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L’Apollonide, souvenirs de la maison close – Bertrand Bonello – 2011

01_-lapollonide1 Nights in white satin.

   10.0   C’est dans le passé que se situe l’action du dernier film de Bertrand Bonello, un passé révolu, disparu, englouti puisque la prostitution auparavant en lieu clos, symbolisée dans le film par une totale absence de point de vue extérieur, de la ville, du réel, est remplacée aujourd’hui par une crudité désacralisée, à portée de n’importe quel regard et de manière illégale : c’est dans la rue, sur le trottoir qu’elle se trouve. Point de défense ni de nostalgie des maisons closes mais un regard lucide posé sur ce désir de liberté et cette utopie empoisonnée. Chez Bonello le réel sait disparaître, celui de l’échange avec le monde, du mouvement géographique, le réel sociétal. Son précédent film De la guerre avait apprivoisé cet état bien qu’il démarrait dans le presque réel et qu’on le retrouvait de temps à autres, décharné, sans saveur. C’était le fruit d’un choix – celui d’un homme qui retrouvait goût à la liberté dans une secte de la jouissance sexuelle et spirituelle, à la fois apaisante et terrifiante – selon des motifs cérébraux liés à un sentiment d’enfermement dans le vaste jeu ouvert du monde – la première scène dans le cercueil donnait le la. Ce choix n’a pas disparu de son cinéma mais il semble beaucoup plus nuancé. Pauline, la nouvelle, choisit délibérément d’entrer dans cette maison close, pas plus pour une y trouver un quelconque plaisir malsain que par endettement (ce qui est le lot de toutes les autres filles du film) mais par simple volonté de gagner de l’argent. Le paradoxe intéressant est celui de la motivation : faire la courtisane dans une maison close afin de gagner de l’argent s’apparenterait à une liberté. Offrir son corps participerait à l’émancipation individuelle. C’est ainsi que la jeune Pauline voit les choses et s’en retournera plus tard. La condition féminine dans le film, celle d’Aujourd’hui comme celle d’Hier, prend chez Bonello un détour surprenant. Sans complaisance facile, mais surtout sans condescendance. La prostituée n’est pas observée comme une putain au sens péjoratif du terme, c’est avant tout une femme. Il donne des visages, des noms, des destins, des craintes, des espoirs à des demoiselles qu’on a trop souvent l’habitude de nous présenter comme des corps objets écervelés. Douze femmes dans une maison à plusieurs étages. On se dispense de l’extérieur. On se détache du réel. On entre dans un monde parallèle, bien vivant, jamais factice.

     La femme, marchande de plaisir, devient le centre du film si bien que les hommes n’existent pas, ils sont là, ils circulent, on les voit, on les revoit, on les reconnaît puisque ce sont pour la plupart les habitués qui reviennent, mais ils n’existent pas comme des entités, avec un destin singulier, ce sont des hommes de passage, riches ou désespérés, fétichistes ou rêveurs. Ce ne sont plus des personnes, ce sont des concepts, des adjectifs, des statuts : simplement des hommes dans une maison close. Pas étonnant que Bonello convoque ici, dans le rôle de ces hommes de passage, quelques personnages cinéastes (Jacques Nolot, Xavier Beauvois, Pierre Léon) qui sont par essence dans le cinéma des passeurs, des faiseurs. Ils fabriquent quelque chose qui ne leur appartient plus une fois terminé. Ils sont la présence dans l’ombre. Pas explicitement cependant, mais il suffit de voir combien la promotion dans le cinéma populaire et médiatique se transmet par l’interprétation. On entend davantage « un film avec untel » qu’ « un film de ». Par ailleurs, le cinéaste nie clairement cette intention, prétextant que ce choix était davantage guidé inconsciemment par la crainte d’avoir dû diriger de nombreux acteurs, considérant que le simple rôle d’une présence à l’écran, d’un modèle, devait sans doute échoir à des cinéastes plutôt qu’à des acteurs. Cette idée m’intéresse finalement autant que l’autre et répond quelque peu à ce choix d’une cinéaste en taulière (Noémie Lvosky) et d’une autre cinéaste en voix off (Pascale Ferran). Le seul véritable acteur du film, c’est Louis-Do de Lencquesaing qui endosse le rôle du personnage le plus présent justement, pas torturé mais intéressant, existant à l’écran, ce qui ne veut pas dire qu’il est le plus sympathique bien au contraire, son admiration pour le sexe de la femme réduisant celle-ci à n’être qu’un trou divin est tout aussi flippant qu’un homme qui aime baiser dans un bain de champagne. Cela dit, c’est l’homme poétique du film, donc le plus fascinant, il n’est jamais celui qu’on craint, pourtant il dégage cette considération de la femme répugnante. La femme de la maison close n’est donc plus une simple marchande de plaisir chez Bonello, elle est le centre, la dramaturgie même du film, ce pourquoi il existe et bouleverse. Et faire le parti pris que douze femmes existent à l’écran de manière équitable (leur présence n’est en aucun cas guidé par leur notoriété et s’il y a une légère focalisation elle est passagère, simplement car un destin s’avère plus central qu’un autre à cet instant là : L’arrivée de Pauline, Clotilde qui tombe amoureuse, la syphilis de Julie ou bien entendu ce que subi Madeleine, ce qui n’empêche pas le cinéaste de cadrer, essentiellement dans les scènes de salon, sur des visages de femmes que l’on connaît moins, de filmer de façon naturaliste ce qui ne participe pas directement à la progression du récit) est l’idée géniale du film. L’Apollonide aurait été un film choral chez d’autres cinéastes, là il devient film collectif. Toutes ces filles sont incroyables – je parle des personnages, je me fiche de l’interprétation, sublime par ailleurs – dans l’échange, l’entraide et le tact qu’elles ont l’une envers l’autre. Et le cinéaste magnifie cette beauté et de part cette proximité il en fait une petite famille. Ce sont quelques baisers de réconfort ou d’amour, ou alors elles dorment ensemble, s’écoutent rêver d’un ailleurs, partagent des fous rires. Il suffit d’évoquer cette balade dans un jardin en bord de Marne, seul moment du film où Bonello nous laisse respirer, mais sans tricher, sans faire genre, Léa lâchant ces mots comme s’ils nous étaient destinés : « voilà longtemps que nous n’avions pas fait de sortie ». C’est terrible, ça devient douloureux pour nous aussi, étouffant au possible et cette balade Renoirienne (Partie de campagne) voire Pialatienne (La maison des bois) devient un moment de détente pour tous, une suspension du temps ou une reprise de la vie, momentanée, c’est au choix, en tout cas quelque chose de bouleversant, par la simple communion de ces femmes magnifiques (que l’on connaissait jusqu’alors qu’en lieu clos) avec les éléments.

     L’utilisation temporelle me fascine tout particulièrement ici. Le temps est présent, mais autrement. Pas de manière historique et classique comme ce que les deux premiers cartons du film « octobre 1899, au crépuscule du XIXe siècle » et « mars 1900, à l’aube du XXe » laissent présager. Bonello a un rapport au temps loin des costumes et lumières de Hou Hsiao Hsien (Les fleurs de Shanghai) ou des caprices anachroniques de Sofia Coppola (Marie-Antoinette), le temps chez lui devient le témoin d’une évolution, il devient une spirale où semblent s’enchevêtrer les deux derniers débuts de siècles, tout en le replaçant dans son contexte initial. De Hou il se rapprocherait finalement plus de Three times. Le temps n’est pas figé, il est universel. C’est un film du passé au présent. Ce n’est plus du réel mais une percée de cinéma. C’est fatalement la manière la plus honnête de le traiter, par l’anachronisme musical (Nights in white satin des Moody blues n’est plus une simple ambiance sonore mais une musique sur laquelle on danse, une sonate de Mozart est entendue comme on l’entend aujourd’hui et non sur un gramophone) autant que par celui du langage, du parlé et de son intonation (non que celui-ci fasse véritablement anachronique mais il paraît davantage sorti du XXIe siècle) mais aussi et surtout par cette fermeture inattendue, où l’on retrouve Clotilde sur une route du périphérique parisien, ou encore via ces multiples visions/cauchemars/souvenirs d’un événement traumatisant qui peuplent l’esprit de Madeleine et que le simple fait de voir la jeune femme à plusieurs reprises dans le film réanime aussi pour nous cette vision, donc cette impression temporelle dilatée. C’est un temps suspendu au même titre que le réel peut l’être. Un autre réel, un autre temps. C’est très difficile d’en parler mais ça me semble incroyablement passionnant.

