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La piscine – Jacques Deray – 1969

La piscine - Jacques Deray - 1969 dans Jacques Deray 63080307

Piège à reflets.    

   8.5   Voilà un film que j’aimais beaucoup avant et que j’aime toujours aujourd’hui. Qu’est-ce qui me plaisait dans ce film, avant ? Etait-ce une question d’ambiance, ce huis-clos si sensuel, si pesant, ou bien était-ce la beauté de chaque personnage, piscine incluse dans ce lieu solaire qui décuple les sentiments ? J’en sais trop rien. Toujours est-il que j’adoube ce film depuis longtemps.

     Ce qui m’a frappé cette fois c’est la manière qu’à le film d’avancer, de faire naître des troubles entre les personnages par quelques silences et la direction des regards. Le huis-clos a son importance puisque c’est lui qui enferme ce quatuor de façon définitive et passe rapidement d’une atmosphère sereine à mystérieuse, entre le passé commun des uns et les tentations au présent des autres. Lors d’une soirée festive, où Ronet ne se gêne pas pour inviter le gratin de St Tropez dans la villa de ses amis, les binômes ne se cassent jamais vraiment, où alors brièvement, comme si les provisoires n’avaient pas d’importance – Delon dansera avec une inconnue sans même la regarder, l’abandonnant sans même lui dire un mot, sans lui offrir le sien.

     La piscine joue évidemment une place majeure dans le film. « C’est la plus belle chose de la maison » dit Romy Schneider un moment donné. Quand l’ami débarque avec sa fille, la piscine exerce son attraction. Ronet y plonge tel un enfant impatient, en faisant une bombe dans l’eau qu’il accompagne de cris improbables. Il n’y aura que son bolide à quatre-roues qui par instant seulement prendra un peu de valeur, un peu fade face au rectangle d’eau. Il y a quoiqu’il en soit l’attirance confirmée pour l’image du confort, sa sensualité comme son danger. Dans l’un le danger est visible, trop ostensible pour laisser vaquer une certaine inquiétude, des personnages comme du spectateur. La piscine est plus mystérieuse, surprenante, elle peut frapper dans l’imprévu. C’est un lieu de désir, de pulsions sexuelles comme dans cette première séquence très solaire où les deux amoureux s’étreignent fougueusement, ou plus tard, dans cette soirée nocturne, à ses abords, le désir prend une dimension plus intense avec ces caresses/coups de fouet à l’aide d’une petit branche, rapport entièrement consentant, comme si le pouvoir que l’endroit exerçait empêchait de ne pas s’y aventurer.

     Puis, la piscine est aussi et surtout le lieu du danger, le vecteur de la chute. Un seul personnage dans le film n’est pas menacé, c’est la fille, Jane Birkin, on le sent dès le début. C’est elle qui a tout à gagner de ces espèces de fusions pulsionnelles. Elle n’ira jamais dans l’eau, elle longera régulièrement les abords, de la piscine comme du petit étang, mais ne s’abandonnera jamais à l’eau, comme si elle en connaissait les risques. Et donc c’est bien entendu le lieu du crime. Un crime de possédé. Un crime où c’est le lieu qui est le coupable. Lorsqu’il fera ses aveux à sa femme, Delon dira « Il a voulu me frapper. Il est tombé dans l’eau. Après je ne sais pas ce qui m’a pris. Je l’ai empêché de sortir ». La piscine exacerbe les sentiments, prend possession de l’âme.

     La beauté du film tient aussi dans son choix de tournage : Outre la particularité d’avoir intégralement tourné le film en double version (français puis anglais pour la version américaine) c’est surtout l’option de tourner au fil du scénario qui fonctionne bien, puisque le but était que l’ambiance de tournage ait son impact dans le film, sur les personnages, mais de façon naturelle, juste grâce au temps, à la durée, le trouble, l’agacement. Ainsi le climat s’automnalise petit à petit et lorsque Delon et Schneider commence à s’éloigner à l’écran c’est aussi ce qui se passa en vrai, l’un ne supportant bientôt plus l’autre, et vice-versa, à force de répétitions de plans (On dit Deray maniaque) et d’enferment en permanence – tournage dans un lieu unique entre juillet et octobre, chaleur éreintante et interdiction de se baigner dans la piscine utilisée pour le film.

     Le parallèle avec le très beau récent film de Maren Ade, Alle anderen, m’a sauté aux yeux. Dans chaque film, le couple au début, relation stable et récente (environ deux ans) semble intouchable, dans une bulle de rêverie pleine d’étoiles. Puis tout se disperse par l’intervention d’un corps extérieur. Et même si je trouve la fin du film allemand beaucoup plus forte et bouleversante que cette banale enquête policière redondante du film de Jacques Deray, j’aime beaucoup l’idée en tout cas que dans l’un on peut se dire que la feinte de la mort ne sauvera peut-être pas le couple alors que le crime et l’aveu de ce crime semblent avoir le pouvoir de faire renaître le couple de l’autre.

