et son salut réside en l’aboutissement de ce qu’avait échoué la première vagabonde qui lui aura glissé le relais en énigme juste avant de trépasser.

Dès lors qu’il emprunte au fantastique, Argento est totalement libre : le Mal s’immisce partout, dans chaque plan, chaque recoin de pièce, dans ces êtres humains répugnants comme via certains autres êtres vivants à l’image de ce chien soudainement enragé ou de ces yeux de panthère derrière la fenêtre. Je crois que c’est cette liberté qui transpire dans chaque séquence qui me fait dire que c’est le meilleur film de son auteur. A la fin, le Mal battu, c’est toute la maison aux soupirs qui s’enflamme, portes qui cèdent, objets qui s’envolent, tout s’écroule à la manière d’une maison de cire surchauffée et les sous-fifres du Mal partent eux aussi en déliquescence, mais ce n’était que des hôtes déjà morts depuis longtemps. Suzy aura gagné face à la mort. Elle peut sourire. Ce dernier sourire est sans doute ce qu’Argento avait de plus honnête à montrer.

40 ans, mode d’emploi – Judd Apatow – 2013

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Désordre.

   8.0   J’ai toujours ressenti un décalage embarrassant chez Apatow entre la marginalité revendiquée et un certain conformisme formel aux finitions sirupeuses. Mise en scène et scénario passe-partout pas vraiment adaptés aux personnages décalés qu’il aime créer et approfondir. A ce titre, en y resongeant, je trouve Funny people quasi exécrable, d’un orgueil sans nom : Tunnels de dialogues et bonne humeur dépressive. C’est un film clown triste. Une vieille bâtisse qui se prend pour un édifice post-moderne. Peut-être me faudrait-il le revoir. Si This is 40 est à ce jour ce que je préfère chez Apatow cinéaste – Superbad n’étant qu’une de ses productions – c’est justement parce que je ressens cette normalisation au travers même de sa construction narrative et du devenir de ses personnages. En un sens je trouve la démarche nettement plus honnête. Autant que l’était Knocked up, ôté cette fois de son caractère attractif – la durée d’une grossesse.

     Tout est déjà dans cette première scène : un couple fait l’amour sous la douche. Ses gémissements prouvent qu’elle prend son pied mais reconnaît être surprise de ce regain d’énergie et il lui avoue, en plein coït, qu’il a pris du viagra. Evidemment, le plaisir se brise et une scène de ménage s’installe. Ce désordre là n’aura de cesse de créer un décalage. Chaque nouvelle tentative est avortée, qu’elle provienne ou non d’un désir de rajeunir, de rejouer ses vingt ans, ses trente ans, de continuer à se surprendre – L’issue de la scène de la pipe est à ce titre absolument terrifiante. En fin de compte, je trouve que c’est le Apatow le plus terrible, le plus triste, dans la mesure où sa coolitude est systématiquement renversée par une gêne, un cercle d’incompréhension qui ne cesse de s’étoffer. Le happy end final illustre à lui seul cette carapace qui tente de vaincre tous les désagréments et si le film s’achève sur ce baiser sulfureux il ne masque aucunement la possibilité d’emmerdes exponentielles à venir. Sans compter que l’on peut le voir comme un spin off de En cloque, mode d’emploi, dans lequel Pete et Debbie et leurs enfants étaient déjà de la partie, légèrement en retrait, mais le couple était déjà animé de contradictions similaires, lui aimant en secret se réfugier dans un groupe de baseball imaginaire, dans lequel il retrouvait son indépendance, et un peu de sa jeunesse. Ce parti pris de reprendre ce couple là où on l’avait laissé, à savoir dans un climat de retrouvailles réelles mais éphémères, renforce son côté mélancolique. Aussitôt le film terminé, une seule envie : se replonger six ans plus tôt, ce que j’ai fais illico.