     Formellement c’est magnifique. Il y a ci et là des choix de mise en scène et des idées fulgurantes. Esthétiquement irréprochable et fascinant dans sa représentation des lieux. Mon enthousiasme aurait été moindre si je n’avais pas eu l’impression d’avoir investis ces lieux, de les connaître, d’y avoir effectué un tracé (j’ai pensé aux films radicaux de Gus Van Sant) et visité assez distinctement ces quatre étages (la réception, le salon, les chambres du sexe, les chambres personnelles des femmes) ayant chacun une singularité, une angoisse, une symétrie (forte influence Kubrickienne) qui outre la beauté du décor offre un sentiment violent, une âpreté qui débouche sur une angoisse permanente. C’est un rêve étrange que l’on raconte, ce sont des larmes de sperme, un visage défiguré ou encore une demoiselle malade, des cicatrices ineffaçables, des fantasmes inquiétants (filmés sans complaisance, de façon déréalisée, lui ôtant tout caractère érotique – jusqu’à l’utilisation du split screen – mais avec une distance respectueuse qui met mal à l’aise) ou simplement encore un fou rire que l’on s’empêche de sortir, un vagin qu’on lave à l’eau de Cologne, une danse unie contre la mort – Le regard et la danse, c’était déjà au cœur de Cindy the doll is mine où il était aussi déjà question de larmes. Cette danse m’aura d’ailleurs arraché les larmes comme jamais. Il y a une telle puissance dans la précision et la durée offertes à ces regards, ainsi que dans cette chorégraphie du désespoir, les apparitions/disparitions dans l’ombre. D’un coup ça devient du Cassavetes, c’est beau, pénétrant, c’est un mouvement, un regard, une parole qui peuvent se révéler bouleversants.

     C’est l’un des films les plus durs et cruels vus cette année pourtant il y a des échappées, des instants de magie qui font que l’on voudrait s’y replonger aussitôt ou le plus vite possible, comme un besoin, une fois terminé. Et ces trouées ne sont pas systématiquement vouées aux personnages féminins, il y a un traitement de l’homme qui est ambigu ici, donc intéressant. Qu’il investisse les chambres de fétichistes et dégueulasses (Un des fantasmes consiste à demander à l’une d’entre elles de faire la poupée, qu’elle bouge tel un pantin désarticulé, un automate selon une gestuelle précise. C’est terrifiant. J’ai pensé aux poupées vieilles et usées de Cindy the doll is mine et je me demandais s’il existait plus terrifiant qu’une poupée. Cet objet qui traverse le temps, s’enlaidit ou se casse, avec sa présence éternelle) ou d’un admirateur du sexe de la femme, Bonello choisit de filmer cela en douceur, sans érotiser les situations mais en leur offrant une beauté qui essaie d’entrer dans le point de vue de l’homme. Le rapport de domination est d’ailleurs passionnant dans le film, puisqu’il semble y avoir un paradoxe entre ces hommes de pouvoir aveuglés, enfantins ou dupés et ces femmes objets dupes de rien, qui offrent le plaisir sans se permettre d’en recevoir et rêvent d’échapper un jour cette vie. Dans son précédent film, un court métrage intitulé Where the boys are, sorte d’esquisse à cet Apollonide, Bonello mettait aussi en scène des demoiselles dans l’attente, d’un garçon, d’une sortie, enfermées dans un appartement elles finissaient par danser ensemble et s’embrasser pendant que les hommes, dans quelques plans complètement détachés du film peaufinaient la construction d’une mosquée en face de l’appartement des adolescentes. Si elle n’est plus physique la domination devient mentale. L’homme semble parfois plus vulnérable comme ce moment où Louis-Do de Lencquesaing demande à dormir dans la maison pour ne pas rentrer ivre chez lui. Il fait jour, la domination change littéralement de camp, dans le sens où c’est la jeune femme en question, Léa je crois, qui l’invite à dormir entre elle et Samira mais « uniquement pour dormir ». Après, Bonello est un cinéaste qui déteste l’étiquette. Le rapport de domination, bien que changeant, est aussi plus nuancé. Ainsi, Clotilde tombe amoureuse de son habitué. Ainsi, un client lacère le visage de Madeleine. Ainsi, l’une des demoiselles chope la syphilis. Pas de fatalité mais un penchant nouveau pour le naturalisme et le romanesque.

     Puis, Bonello met en scène ces hommes qui sont de passage. Avec beaucoup d’élégance. J’en parlais précédemment, on finit par les reconnaître. Pas parce qu’on les connaît en temps que cinéaste, mais leur personnage respectif adopte une présence particulière. Je continue de parler de présence car il s’agit bien d’hommes au présent, rien ne sera divulgué de leur vie personnelle. C’est un vieil homme qui boite, un autre qui débarque systématiquement avec une panthère noire, un homme amoureux. Cette dimension hors du réel se ressent dans l’enfermement et l’utilisation du hors champ. Il y a par exemple un feu d’artifice où certains paraissent sortir de la maison, courir le voir et d’autres qui restent dans le salon ou dans les chambres ou cette panthère apeurée qui voudrait disparaître sous un sofa. La caméra restera avec ces derniers et le feu d’artifice perdurera en hors champ. J’aimerai aussi réentendre le bruit de ces verres que l’on fait chanter à de nombreuses reprises dans le film, que l’on fait crier en lieu et place des femmes qui préfèrent se contenter d’un « je pourrais dormir mille ans ». J’aimerai revoir cette douleur sur le visage de la femme qui rit, figure tragique de la putain aux faux sourire éternel, idée ô combien bouleversante. J’aimerai revoir cette tenancière, filmée comme une digne mère de famille, de deux fillettes qui se mélangent le jour, disparaissent la nuit, et de ces douze femmes, qu’elle traite évidemment comme des putains mais de façon maternelle, avec cette ambiguïté en permanence bien sûr car l’on sait que ce n’est rien d’autre qu’une figure contemporaine du capitalisme en état de marche et en transformation – rappelons que le film se situe entre deux siècles, que le monde change, évolue clairement et le cinéaste n’hésite pas à le mentionner, par une discussion, une lettre ou des paroles perdues dans la masse, sans jamais tomber dans un didactisme historique malencontreux. J’aimerai aussi et surtout revoir ces douze demoiselles, pleurer à nouveau sur Nights in white satin en leur compagnie. Et j’irai sans nul doute le revoir car c’est à mon avis la plus belle sortie de cinéma depuis bien longtemps…

Restless – Gus Van Sant – 2011

Restless - Gus Van Sant - 2011 dans Gus Van Sant

La mort vous va si bien.     

   2.5   Cette fascination pour la mort, qu’elle soit chorégraphiée (Elephant), qu’il s’agisse d’approche abstraite des derniers instants (Last days), d’un crime (Paranoid park) ou d’une lente agonie (Gerry) fait partie intégrante du cinéma de Gus Van Sant. Il avait même refait à l’identique la mort la plus impressionnante et célèbre du cinéma d’Hitchcock avec son Psycho plan par plan. Et l’on se souvient, pour citer son plus récent avant Restless, de la mort d’Harvey Milk, ce coup de feu si douloureux.

     Restless semble à première vue être le point d’orgue du cinéma de Gus Van Sant, l’épilogue d’une œuvre (ou d’une partie d’œuvre) consacrée à la mort. Ses personnages ce pourrait être lui, deux corps pour une seule âme (ce qui planait déjà dans Gerry) mais pour la première fois, comme une auto-caricature, la mort – et la volonté de la (dé)montrer – est tellement présente qu’elle masque les personnages, obnubilés par cette mort, fascinés sans la craindre. La fille est atteinte d’une tumeur. Le garçon a perdu ses parents dans un accident de voiture. Il traîne à des enterrements d’inconnus, fait la ronde dans les cimetières, elle est fascinée par Darwin et affiche un sourire permanent. Il dessine son corps à la craie sur la route, elle dessine des insectes sur un calepin. Elle se vêtit de couleurs pendant que lui affiche un noir tenace. La vie contre la mort. La création contre les fantômes. C’est dire toute l’originalité de l’expérience.

     D’une part ce n’est jamais habité, il faut voir à quel point nos deux acteurs/personnages sont des endives récalcitrantes et d’autre part, il n’y a pas un soupçon de mise en scène intelligente dans ce film. On dirait un film Sundance qui se serait trompé de festival. Tout est atroce, presque drôle tellement c’est pathétique. J’ai parfois pensé au Complexe du castor de Jodie Foster, dans un film où l’on aurait remplacé le rongeur fisté par le fantôme d’un pilote de guerre kamikaze. Mais le castor est plus drôle quand même.