Les derniers jours du monde – Jean-Marie & Arnaud Larrieu – 2009

s,725-0d2e75Liberté !

     8.0   Les dernières paroles que l’on entend sont celles de Léo Ferré, ‘(…)c’est ton style, ton style c’est ton cul, c’est ton cul (…)’ ce sur quoi un homme et une femme courent nus en plein Paris juste avant l’Apocalypse. Cette fin, que le titre suggère, ne correspondra jamais à ce que l’on s’y faisait. Au présent, un homme tente de raconter son histoire, plutôt récente, elle date d’un an. Au présent, il a un bras amputé, il semble vivre seul, déambuler dans un Biarritz proche du chaos, sous une pluie de cendre ou envahis par des hommes masqués tout de jaune vêtus. Au passé, ce sont les images de ce qu’il nous raconte que l’on voit, sa vie de famille, puis cette troublante apparition en la présence d’une femme, qui le conduira à l’adultère. Passé et présent se mélangent. Quelques signes ou personnages, ambiances ou objets permettent de les différencier, mais on glisse de l’un à l’autre sans indices, sans évidences, soit lorsque Robinson est enfin seul, devant ce petit livre de cuisine qui lui sert de manuscrit (parce qu’il y a pénurie de papier dans le pays) ou simplement d’une scène à une autre, parce que la précédente se termine. Il n’est pas impossible de le voir aux côtés de sa femme, puis ensuite accompagné de l’ange blanc Laé ou par rencontres régulières avec cette femme qui semble si bien le connaître, lui et son père, récemment disparu en mer. Il n’y a rien de précis, c’est comme si l’on naviguait dans la tête de cet homme. Ce qu’il voit et vit et ce qu’il se rappelle. Si au début le souvenir prend davantage de place qu’ensuite, les lignes temporelles continueront de se mélanger jusqu’à la toute fin du film où elles ne semblent plus faire qu’un. Le film ne devient pas fou, il est fou. Dès les premiers instants. Le fait de ne rien savoir de cette situation inquiétante liée à ce chaos imminent suffit. Le film est vécu de l’intérieur. En accompagnant systématiquement cet homme, complètement en retrait face aux évènements, indifférents aux propositions de sa fille de quitter le pays sur son bateau, refusant par la même occasion les avances de cette femme qui voudrait le conduire jusqu’en Costa Brava. C’est Laé qui le préoccupe. Cet amour clandestin qui s’est estompé, qui a disparu, qui l’a abandonné, on n’en sait dans un premier temps pas grand chose. Et puis cette menace d’apocalypse se confirme. L’eau potable vire au jaune fluo. La terre se met à trembler. On parle aussi d’ogives nucléaires. Le chaos prenait l’apparence d’un problème d’ordre chimique (bouches d’égout ouvertes, hommes masqués, contamination de l’eau courante) avant qu’il ne semble être lié aux nappes phréatiques (éboulements, tremblements) puis aux menaces gouvernementales (renforcement des frontières, missiles nucléaires). Le film ne contrebalance jamais son point de vue. Pas de fin du monde à l’américaine, pas d’effets spéciaux. Tout est vécu d’un point de vue humain, qui devient multiple, parce qu’il se charge de raconter une époque et une autre. De s’attarder sur des personnages et sur d’autres. De surprendre par des détails ou des trucs incroyablement imposants. On y échange un morceau de viande contre un vélo, on conduit une camionnette avec un masque de plongée parce qu’il n’y a plus de pare-brise puis de nombreux personnages se mettent à mourir tous en cœur dans un effet boule de neige. Et on baise ! Ombeline (Catherine Frot) voudrait s’offrir à Robinson toute la journée en buvant du vin. Laé déambule entièrement nue dans la majorité de ses apparitions. Lorsque Robinson retrouve sa femme sur Toulouse – devenue capitale de la France parce que Paris est sous les bombes – et alors qu’ils sont séparés, là-aussi il n’est plus question que de sexe car comme le dira t-elle « C’est fou c’qu’on baise quand ça va mal ». Le dernier film des frères Larrieu s’apparente à quelque chose de plus passionnel et pulsionnel qu’autre chose, comme si cette fin du monde matérialisait toutes les envies et les propulsait en remparts aux évènements. Du même coup on se fiche de cette fin du monde. Elle n’est pas vécue comme un cauchemar ni comme quelque chose de tragique. C’est un récit extrêmement drôle qui vient nourrir toute cette utopie du plaisir avant la mort. Parce qu’il y a des morts en plus, dans le chaos qui se propage des coups de folies surgissent – Une femme déçue se tranche la gorge, un homme terriblement amoureux fait le saut de l’ange – et des attentats se multiplient – le tir de rocket. Mais ce n’est jamais grave, toujours fou et génial. C’est un film d’une liberté absolue, complètement fou et foutraque et pourtant c’est tout à fait lisible, très beau, très poétique – quelle fin magnifique !