     This is 40 est construit comme une simple chronique, sans but, sans climax. Tout est répétitions, il n’y a pas de colonne vertébrale. Les films d’Apatow étaient toujours plus ou moins cérémonieux, nourris de ces déclinaisons orgasmiques, qu’il s’agisse d’un accouchement en point d’orgue ou d’une soirée de rupture. Là, rien de tout ça. C’est une succession d’éventualités heurtant la vie de ce couple quadragénaire. Tous les soubresauts d’apparence fondamentale sont dynamités de leur dessein autiste. Cette nouvelle grossesse en est l’exemple parfait. Apatow ne se joue pas du moment tant attendu où la famille l’apprendra, au mieux cela va durer cinq minutes mais on comprend rapidement que ça ne l’intéresse pas et encore moins que la révélation provienne de là où on l’attend – de la bouche de cet enfant un tantinet traumatisé dont on croit être le seul à connaître le petit secret. Si le film joue énormément sur la trivialité des dialogues, la banalité des situations familiales, le cinéaste lui insuffle malgré tout son style. On ne se parle pas derrière la porte des toilettes, on l’ouvre bien grand. On a droit à un débat truculent père/fille confrontant Lost et Mad Men : Les films d’Apatow ont toujours été des nids à référence et à citations, c’est aussi pour cela qu’on les aime. On peut passer d’une scène scato où il demande à sa femme de lui regarder l’anus afin de détecter une hémorroïde à une discussion sur le lit conjugal sur l’envie et les moyens que l’on emploierait éventuellement pour se débarrasser de l’autre. De ce point de vue c’est d’ailleurs, curieusement, extrêmement effrayant et avec le recul plutôt gênant – ne pas oublier que Leslie Mann, qui interprète Debbie, est la femme de Judd Apatow à la ville, que les deux demoiselles sont ses propres enfants – dans la mesure où les personnages passent un temps fou à se haïr, que cela provienne d’une avalanche de fuck de la part de la fille ainée ou du doigt d’honneur masqué, insolemment lâche, dans les toilettes. On ne voit jamais ça dans la comédie, ou seulement en tant qu’esquisse. This is 40 est un grand film sur l’exaspération.

     C’est un peu la nouveauté : de ne pas avoir à faire à une succession de saynètes emboitées les unes aux autres, répondant mécaniquement à la précédente. C’est un film patchwork, sans narration précise autre que celle de la chronique. Il y a souvent chez lui des petits parallèles en guise de remplissage, hilarants mais sans autre but que de parfaire sa dimension burlesque, on se souvient du running gag dans Knocked up où l’un des potes fait le pari de ne pas se raser pendant un an dans le but de ne pas payer son loyer et il doit alors affronter, tout le film durant, une horde de moqueries sur sa déchéance physique. This is 40 ne recherche jamais cette facilité là. C’est donc deux heures un quart de statisme évolutif durant lesquelles le couple aura compris qu’il n’aimait pas sa vie, mais que face à l’impuissance de la modifier il s’en contentera. Comme s’ils étaient des grands enfants, incapables de prendre les choses en main. Des gosses. D’ailleurs, le temps d’une scène magnifique, le film se permet de faire le portrait complice de leurs deux enfants, qui jusqu’ici apparaissaient devant eux, en totale conflit et contradiction. Une fraternité qui aurait pu ne pas exister ou être oubliée. Mais durant ces quelques secondes donc, la cadette ramène les affaires confisquées à sa sœur, tout cela dans le dos des parents, évidemment. Apatow nous offre ce privilège là, il nous offre de voir ce que les adultes ne voient pas, quelque part il s’offre ce cadeau là.