     Il y a une séquence que j’aime bien cela dit. Celle où elle feint d’être morte. La première chose qui lui vient à l’esprit, à lui, est de se trancher les veines pour la rejoindre. Elle se réveille et lui dit que ça ne colle pas avec le scénario, qu’il doit la pleurer avant de se tuer. J’aime cette soudaine sortie de film, enfin cette tentative puisque ça ne débouchera sur rien ensuite. L’espace d’un instant je ne sais plus où le film compte m’emmener, il me surprend trois secondes et puis définitivement plus du tout. On peut se rendormir.

     Le mystère reste donc entier. Comment le réalisateur d’Elephant et Gerry pour ne citer que ces deux films magnifiques, a pu pondre un truc pareil ?

Un heureux événement – Rémi Bezançon – 2011

20106083_jpg-r_1280_720-f_jpg-q_x-xxyxxKnocked up.

   7.0   C’est un drôle de film. Qui sait être drôle et pas si tendre, dur voire déprimant, il aborde l’arrivée d’un enfant dans un couple et rompt rapidement avec l’idée que l’on se fait de ce genre de feel-good movie en mettant volontairement les pieds dans le plat. Cette rentrée n’est pas tendre avec les jeunes parents, après La guerre est déclarée, magnifique film sur le couple et son sacrifice pour sauver leur enfant, Un heureux événement opte pour un enjeu plus trivial mais non moins touchant, qui consiste à observer la désagrégation du couple – à cela près qu’il choisit davantage de centrer le récit sur le personnage féminin à la différence du film de Valérie Donzelli où c’était la cohésion conjugale avant tout, qui paraissait imparable – devenu parents.

     Il y a plusieurs choses à constater. D’une part j’aime beaucoup l’atmosphère et le rythme que le cinéaste insuffle à son film, ses idées, ses enchaînements. On dirait une comédie dramatico-romantique d’aujourd’hui comme on en fait outre-atlantique, la richesse d’un Apatow, la folie d’un Araki. En tout cas j’y ai pensé. La rom’com française est loin de cela aujourd’hui. C’est souvent un comique de situation qui pourrait être accompagné d’une boite à rires alors qu’ici on se situe dans une dynamique monstrueuse de moments délicieux et le film, pourtant, continue de raconter quelque chose. Il semble se diviser en deux parties, puisque tout ce qui concerne la rencontre et le début de la grossesse relève de la comédie pure, c’est d’ailleurs un régal, c’est bien dialogué et construit et ça ne se laisse aller qu’à très peu de facilités. Mais le film se durcit avec la grossesse, puisqu’il n’hésite pas à évoquer ce que l’on évoque jamais. La voix-off accentue cet état là puisque c’est la jeune femme elle-même qui se charge de nous raconter ce qu’elle vit, alors qu’elle préparait une thèse philosophique, qui dérive peu à peu vers une thèse sur la difficulté et le bonheur d’être mère/parents. Le film n’est pourtant pas une thèse, il pourrait par moment tomber dans le didactisme mais s’en dépêtre aisément. Il y a des partis pris intéressant au sens où on ne cherche pas immédiatement de compassion ni de compréhension. Les personnages joués par Louise Bourgoin et Pio Marmaï ne sont pas forcément sympathiques, surtout à mesure que le film progresse, le film n’est pas tendre là-dessus non plus. Aussi, il y a cette scène de cauchemar où la jeune femme se réveille dans une chambre inondée puis finit par se noyer. N’importe quelle comédie populaire – puisque c’en est une – aurait atténué l’étrangeté de cette séquence en la cassant avec un réveil brutal et une femme qui se rend compte qu’elle perd les eaux. Ici pas du tout, le plan suivant celui onirique où elle semble se noyer nous la découvrons prête à accoucher. Ce n’est pas une idée extraordinaire mais c’est plutôt agréable de ne pas être pris pour un demeuré.

     Le film prend alors d’autres dispositions, non pas qu’il ne faille plus rire du tout, il continue ses aléas entre dureté du réel et légèreté comique du cinéma, mais on ne rie plus. En tout cas plus comme en début de film. Le réel commence à gagner. De cette première séquence rigolote et astucieuse de rencontre illustrée par des titres de films qu’ils s’échangent afin de se séduire nous sommes arrivés à un accouchement. Pas un accouchement comme on a l’habitude d’en voir dans le cinéma grand public, avec trois pauvres cris, des sourires et un bébé tout propre, mais un accouchement qui multiplie ses oscillations entre le comique habituel, l’émotion de l’événement mais surtout la souffrance du réel. Je ne sais pas combien de temps dure cette scène mais c’est éprouvant. Et tout est parfaitement agencé ce n’est pas loin d’être bouleversant. Puis en continuité de cette séquence attendue mais qui agit comme un feu d’artifice d’émotion d’où on se demande comment on en sortira et qu’est ce que le film deviendra ensuite, on évoque d’emblée l’épisiotomie, un périnée qu’il faut remuscler, un enfant qui ne fait pas ses nuits, la déformation du corps de la mère, des parents dépassés, qui ne font plus l’amour et ne dorment parfois plus ensemble, la solitude. Le film devient beau et d’une grande tristesse. La comédie a complètement disparu. Il y a un moment donné le personnage joué par Louise Bourgoin se prend à imaginer une émission télé où on donnerait des indications pour tuer son bébé sans avoir de problème. C’est dire le ton du film. Ce n’est définitivement plus le même rire.

     A vouloir brasser large Rémi Bezançon prend aussi beaucoup de risques. Je reverrais bien son précédent film en fin de compte, Le premier jour du reste de ta vie, que je n’avais pas aimé et dans le peu de souvenir que j’en ai, il y avait cette caricature de la famille moyenne qui m’avait prodigieusement gonflée. L’humeur n’a apparemment pas changé, enfin je ne crois pas, mais le récit me touche davantage – mais d’un point de vue personnel je m’y attendais. Et même ce qui concerne les mamans respectives du couple, dans une caricature outrancière puisque Bezançon a tenu à les mettre en opposition, ça ne m’a finalement pas tant gêné que ça. J’aime beaucoup ce qu’il obtient de Josiane Balasko, avec laquelle il n’est pas forcément le plus sympathique dans un premier temps (un peu beauf, bourrin, mal aimable) dans un rôle qui semble être une caricature de nombreux de ses rôles dans d’autres films précédents, avant d’en faire le portrait touchant d’une maman sans doute plus à l’écoute, plus cabossée par la vie, moins sur protectrice. Un heureux événement parle aussi de ça, la surprotection maternelle (la mère du personnage joué par Pio Marmaï) et l’éducation naturelle sclérosée (les cours de soutien pour donner le sein). Ce n’est pas toujours très subtil mais il y a une volonté qui me plait dans ce film qui ne se repose jamais sur ses acquis. Et mine de rien je me suis senti beaucoup moins ensevelis par la musique comme c’était le cas dans son film précédent. Il y a une scène qui symbolise cette maturité cinématographique (je m’enflamme sans doute mais j’y crois) : la jeune maman en plein baby blues (terme jamais évoqué dans le film d’ailleurs comme s’il ne voulait pas tomber dans ces facilités ultra attendues) face à son bébé, un premier échange, un jeu de regard, il ouvre les yeux puis commence doucement à pleurer. Elle s’apprête à appeler les infirmières via le petit boîtier d’urgence puis elle renonce. Elle donne son doigt au bébé avant de lui donner son sein. Il y a là une séquence sublime de prise de conscience d’être mère et j’ai le souvenir que rien ne l’accompagne, ni musique, ni voix-off. Bref, tout n’est pas réussi, la fin par exemple aurait largement pu se passer de commentaires, se terminer ainsi oui, pourquoi pas, mais sans les mots. Mais à côté de ça je trouve absolument tous les acteurs du film magnifiques. Définitivement amoureux de Louise et de Pio. Quant à Lannick Gautry, qui joue l’obstétricien, il continue de me surprendre. Contrairement à La guerre est déclarée je n’en sors pas requinqué, mais ça fait un grand bien de sortir relativement marqué d’un film dont on attendait absolument rien.

Histoire de Marie et Julien – Jacques Rivette – 2003

Histoire de Marie et Julien - Jacques Rivette - 2003 dans Jacques Rivette histoire-de-marie-et-jul-ii03-g

Sueurs froides.    

   6.0   Le cinéma de Jacques Rivette est un cinéma du glissement. Mettre en place avant de défaire. Brouiller les cartes, ouvrir des brèches, s’y aventurer, revenir, s’y replonger et cela avec un talent de metteur en scène hors pair, saisissant avec patience une durée réelle, une atmosphère singulière. C’est le voyage de Sandrine Bonnaire par le train dans Secret défense. Ce sont les répétitions de théâtres à n’en plus finir dans La bande des quatre. Ou encore dans un style à son paroxysme : la pose de Béart nue pour le pinceau de Picolli durant une bonne partie de La belle noiseuse. A ce jour, il n’y a pas de cinéma qui soit le plus proche de mes sensibilités que celui de Rivette, avec ces trois films cités.