     Et c’est la première fois chez Apatow que les séquences durent pour ce qu’elles dessinent, le malaise qu’elles installent, non pour un certain comique de situation à l’absurde tombé du ciel – se rappeler de la séquence balourde de l’équipée policière dans Supergrave, ou de la scène de l’épilation dans 40 ans toujours puceau, drôle certes, mais hyper théâtralisée. Finalement, Apatow se permet cette absurdité paroxystique dans le générique final uniquement, qui mise tout sur une seule scène, celle du rendez-vous avec la directrice, version trash de celle qu’on a déjà vu une heure auparavant. Melissa McCarthy, déjà géniale dans Bridesmaids, y est particulièrement mise en avant et elle est sensationnelle. Elle vomit son texte de haine, imperturbable, pendant que les deux autres, assis à côté, sont pliés en quatre. C’est le moment le plus désopilant du film mais ce n’est pas un McGuffin à la Very bad trip, c’est un petit cadeau, une sorte de bêtisier, une friandise en guise de fin. Cette outrance chez Apatow est toujours judicieusement travaillée, contournant toute vulgarité mise en scénique en étirant les séquences jusqu’à l’embarras, en produisant une sorte de fausse dynamique du rire relayée dès la séquence suivante, comme lorsque Pete pète au lit à répétition ou comme lorsque Debbie fait des exercices musculaires avec son coach à la douceur douteuse. Ailleurs on trouverait ça atroce mais chez Apatow c’est génial, je pense que c’est principalement dû au fait que je n’ai pas l’impression qu’il écoute ses blagues, je pense qu’il adore ce qu’il écrit – et il peut – mais ses films s’émancipent aisément de cette autocélébration du rire. C’est ce que j’adore chez lui : j’y vois des idées et des situations magnifiques et drôles, parfois même hilarantes, vraiment, mais je ne garde pas de punchlines en mémoire, ses films sont des touts et en aucun cas ils donnent l’impression d’exister grâce à leurs répliques.

     Pour finir, je voulais souligner la richesse du film. Il se passe des choses très fortes dans les rapports entre tout un chacun, aussi parce que le cinéaste donne une envergure étonnante à son récit en le déployant jusqu’aux rapports aux pères respectifs, au mal-être des deux fillettes ainsi qu’aux différents problèmes existentiels du couple, lié à cette fameuse crise de la quarantaine, crise du corps se modifiant, crise de la mort se rapprochant, tout du moins dans l’évocation de problèmes de santé, des check-up anatomiques, la question de l’impuissance, de la ménopause. Les dialogues n’ont jamais été aussi bien écrits et aussi bien interprétés. Tout le monde, je dis bien tout le monde, est absolument extraordinaire, dans ce qu’il a de plus étouffant, sinistre ou bouleversant. C’est la première fois que je vois Paul Rudd comme cela (même s’il était déjà excellent dans Knocked up mais principalement cantonné dans un registre comique). Et la beauté du film est de montrer deux facettes de cet âge redouté, sans rien placarder, tout en finesse dans la dichotomie. D’en faire à la fois l’âge le plus terrible, l’âge de la crise, la première depuis celle de l’adolescence, en fin de compte, comme on aime se le dire, par convention. Mais aussi le plus bel âge de la vie. L’âge des carrefours. Sans doute le dernier âge ingrat avant la sagesse. This is 40 me semble être un portrait assez juste d’une quarantaine américaine bourgeoise, avec cette difficulté d’être à la fois parent de ses enfants et enfant de ses parents. De rester l’enfant, de devenir parent. La charge du passé, l’angoisse du futur.

Neige – Juliet Berto & Jean-Henri Roger – 1981

Neige - Juliet Berto & Jean-Henri Roger - 1981 dans Juliet Berto & Jean-Henri Roger 54.-neige-juliet-berto-et-jean-henri-roger-1981-300x200La nuit.

   8.5   Le polar urbain était en vogue dans l’hexagone durant les années 80. Il faudrait en écrire un bouquin. Mais Neige se démarque du reste, qui oscille entre plaisirs inavouables et sombres daubes. Comme Extérieur nuit, de Jacques Bral, autre belle exception, mais en beaucoup mieux, tant le film ne repose à aucun moment sur une performance de comédien. L’énergie dans le film de Bral était systématiquement contrebalancée par ces cabotinages de Dussolier et Lanvin, qui certes n’étaient pas désagréables mais nuisaient à l’ambiance poisseuse qui régnait dans ce Paris mélancolique. Une énergie du désespoir.