     Je retrouve cette ambiance au début de Histoire de Marie et Julien. Et le cinéaste va jusqu’à s’intéresser au personnage masculin, le filmer dans ses gestes quotidiens qu’il offre à son travail et sa passion d’horloger. Autour de ça, il y a une rencontre avec une femme, qu’il dit avoir connu un an auparavant. Ils vont tomber amoureux. Elle ne tardera pas à venir s’installer chez lui. Il y a aussi cette étrange femme, madame X, que Julien fait chanter pour une affaire de trafic d’objets anciens. Le récit s’éparpille et dans le même temps on ne peut pas faire plus minimal. J’aime cette sensation d’inconnu qui s’ouvre, de récit qui prend une envergure folle, mais à son rythme. Secret défense est un pur chef d’œuvre hitchcockien à ce niveau là. Histoire de Marie et Julien est, selon moi, un grand film raté. Cette division en quatre parties à savoir « Julien » puis « Julien et Marie » puis « Marie et Julien » et enfin « Marie » participe clairement à cette idée de glissement fascinant qui traverse l’œuvre de Rivette. Mais tout s’étiole à partir de « Marie et Julien ». Et soit l’on a tout compris soit absolument rien. Mais la sensation est la même.

     Rivette dit de belles choses sur le couple, sur le fait que quelque soit ce que l’on est pour l’autre, on ne le connaît pas entièrement, il ne nous connaît pas entièrement. Rivette montre que le mystère perdure. Sauf que mises à part toutes ces séquences sexuelles incroyables, rien ne me passionne là-dedans, il manque véritablement quelque chose, une ambiance, un enjeu, peut-être pas grand chose mais il y a un manque c’est certain. On y parle de revenants, de ceux qui ne saignent pas, qui tentent de faire d’une pièce un tombeau, il y a un vertige qui pourrait être très beau mais le film semble mort, sans passion. Dès sa moitié il ne m’atteint plus du tout. J’y reconnais toujours le génie du metteur en scène par instants ci et là mais plus du tout comme il m’arrive de l’admirer.

Habemus papam – Nanni Moretti – 2011

HABEMUS_PAPAM_IMG_0325webTempête sous un crâne.

     7.0   C’est l’attente de tout un peuple suspendu à la simple bénédiction/présence au balcon de la basilique Saint-Pierre d’un homme face à ses doutes, qui pousse un cri du désespoir avant d’aller s’enfermer dans ses appartements. C’est l’effondrement même d’une institution inébranlable parce qu’un homme n’a pas respecté un fondement à priori inaltérable. Cette attente qui suscite systématiquement un avènement, remise en question puisque l’homme en question, choisi de dieu selon les rites ancestraux de l’élection pontificale, est en proie aux sentiments les plus nobles et humains : le doute, la peur du Pouvoir ou la remise en cause d’une responsabilité, l’inquiétude face au poids qu’elle représente et le besoin soudain de se sentir vivant.

     Bien qu’il aborde un sentiment de désespoir ultime, Habemus Papam est au contraire le film le plus vivant qui soi. Le cardinal Melville souhaite vivre, c’est justement pour cela qu’il éprouve une profonde tristesse qu’il n’arrive pas à exprimer, liée à ce nouveau statut hors norme qu’il ne peut supporter – quoi de plus terrifiant que d’être élu pape quand on sait que c’est pour la vie ? On parle beaucoup de dépression (les cardinaux), de refoulement (le psy) et de carence de soins (la psy), mais le film nous place définitivement du côté du pape élu, qui en pleine incompréhension, pense n’y voir qu’un simple doute existentiel concernant le choix de sa vie, qu’il souhaite mettre au clair, en échappant à ses gardes du corps, qui l’accompagnaient chez cette psychothérapeute en plein quartier romain – Auparavant, il lui était bien entendu impossible de quitter l’enceinte de la basilique, au même titre que tous s’y trouvant, cardinaux et psy compris, afin qu’il ne soit en aucun cas divulgué quelconque information dehors concernant l’élection, avant la présentation du pape au balcon.

     C’est en partant de ce principe là que Habemus Papam est un film extrêmement drôle, parfois même à en pleurer, dans ses enchaînements, ses innombrables idées et ce montage alternatif merveilleux. Et le film de Moretti, avant de séduire via l’absurde, se révèle intéressant dans le regard qu’il porte sur l’Eglise et le groupe. Jamais il n’y a condescendance ni cynisme, et s’il y a ne serait-ce qu’une once de satire elle se situe dans les mots de ce nouveau personnage (Nanni Moretti lui-même) à savoir ce psy que l’on a fait entrer pour tenter de comprendre et d’écouter le cardinal Melville, mais elle n’est pas virulente, simplement comique. La scène d’entretien est hilarante mais j’aime beaucoup comment Moretti désamorce sa critique en s’affublant d’un personnage aux abords pas forcément érudit, un brin caricatural. Le film évoque donc le terrible vote des cardinaux (tous prient pour ne pas être élu dans une séquence où au silence général se substitue le brouhaha de leurs angoisses respectives) pour le choix du successeur après la mort du pape, le milliard de personnes dans le monde attendant le discours, cette fumée noire qui devient blanche, cette expression latine citée dans le titre. On est dans un truc tellement gigantesque que c’est déjà absurde. Moretti a beau ne pas faire de critique anticléricale, d’une part c’est un film entièrement dans son temps, l’inquiétude de l’individu, l’imminence d’un effondrement, la crise de la foi et le refus du pouvoir. D’autre part, il choisit de mélanger le réalisme et l’absurde ; d’un parti pris quasi-documentaire concernant le déroulement de l’événement, il dérive vers un récit utopique, où des cardinaux attendraient leur nouveau souverain pontife en jouant au volley-ball. Plus qu’une fable tragi-comique, Habemus papam devient le témoin d’une société en crise, en pleine réflexion sur sa propre liberté, ce que l’on aurait aimé faire, ce que l’on refuse de faire. C’est drôle autant que c’est terrible.

     Certains instants du film me resteront gravés à jamais : ce tournoi de volley-ball évidemment, que Moretti n’hésite pas à orner de musiques ou ralentis en tout genre (fait assez rare chez lui) et pourtant je ne suis gêné à aucun moment, au contraire j’adore l’énergie qui se dégage de cet ensemble, c’est une énergie vaine (puisque les cardinaux jouent en attendant, afin de s’occuper, mais aussi pour leur pape, afin de lui redonner le moral, tandis qu’il ne s’est pas, comme ils l’imaginent, réfugié dans ses appartements…) mais une énergie communicative, collective, qui offre un visage à la fois enchanteur et vivant à l’absurdité de la situation. Avant cela je suis resté émerveillé devant toutes ces séquences d’explication des équipes, des règles (mon plus gros fou rire au cinéma cette année) et les apparitions de ce garde suisse improvisé marionnette, qui se doit de remplacer le cardinal Melville dans ses appartements (marcher devant les fenêtres, gesticuler les rideaux de temps à autres, écouter de la musique…) pour témoigner de sa présence.

     Et ce n’est pas du tout cet état d’esprit que l’on retrouve dans ces instants passés en compagnie de Melville, égaré dans la capitale italienne – au restaurant, dans le métro, quoiqu’il en soit au milieu de tous qui attendent son apparition – qui redécouvre sa passion pour le théâtre. Ce sont des instants plus suspendus, de renaissance, comme s’il cherchait un sentiment, à trouver une voie, comme s’il courait après un souvenir, c’est différent, plus errant et mystérieux, j’aime beaucoup ce passage qui le montre à cette pièce de La mouette de Tchekhov, qu’il connaît par cœur, avec cette envie ou ce besoin de la jouer, afin de se sentir exister comme jamais. A ce titre, le discours de refus final, alors que l’on pense que le film peut, d’un coup d’ardoise magique, anéantir ce qu’il vient de créer, est une merveille, quelque chose de bouleversant, qui marque, davantage qu’un désespoir (ce que les mots semblent vouloir dire : « Je demande pardon à dieu mais je ne peux pas remplir la tâche qu’il m’a confiée ») un besoin de se sentir vivant, le courage de tout refaire, d’aller de l’avant, d’entrevoir une nouvelle jeunesse, un nouveau monde, qui me permet parallèlement d’être complètement confiant dans le devenir de cet immense cinéaste, qui signe avec Habemus papam, l’un de ses plus beaux films.