     C’est cela que l’on retrouve dans Neige, une belle tristesse, non pas par compensation mais parce que c’est le lot de ces amitiés qui traversent les âges mais ne tiennent qu’à un fil. Quelque part, c’est du Rozier avec des flingues et de la dope. Pigalle, Barbès, le film est bruyant, se déroulant majoritairement en extérieur, dans une ambiance de fête foraine. J’ai rarement vu le Paris des années 80 retranscrit si bien à l’écran. Et puis c’est un film dépouillé, très simple. Une histoire de gens qui se côtoient chaque jour, dans la misère, le spectacle et la drogue.

     Trois d’entre eux sont des amis de longue date. Anita est serveuse dans un bar minable. Willy est un ancien boxeur convaincu qu’il en a encore dans les gants. Jocko est pasteur charismatique dans un temple gospel. Un village à l’intérieur d’une ville. La drogue est pour certain ce qui les fait tenir – le film n’en fait pas l’apologie mais il traite le sujet du point de vue de celui qui souffre au quotidien, et la drogue lui permet d’occulter sa réalité. Un jour, Bobby, le dealer du quartier – un môme au look rasta que le film aura choisi comme personnage principal dans le premier tiers, observant ses déplacements, ses échanges selon une démarche quasi Bressonienne – est abattu par la police.

     Tout s’effondre. Les plus démunis sont en manque, au bord du gouffre, du suicide. Même si ici, on meurt dans l’indifférence. Incroyable séquence où un garçon travesti titube littéralement sur le trottoir, incapable de surmonter la crise de manque dans laquelle il est plongé. Séquence tout droit sorti d’un Carax (qui en 1981, ne tourne pas encore). Les trois personnages amis décident de leur venir en aide à leurs risques et périls. Enfin pas tout à fait puisqu’ils ne vont pas se mettre d’accord, ils ne vont pas s’engager ensemble, c’est un décalage à la fois réaliste et mélodramatique, surtout qu’il est la cause d’une fin accablante, sèche et précipitée.

     C’est un film étonnant dans sa construction, il n’y a pas vraiment de récit propre, tout paraît monté à l’arrache, écrit sur le tas, comme si la mort du dealer était une idée qui avait émergé en plein tournage. Et surtout c’est un film en mouvement perpétuel, qui saisit des points de fuite, des ambiances. C’est aussi informe qu’un film de Stévenin. J’aime énormément, c’est une claque inattendue, et je suis certain que ça se bonifie à chaque nouveau visionnage.

Princesse Marie – Benoit Jacquot – 2004

Princesse Marie - Benoit Jacquot - 2004 dans Benoit Jacquot 52.-princesse-marie-benoit-jacquot-2004-300x184

Introduction à la théorie des instincts.

   6.0   Il manque une mise en scène de cinéma, une ambiance singulière, fiévreuse. Princesse Marie est un film de Benoît Jacquot pour la télé, montré en deux épisodes de chacun 90min. C’est une commande. Dommage qu’il ne soit pas plus que cela car il y a matière à créer quelque chose d’aussi beau que Les adieux à la reine aussi bien dans la reconstitution, les enchaînements narratifs, les ambiances tamisées. Néanmoins c’est absolument passionnant. Le film raconte les quinze ans d’échanges oraux entre Marie Bonaparte et Freud en s’intéressant essentiellement à la princesse qui s’éprendra de la psychanalyse, se mettant à dos la haute société qui la fustige. Et puis il y a la montée du nazisme en filigrane. Le film est fort pour installer ce paradoxe qui anime l’être humain : à savoir son désir d’annihiler toute diversification culturelle d’un côté et d’en comprendre de l’autre toute sa complexité. Ça manque de rythme et d’envergure formelle, je me suis aussi ennuyé pendant le premier tiers puis sa moiteur a fini par m’emporter. Dommage que ce soit si mécanique car le récit est puissant.

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