Basic – John McTiernan – 2003

Basic - John McTiernan - 2003 dans John McTiernan Basic_p1

     4.5   Le commando d’une unité de rangers à l’entraînement se décime dans la jungle sous un cyclone. On retrouve deux d’entre eux dont un grièvement blessé par balle. Une équipe militaire est mise à disposition pour comprendre les circonstances du drame en interrogeant tour à tour les deux rescapés, avant qu’un ancien ranger – selon le vœu du plus indemne des deux de ne parler qu’à un ranger – ne vienne les épauler.

     En qualité de bon spectateur qui croit tout ce qu’on lui montre, je me suis laissé guidé par l’histoire de la même manière que le lieutenant féminin Osborne. Complètement piégés d’un bout à l’autre. Je ne connais pas suffisamment le cinéma de McTiernan pour effectuer des rapprochements et détecter des similitudes entre ses films, mais il suffit d’évoquer Die Hard pour admettre que l’on est bien dans son univers. Deux choses importantes : Un personnage entièrement dupé. C’est Osborne ici – alors que l’on pourrait penser qu’il s’agit de Travolta – comme c’était John McLane dans Die Hard. Et l’aisance à manœuvrer le faux, le mensonge dans la partie adverse. C’est un gigantesque complot ici comme c’était une fausse histoire de bombe dans une école dans Die Hard troisième du nom.

     McTiernan est un malin. On ne peut pas dire que cela fonctionne entièrement ici, la faute à des rebondissements tous plus improbables les uns que les autres, dans leurs enchaînements, c’est à dire qu’il est difficile de se rattacher à un récit qui fait mine d’avancer d’un pas avant de reculer de deux la minute suivante. On en vient tellement à se poser des questions sur ce que l’on voit qu’on y croit plus du tout. Il manque une nuance. Non pas qu’il y ait ennui, je l’ai dit précédemment, on me dupe facilement, mais il y a cette impression finale qui laisse un goût de trop plein magouilleur plus qu’un étonnement entêtant.

Lourdes – Jessica Hausner – 2011

Lourdes - Jessica Hausner - 2011 dans Jessica Hausner 19721230La vie est un miracle.     

   6.5   Avant d’évoquer quelconque miracle, le film raconte un quotidien, se veut très respectueux des rituels de Lourdes, la ville. Des pèlerins, malades ou non, se recueillent pour implorer le saint esprit. C’est avec beaucoup de patience et d’admiration curieuse que la cinéaste s’attarde sur les différents lieux/étapes de ce voyage initiatique collectif et pourtant complètement individuel concernant l’espérance d’un miracle (j’y reviens). Les grottes de Lourdes, les fortifications, les jardins, la montagne dans le but d’y rencontrer tous ces regards d’espoir. Il manque de la passion à ce film, le charme d’un éclat, d’une envolée lyrique, car tout apparaît comme décharné, vidé de sa substance spirituelle. Jessica Hausner n’est pas chrétienne (elle ne le cache pas, elle cherchait à faire un film qui parle de miracle et l’endroit lui semblait tout indiqué, c’est tout) c’est ce qui lui manque pour filmer Lourdes.

     Néanmoins, à l’image de cette première séquence clinique (le plan unique, légèrement surélevé, d’une salle de réfectoire filmée dans sa globalité où l’on y suit la préparation d’un repas puis l’entrée des malades et de leur accompagnatrices) et représentative de la suite du film, il y a quelque chose de fort dans ce que souhaite nous offrir la réalisatrice. Filmer l’espoir. L’espoir de tout un groupe de personnes. Puis, comme attendu, Jessica Hausner parle du miracle, avant de filmer ce miracle. D’abord les dires de femmes habituées, la projection d’un film dans le film d’un homme paralysé qui remarche, ou encore la feinte d’un miracle avec cette jeune demoiselle tétraplégique.

     C’est Christine (Sylvie Testud) qui va avoir l’honneur de ce miracle, elle et sa sclérose en plaques qui ne lui laisse que la possibilité de contrôler le haut de son corps. Jessica Hausner ne s’intéresse pas uniquement à ce personnage pendant le film, mais aussi à ces deux accompagnants de l’Ordre de la croix de Malte, Maria représentant la jeune demoiselle sans doute forcée par le catholicisme familial à participer aux balades lourdaises alors qu’elle est davantage intéressée par les garçons qu’elle y croise. Et puis Cécile, femme accompagnatrice intransigeante, respectueuse des moindres gestes et coutumes dont le cœur à l’ouvrage est exacerbé par ce que l’on découvre d’elle plus tard, à savoir une maladie cancéreuse qu’elle dissimulait soigneusement. Ce film brasse des choses très belles. A l’image de la question de cet homme un moment donné qui se demande si Dieu est bon ou Tout-puissant, que s’il était doté des deux pouvoirs il guérirait tout le monde. Pour revenir à la séquence pivot du film, il y a une désincarnation du miracle chez Hausner qui révèle une double non-croyance. En dieu et en le cinéma. Puisqu’il suffit de rappeler comment les apparitions étaient traitées dans le dernier film de Manoel de Oliveira. Y a de quoi être frustré si ce n’est davantage. L’idée clinique entamée dès la première scène est poussée à son paroxysme, je veux bien, pourquoi pas (j’adore le cinéma d’Haneke par exemple qui comme chacun sait ne fait pas le cinéma le plus vivant et fantasmatique de tous) le problème c’est qu’ici ça n’offre aucun relief, il manque un souffle, une passion qui nous ferait hérisser les poils.

     C’est tout le contraire que le film propose à la fin. Un truc incroyable. Le miracle est admiré (on ne parle que de Christine), acclamé (remise du prix du meilleur pèlerin) mais le doute subsiste quant à savoir si ce miracle est ou non définitif. Un bal est organisé pour fêter la fin du pèlerinage, on se met à chanter puis à danser. Christine danse avec cet homme qui était jusqu’ici le symbole de l’espoir d’un amour impossible. Elle danse dans les bras d’un homme, c’est une renaissance. Puis un moment donné ses jambes flanchent. Elle se relève doucement, prudemment mais c’est trop tard, pour presque tous c’en est terminé du miracle, les gens la regardent d’un air désespéré, pourtant Christine dit qu’elle va bien, autant pour rassurer que pour se rassurer. Sa partenaire de chambre, une vieille dame, lui apporte son fauteuil roulant. Christine lui fait comprendre qu’elle n’en a pas besoin et reste debout, le regard plein d’inquiétude, à contempler le groupe et la suite de la fête qui a repris son cours. On chante et danse Félicita. Puis elle finit par s’asseoir sur ce fauteuil et disparaît du cadre. Il faut voir avec quelle puissance ces cinq minutes incroyables sont transfigurées. Ça m’a bouleversé. L’espace d’un instant – et ce dernier plan n’est pas long, guère plus de quarante-cinq secondes – je retrouvais cette suspension du temps, ce détachement miraculeux, cette prise de conscience muette assez unique que je n’avais plus rencontré depuis Trys Dienos de Sharunas Bartas (la scène d’étreinte pendant la fête mondaine) et Us go home de Claire Denis (la fin du film). C’est dans le(s) regard(s) et la durée qu’on offre à ce(s) regard(s) qu’il se passe un truc de nouveau qui dit que quelque chose s’est passée, se passe puis ne se reproduira plus. Ici c’est un regard d’inquiétude et de reconnaissance envers ce miracle, ce brin de chance, ce dérèglement corporel, appelez cela comme vous voulez, qui permet cette fin sublime. Jessica Hausner ne donne pas de réponse définitive à la cessation ou non de ce miracle, ce n’est pas très important de toute façon (ou alors nous deviendrions comme ces deux mégères, qui apportent au film cette touche cynique et absurde, toutes deux suspendues à l’idée du miracle qui se produit, uniquement pour être là pour le voir puis le raconter), l’important c’est que l’on a entrouvert, durable ou non, cette porte d’accès à l’espoir d’une vie, qu’il a été possible, miraculeusement, de transformer la réalité.

The murderer (Hwanghae) – Na Hong-Jin – 2011

52835792Rage.

     6.5   Le déroulement du film est situé dans deux endroits géographiques bien définis. Une première partie à Yanji, ville chinoise, coincée entre la Corée du Nord et la Russie, regroupant près d’un million de sino-coréens. La seconde à Séoul, Corée du sud. Gu-nam, chauffeur de taxi, vit entièrement seul depuis le départ de sa femme à Séoul, il se ruine chaque soir au mah-jong, jeu local ce qui l’empêche de rembourser de fortes dettes, qu’il doit à des truands qui n’hésitent pas à venir lui rappeler chez lui, à l’aube, chaque jour. Gu-nam est un pauvre type. Qui rumine sans cesse sa solitude, peste contre sa femme sans vraiment savoir ce qu’elle devient et doit offrir un peu de temps à sa petite fille, que sa mère garde pour l’occasion. On se demande bien où veut en venir le cinéaste, étant donné qu’à sa manière de filmer, de passer d’une situation à une autre, son utilisation musicale, son amour du déplacement des corps et tout cela repéré dans sa simple mise en scène d’une attente, d’un immobilisme qui semblent inaltérables, on sent bien qu’il n’attend qu’une chose c’est de lâcher les chevaux !

     Le film s’ouvrait sur la rage. Un prologue rapidement narré, dont on imagine que ce sont les mots de Gu-nam, racontant une histoire de chien, son propre chien, enragé, qu’il avait dû enterrer avant que des paysans ne viennent le dévorer. La rage d’un être qui se propagerait. The murderer semble vouloir raconter ceci. Reste à savoir l’instant où cette rage apparaîtrait, se propagerait, probablement tournant autour du personnage évidemment, mais une chose est certaine, et le prologue l’attestait de façon métaphorique, le film ne lésinerait pas.

     Afin de rembourser sa dette, un parrain local qui voit là l’occasion adéquate, propose à Gu-nam un contrat : aller en Corée du sud, tuer un homme puis revenir avant telle date. Il n’aura que pour simples indications le nom de cet homme et son adresse. Et à son retour il sera complètement blanchi. Après hésitation, il accepte, puisqu’il voit d’une part l’occasion d’un nouveau départ avec le remboursement de sa dette mais surtout l’occasion de retrouver sa femme lâchée dans le grand Séoul, et probablement aussi qu’il a perdu goût à tout, à la vie et le film n’y va pas de main morte dans la démonstration – appartement sale et bordélique, photo familiale dans un cadre cassé, sans compter les multiples visions oniriques assez vaines de Gu-nam en plein rapport sexuel avec sa femme, sous une image floue et argentée pour rappeler que ce temps là n’est plus, qu’il est loin maintenant.

     Le film est divisé en quatre parties. Cette première qui précède le voyage clandestin est nommée « Le chauffeur de taxi ». Comme dans tous films qui suit un schéma chapitré, il y a une inquiétude quant à l’efficacité du déroulement du récit, d’autant plus qu’ici, le réalisme social et la course aux côtés de cet homme ne demandent en aucun cas de découpage. Là-dessus le film s’en tire bien, ce n’est jamais rédhibitoire. Inutile mais sans gravité pour sa dynamique.

     Si les premières minutes du film sont intéressantes pour s’acclimater au personnage principal, elles sont en revanche assez peu passionnantes. Très peu d’idées de cinéma et généralement tout est très appuyé, attendu, sans véritable relief. Il faut attendre ce deuxième mouvement appelé « Le tueur » pour enfin être pris à la gorge par la mise en scène à l’énergie de Na Hong-jin. Le film étant vendu comme un film d’action, on se dit que ce voyage ne se déroulera bien entendu pas comme prévu, ce qui est vrai et que les choses vont prendre une tournure effrénée, sorte de chasse à l’homme illustrant le prologue qui parlait de rage, ce qui est vrai aussi mais pas immédiatement et c’est la bonne surprise du film. C’est sans doute aussi pour cela qu’il justifie sa durée imposante.

     The murderer devient une partie de chasse scrupuleuse, quoique assez approximative (le personnage n’étant bien entendu pas un spécialiste à ce sujet), un film d’attente, de préparation, d’observation. Gu-nam cherche l’adresse de l’homme qu’il doit buter puis découvre toute une série d’éléments qui laissent à penser que la cible en question n’est pas un simple inconnu sans histoire, mais un homme d’affaire important déguisé en professeur de judo, qu’un chauffeur raccompagne chez lui chaque soir à telle heure. A son retour une grille en bas de l’immeuble est verrouillée. Le jour, Gu-nam découvre que l’homme loge au sixième étage, inaccessible via l’ascenseur qui s’arrête au cinquième. Et le soir c’est un ballet de lumière allumées/lumières éteintes qui guident le départ du chauffeur se devant d’assurer que son client est bien rentré. Bref, le contrat s’annonce au moins aussi délicat que l’entrée dans le pays, que Gu-nam a accompli dans la soute d’un bateau, irrespirable, serré les uns aux autres, entouré de certains qui ne tiennent pas le voyage. Cette phase d’observation est la plus belle réussite du film, elle instaure une tension croissante, aidée par l’échéance du calendrier puisque Gu-nam doit reprendre le bateau du retour un jour précis et s’il ne le fait pas, sa famille en Chine sera liquidée. Bien que ce soit ce qu’il y a de plus beau dans le film je ne peux m’empêcher d’être un peu déçu face aux parti pris offerts pour tuer cette attente du spectateur. C’est ce qui différencie ce cinéma du cinéma roumain de Policier, adjectif par exemple, dans lequel cette minutie silencieuse n’était jamais expliquée, la tension grimpait sans l’ornement d’effets inutiles, simplement par l’attente, la répétition. The murderer préfère injecter des séquences imaginées de l’acte pensé par le jeune homme. On a donc droit à un parallèle entre cet instant où il observe et conçoit son plan et ce qui doit exactement se produire si tout se déroule comme convenu. Ça n’a pas grand intérêt, pire je pense que ça pénalise le film de l’effet de surprise d’une montée de violence soudaine – façon Collateral de Michael Mann – alors qu’il a justement cette scène pivot qui arrive peu de temps plus tard – une scène hallucinante au passage – où le plan est oublié, remis à l’improvisation puisque Gu-nam découvre qu’il est doublé par deux types venus faire, le même soir, son boulot à lui. Là on se dit très bien, il n’a même pas besoin de passer à l’acte et c’est réglé, mais c’est d’une part oublier qu’en contrepartie de ce contrat et pour montrer qu’il est accompli, Gu-nam doit rapporter avec lui le doigt de la victime mais surtout, second problème majeur, les deux types entrés pour tuer le professeur ne s’en sortent pas comme prévu, l’un fait le saut de l’ange par la fenêtre du sixième sous l’œil de Gu-nam définitivement perdu et du chauffeur en train de cloper – mais pas si innocent que ça – pendant que l’autre est aux prises avec l’homme cible. Cette scène est incroyable car elle commence de cette manière là, soit une coïncidence énorme qu’en aucun cas nous n’avions imaginée, puis se poursuit dans un carnage sanglant avant de basculer en poursuite haletante avec des flics débarqués en nombre. Cette longue séquence restera à mon avis comme un sommet du genre.

     Dès cette séquence pivot le film change de cap. Il était silencieux, il devient assourdissant. Il était posé, il devient effréné. Il était organisé, il devient bordélique. Il comblait, il devient économe (en effets inutiles). Pourquoi pas après tout. Les scènes d’action, essentiellement en voiture, bien que rondement menées, sont filmées à l’épaule, donc on ne comprend pas grand chose. Mais surtout, et c’est ici que le phénomène de rage entre en scène, le film devient ultra-violent. Ce n’est pas forcément l’afflux sanguin qui provoque cela – finalement on n’en voit assez peu comparé à ce que l’on donne – mais le nombre de coups qu’il y a dans le film. C’est impressionnant. Déjà, il n’y a aucune arme à feu. Tout se fait à la main, alors aux poings, à l’arme blanche voire même à l’os d’agneau, c’est au choix. The murderer devient assez jouissif dans ses enchaînements renforcés par le fait que l’on ne saisisse plus vraiment les ressorts scénaristiques du récit, on s’embrouille. Séoul devient le carrefour d’un règlement de compte général, entre des hommes d’affaires locaux, le parrain qui a engagé le garçon (qui décide de venir faire le ménage lui-même) et Gu-nam, au centre, ou même plus au centre, dépassé, relégué au second plan. Enfin toujours devant les flics qui tiennent une place assez clownesque dans le film, c’est assez dommage d’ailleurs car la course poursuite après la première scène de carnage est plus qu’improbable tellement ils sont débiles.

     « Le joseon-jok » surnom donné à ces individus sino-coréens égarés à Séoul, qui n’ont pas droit d’y entrer, est aussi le nom de la troisième partie, qui démarre à l’instant où Gu-nam, qui attend bientôt de repartir par le bateau est assaillis de part et d’autres. C’est la partie chasse à l’homme. Comme un animal domestique lâché en pleine jungle.

     La dernière partie du film, plus brève, s’attarde sur son combat pour quitter cette terre et rejoindre celle d’en face. Il y a « La mer jaune » à traverser. Mais le jour où il est sensé s’en aller rien ne se passe non plus comme prévu, entre l’histoire de sa femme qui a disparu qui le retient inévitablement et des passeurs eux aussi dans le coup avec le parrain du début. Cette partie m’intéresse car rarement dans un film de ce genre je n’aurais autant ressenti cette impression que l’échappée du personnage principal est réellement insurmontable, que quoi qu’il fasse, il ne s’en tirera pas. Je n’y ai pas cru une seconde. Et j’avais raison. La fin du film se veut presque logique finalement. Un happy-end n’aurait pas marché.

     S’il a tendance à vouloir trop en montrer, appuyer sur certaines choses de façon très maladroites (la dernière scène du film et cette femme ramenée en Chine par le train attestant de l’absurdité de tout ce que l’on vient de voir, en est l’exemple le plus représentatif) c’est pour moi une réussite totale, dans sa volonté de casser le film en deux (voire en quatre), de brasser les genres et surtout de proposer un survival movie comme on n’en avait encore jamais vu. La débauche de violence et de sang n’ayant d’égal que l’énergie déployée pour donner corps à ce carnage général hyper travaillé et en fin de compte assez jouissif.

Deep end – Jerzy Skolimowski – 1971

deepend14Boy meets girl.

    8.5   C’est un très beau film. Un objet précieux. Je le découvrais hier au soir et j’ai déjà envie d’y retourner. Le cinéaste polonais tourne ici en Angleterre (exceptées les séquences intérieures tournées dans un studio à Munich) et propose déjà (ses deux derniers films adoptent ce style de trame) un récit initiatique en accompagnant essentiellement un personnage, inadapté au monde qui l’entoure, en l’occurrence il s’agit d’un garçon de quinze ans au prise avec une sensation nouvelle. A l’instar du dernier film de Jerzy Skolimowski, Essential killing, Deep end est un film d’action, à sa manière, un film en perpétuel mouvement témoignant d’une envie du personnage principal de survivre à tout prix, pour le premier film cité, d’être accepté et aimé, pour le second, avec qui plus est ici l’importance de l’adieu à l’adolescence car Deep end évoque un développement accéléré, entre l’arrivée dans la vie adulte par ce petit boulot et le contact féminin – une fille en particulier, les autres ne comptent pas – qui exacerbe les émotions liées à ce bouleversement.

     Mike a donc décroché un job dans les bains publics de Londres. Il travaille avec Susan, une jeune demoiselle sensiblement plus âgée que lui, et incroyablement belle, ce qui ne lui échappera pas. Dans les bains municipaux, chacun sa section, elle s’occupe des femmes, lui des hommes. Puis elle lui fera comprendre que, s’il veut obtenir des pourboires conséquents, il faut qu’ils échangent de temps à autres leur section afin qu’il se mette aux soins de femmes lesquelles demandent parfois davantage qu’une simple présence ou un shampoing. Rencontres de femmes d’ages murs d’un côté et rapprochement sensuel avec la jeune rousse au visage angélique de l’autre. Tout ici va presque trop vite pour Mike, tout est décuplé. Et la barrière de l’âge se heurte systématiquement à lui, tentant de le rattraper (cette jeune camarade de collège amoureuse, la limitation au films x, un bref retour des parents) avant de l’abandonner pour de bon (les parents sont désormais hors-champ, d’une interdiction de cinéma pour adulte il peut devenir membre d’un club privé, l’idylle avec Susan apparaît bientôt comme envisageable). A mesure que le film avance, les corps se dénudent aussi plus facilement. A ces scènes initiales du viol filmé serré, comme pour masquer toute nudité, cette image volée du garçon qui enfile son slip répondent des séquences plus explicites comme la toute fin du film évidemment, totale mise à nu, ou la rencontre avec la prostituée plâtrée mais aussi d’une irrigation sexuelle abstraite dans les bains publics. Deep end fonctionne comme le doux rêve d’un adolescent, un rêve d’amour d’une intensité phénoménale (Mike ne veut bientôt plus qu’un homme approche Susan, il croit même voir sa silhouette sur une statuette cartonnée) autant qu’il deviendrait magnifiquement érotique (Les plongées oniriques et/ou surréalistes dans la piscine).

     Il y a une scène très forte vers le début du film, où Mike est heureux de recevoir ses parents sur son lieu de travail, de montrer à son père ce qu’il sait faire, tout en espérant que Susan s’occupe comme il se doit de sa mère. C’est un moment violent dans le développement de l’enfant – à cet instant il l’est encore, « mum’s son ! » se moquera la jeune femme – puisqu’il confronte le confort et l’amour conquis d’avance de sa propre jeunesse avec cette chasse complexe du désir amoureux, renforcée par la méchanceté apparente de Susan, sans doute jalouse de ce climat familial qu’elle n’a pas eu qui traite sa mère de conne (il lui renvoie la pareille pour se venger, elle lui répond que c’est impossible puisque sa mère est morte). Le garçon vit cela comme une violence rare et le détachement – on peut dire que c’est elle qui lui coupe le cordon – démarre à cet instant là. Ce lieu clos – piscine comme charge symbolique – devient le témoin de la fin d’une adolescence, d’une innocence, empruntant divers sentiers qu’il faudra franchir afin de sortir la tête de l’eau, d’accéder à un nouvel âge.

     Skolimowski fait surgir des mouvements singuliers, désarticulés, la manière qu’a Mike de se mouvoir ressemble presque par moments à une chorégraphie, une danse syncopée du désir et de la jalousie, illustré magnifiquement par la séquence des abat-jour qu’il vient taper un a un en grimpant sur des bancs. Et cela n’intervient pas uniquement dans la gestuelle du personnage mais aussi dans le placement de la caméra : un sens de l’espace hors du commun, les allés et venues de l’objectif et une stylisation intéressante par l’utilisation d’une ambiance pop, faites de musiques entraînantes et de couleurs extravagantes.

     Les rencontres multiples qui traversent le chemin c’est aussi au centre de Essential killing. Le désir éperdu qui mène à la folie se trouve aussi dans Quatre nuits avec Anna. Deep end oscille entre plusieurs sensations, plusieurs genres. A l’ambiance glauque de cette piscine (les premières images laissent penser à un lieu abandonné, qu’il faut nettoyer, le maître-nageur est répugnant, les personnes y travaillant ne se parlant pas) répond le choix des couleurs et l’énergie de la mise en scène. Travail intense sur les couleurs primaires rappelant le Godard de Deux ou trois choses que je sais d’elle. Dynamique en faux rythme et situation géographique évoquant le Blow up d’Antonioni. Le film ne serait pas grand chose sans l’irruption d’idées qui nourrit chaque plan, d’une symbolique primaire (Ce vert qui vire au rouge) à une succession de situations inattendues (le cinéma porno). Le film ne suit pas un récit balisé, il fait quelque peu pensé, dans sa construction et sa focalisation unique, à Kes de Ken Loach. A la différence que chez Skolimowski, c’est aussi très drôle. Lorsque Mike débute avec sa première cliente pas farouche, elle n’est pas loin de le violer tout en lui parlant de football. Quand il suit sa ravissante collègue au cinéma, alors qu’elle est accompagnée de son petit ami, il se met derrière elle puis lui fait des attouchements, elle se prend au jeu avant de se plaindre à son homme et de demander l’aide de la police. C’est à la fois très marrant mais il y a comme un décalage éternel entre ces deux là qui laisse un sentiment amer, puisque lorsque lui croit en cet amour, elle ne le prend seulement comme un jeu. Cette espèce de jeu du chat et de la souris que Mike supportera de moins en moins (dès l’instant, essentiellement, où il la surprendra offrir de ses charmes à un client dans les bains publics) culminera dans deux séquences incroyables, entre désir suprême et jalousie dangereuse.

     Une séquence nocturne dans un premier temps, complètement dingue, avec une histoire de club réservé, une prostituée plâtrée qui ouvre la porte à ses clients à l’aide d’une poulie, une pancarte à l’effigie – selon le garçon – de Susan (j’adore le passage dans le métro) ou encore un savant running gag avec un vendeur de hot-dog. Le film décolle carrément, ce faux rythme installé disparaît littéralement, enrobé désormais par le son du groupe Can. Puis dans une deuxième séquence miraculeuse où le diamant d’une bague est perdu dans la neige, avant que Mike n’ait l’idée de découper un cercle de neige afin d’aller à sa recherche par l’intermédiaire d’un collant, d’une bouilloire et le fond d’une piscine vide. Les dix dernières minutes, concentrant cette recherche folle, la mise à nu des corps et le remplissage du bassin sont parmi les plus beaux moments de cinéma qu’il m’ait été donné de voir.

     J’aime énormément le contraste qu’offre ce parti pris des couleurs, qui apportent un univers solaire à l’ensemble, alors que l’essentiel se déroule en intérieur, venant faire contrepoint avec la grisaille londonienne des swinging sixties à leur déclin. J’aime cette idée que l’atmosphère traduirait aussi l’état du personnage principal, en pleine rêverie (aboutissement dans les séquences sous-marines) et idéalisation féminine qui prend corps à travers cette sublime fille rousse, au visage parfait, mélange d’inaccessibilité et de provocation. C’est un film qui apparaît aussi comme hyper mélancolique dans l’incapacité du personnage à accéder à ce désir et la gêne (que son âge agrémente) qui s’empare de lui systématiquement. J’aime énormément ce garçon, la timidité qui l’étreint mélangée à une pulsion sauvage/enfantine, une possessivité hors norme. La démarche du cinéaste dans cette image paradisiaque de l’adolescent nageant avec sa sirène est magnifique : on le voit sauter du plongeoir (sa première fois, on le voit un peu plus tôt annoncer à Susan qu’il ne l’a jamais fait de même qu’il lui avoue sa virginité) sur cette pancarte en noir et blanc supposée représenter son grand amour, nager avec elle, l’envelopper, avant que dans le plan suivant le carton prenne soudain l’apparence humaine et à la manière d’un film de Jean Vigo, Susan prend vie – scène bercée par Cat Stevens. Deep end est plein d’idées comme celle-ci, c’est un enchantement en permanence. C’est un grand film poétique, sexy, beau et désespéré.

La guerre est déclarée – Valérie Donzelli – 2011

1565292_3_e12a_image-du-film-de-valerie-donzelli-la-guerreLes combattants.

   7.5   A première vue ce n’est pas un beau sujet de cinéma, la maladie d’un enfant. Ça peut l’être, disons que ça n’inspire pas confiance. Alors, comment parler de cela, qui plus est de manière autobiographique, sans tomber dans le piège béant du misérabilisme ? Il faut l’énergie, l’inventivité, les couleurs pour contrebalancer avec le poids du récit, et mieux que cela, Valérie Donzelli décide de ne pas faire un film sur la maladie, mais un film sur un couple et leur combat. Et ce n’est pas le combat contre la maladie, puisque à priori ils n’y peuvent pas grand chose, mais le combat pour tenir. A combien d’instants les personnages, bien que guidés par cette dynamique guerrière, renforcée par le fait qu’ils soient deux, paraissent sur le point de flancher, pas de rendre les armes (à aucun moment) plutôt de craquer, naturellement, parce que ce marathon les épuise ? C’est une très belle manière de parler de ce combat, de les montrer sur la corde raide, sans jamais qu’ils ne lâchent réellement prise, ou seulement au détour d’une soirée où Roméo, un moment donné, plus suspendu que les autres sans doute, fond en larmes, nerveusement.

     Le film fonctionne parce qu’il ne laisse pas le temps, ni à eux, ni à nous, de pleurer, d’être attendri, assailli par le mélodrame. Et c’est en cela que La guerre est déclarée est un film magnifique : dans cette espèce d’alchimie entre la force de ce récit autobiographique (aurait-il été aussi fort s’ils ne l’avaient tous deux pas vécus, je veux dire est-ce qu’en pure fiction, le rendu aurait été le même, moins axé sur le récit que sur l’énergie formelle pour le raconter ?) et l’inventivité formidable de chaque plan. Le film est bourré d’idées lumineuses, de brèches entrouvertes complètement inattendues, d’une volonté coûte que coûte d’amplifier cette tension permanente via le parti pris d’une énergie folle, qui continue de servir le récit, lui offrir sa singularité plus que de le faire basculer dans un burlesque et un ridicule de situation agaçants. Par exemple, lorsque Juliette annonce la nouvelle terrible à toutes ses connaissances, le spectateur vit cet effet tsunami de façon démultipliée, la cinéaste choisissant de montrer chacune des réactions. Si elle cherche à s’éloigner d’une émotion easy elle n’oublie pas la proximité avec son spectateur, pour ne pas tomber dans un film cynique et antipathique. Alors, tous les procédés sont utilisés : son des voix masqué par l’utilisation musicale de Vivaldi, énergie du montage accentuant l’effet domino et théâtralisation de la réaction. La charge émotionnelle est à son apogée mais Valérie Donzelli ne se satisfait jamais de rien, c’est la grande réussite du film, et plutôt que de poursuivre dans une veine démonstrative et lacrymale prend l’option définitive d’emporter le spectateur dans un tourbillon, en fait, le film choisit d’emporter le spectateur aux côtés de ses personnages, qui essuient ce coup de massue avant de rebondir, « de garder le bon tout en laissant le mauvais » pour reprendre les mots de la réalisatrice, d’apporter la synergie de leur entente conjugale (comme le suscite cette belle entrée en matière) à ce combat, d’avancer « sans chercher à en savoir plus que les médecins » pour citer les mots de Roméo.

     De ce parti pris, Valérie Donzelli tire de très belles idées. Celle du rapport à la médecine par exemple, le film n’est à aucun moment un grief contre cette institution, vers lequel Roméo et Juliette, naïvement et positivement, font intégralement confiance. Ou alors cela apparaît de manière comique, où leurs inquiétudes engrangent un mélange de peur de la solitude et d’hypocondrie, comme ce moment où ils se mettent tous deux, allongés dans un lit minuscule en chien de fusil, à imaginer ce qu’il pourrait arriver de pire à leur enfant ou plus tôt ce discours de morale qu’assène Roméo à Juliette sur l’énergie laissée à des choses aussi futiles que la question d’une chambre pour les parents « Plus de question au petit personnel ! Et puis cette histoire de chambre, tu t’es cru à l’hôtel ? » lui dit-il. C’est formidable ! Et le film se muni de pépites de dialogues comme ceci, qui désamorcent encore une fois la puissance du sujet pour ne garder que l’idée de l’aventure humaine.

     Un autre truc m’a frappé dans le film c’est sa façon de parler d’un dérèglement générationnel singulier lié à la situation. L’enfant vit quelque chose de plus que ses parents (attesté par les mots de Roméo qui écrit sur un petit carnet à Adam qu’il va vivre quelque chose qu’eux-mêmes n’ont pas vécu, qu’il l’admire beaucoup en fin de compte) qui vivent eux-mêmes (par le fait que leur fils est malade) quelque chose de plus que leurs parents (voir la scène très drôle où ils leur donnent tous deux respectivement des directives à la manière de petits soldats). C’est une idée comme une autre mais c’est une idée de plus. Comme ce moment où Juliette fait la tête à Roméo parce qu’il ne s’est pas réveillé le matin, mais qu’elle maquille en un autre reproche, tandis qu’ils s’apprêtent à en discuter et la séquence se termine comme une énième déclaration d’amour doublée d’une interrogation existentielle. Ceci rejoint évidemment tous ces moments magnifiques qui s’intéressent à la complicité du couple, de la scène de la cacahuète au moment de leur rencontre à ce jeu de regard à l’hôpital qu’elle lui lance pour que ce soit lui qui demande de baisser le son de la télé, et il y en a tant d’autres.

     Une autre idée miraculeuse concerne le choix réalité/fiction que Valérie Donzelli offre à son couple, son issue. Le couple était heureux avant l’enfant puis avant la maladie de l’enfant. Le film devait initialement s’appeler Désordres, accentuant l’idée de ce double chamboulement sur la vie du couple. Et le couple devient alors une sorte de couple élu destiné à accompagner cet enfant malade, destiné à combattre ensemble pour tenir auprès de cet enfant malade. « Pourquoi c’est tombé sur nous » demande Roméo, un moment donné. « Parce qu’on est capable de surmonter ça » lui répond Juliette. Et si le couple surmonte cette montagne, il ne surmonte pas son simple fondement. Et Valérie Donzelli traite de cette rupture fragile, sans doute aussi très douloureuse (cette façon qu’elle a d’en parler en conférence ne fait aucun doute) de manière tellement pudique, simplement en nous l’annonçant par voix-off, au moment où on apprend que l’enfant est en phase de guérison. J’ai trouvé ça bouleversant. Qu’on me l’annonce de cette manière là m’a anéanti ! Et j’ai eu l’impression de trouver cette justesse tout au long de la projection. C’est un film touché par la grâce. Un film qui ne recule devant rien, qui tente des milliers de choses. Qui à l’inventivité d’un film de François Truffaut ou de Jacques Demy, l’énergie d’un Léos Carax et convoque l’excentricité d’un Xavier Dolan. Avec ses idées dans chaque plan, ce parti pris de tout essayer, entre les fondus à l’iris, les moments chantés, les déstructurations sonores, la diversification musicale (on y danse sur Offenbach lors d’une soirée ‘open kiss’), les ralentis, l’abus de couleurs vives, Valérie Donzelli a réalisé un film fou, un mélodrame pop, une hymne à la vie, au cinéma.

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