Nous, princesses de Clèves – Régis Sauder – 2011

48Passe ton bac d’abord. 

     5.0   Un regard intéressant est porté sur l’adolescence et le parallèle effectué entre une petite dizaine d’entre eux et le destin de la princesse de Clèves relève du rapprochement apologique des contraires, enfin en principe. Contraire par l’époque, creux de plus de quatre siècles, contraires par les mœurs – diversité du choix et des possibles face à une intransigeance de l’obligation conjugale. Ce petit film un peu documentaire, un peu essai pédagogique, un peu satire virulente d’une société qui enfoui la culture (pied de nez à l’allusion révoltante du président de la république face au patrimoine littéraire culturel) brosse à la fois le portrait d’une génération qui souffre, à l’école (le bac approche, les désillusions grandissent), à la maison (le fossé se creuse avec les parents) ou face à la société (trouver sa place) et met aussi en scène, comme un cours de théâtre, et régulièrement, la lecture du texte de Madame de Lafayette récité face caméra par ces mêmes ados. Evoquer le texte véritable, évoquer ses répercussions sur des sentiments, des idées et évoquer les ressemblances en miroirs entre les personnages centraux, qu’il s’agisse de ceux d’antan, la princesse autant que Madame de Chartres, sa mère, que ceux d’aujourd’hui, jeunes et parents du XXIe siècle. Belle ambition qui rappelle quelque peu L’esquive d’Abdelatif Kechiche, même si ce dernier abandonnait toute pression du réel, se concentrant sur son objectif fictionnel ultra naturaliste. La grande différence, c’est malheureusement la mise en scène. Bien que je ne sois pas un grand admirateur du premier film du réalisateur de Vénus noire, trop emprunt d’une recherche de la performance, du malaise qui lui ôte rapidement sa beauté, son intelligence – tout l’inverse d’un Pialat par exemple – il faut reconnaître qu’il y avait une incroyable force mise en scénique de plongée dans le quartier, une vitalité, la violence des discussions, la magnificence improbable des rencontres, l’effroi d’un contrôle de police. Régis Sauder s’est contenté de faire un film qui ne propose pas grand chose à ce niveau là, un film sans relief, comme si l’écriture pouvait suffire. Quelque chose de très écrit et du même coup très pâle, très plat dans sa représentation cinématographique. Ce serait une pièce de théâtre, déjà ce serait beaucoup mieux, les images seraient les mêmes. Il y a néanmoins deux trois envolées particulièrement fortes, entre un visage coincé dans les contours d’une fenêtre qui donne sur une grue de chantier (plan Costaïen) ou un corps désarticulé dans les hautes herbes d’un terrain vague qui dit vouloir voler de ses propres ailes ; mais très peu de fulgurances, d’émotions palpables (qu’elles soient lumineuses comme chez Pialat ou éprouvantes comme chez Kechiche) que l’on remplace ici par des constructions banales de plans pleins et maladroits.

Fast and Furious 5 (Fast Five) – Justin Lin – 2011

Fast and Furious 5 (Fast Five) - Justin Lin - 2011 dans Fast & Furious Fast-Five

Table rase.   

   5.5   Le Furious a disparu du titre original comme si la série voulait montrer avant tout le reste qu’elle était Fast. Fast Five comme si elle passait la cinquième, l’asphalte va encore trembler, la poussière tournoyer, les pneus crisser, les pots d’échappement s’enflammer. A peine en fin de compte. Si l’on veut retrouver les Run à n’en plus finir du premier volet c’est la déception. Si l’on veut retrouver ce montage hyper stylisé mode cinématique Gran Turismo c’est aussi peine perdue. Non pas que Fast five se sépare de l’action pure, et plus particulièrement de l’action au volant, mais simplement qu’il devient film de casse avant tout. On pense finalement davantage à Ocean’s eleven qu’au premier Fast and Furious. Film de casse qui débute par un petit braquage de train où il s’agit ni plus ni moins de voler des bagnoles (une GT40 très convoitée entre autres) avant que toute la troupe au grand complet (Toretto, O’Connor, Roman et consorts) n’envisage de s’attaquer au plus grand baron de la pègre de Rio (il faut savoir que nos génies du volant sont fichés à mort aux Etats-Unis), un certain Reyes qui contient des planques de frics à millions de dollars. Une simple puce dans l’autoradio d’une petite quatre-roues bleus avec deux bandes blanches est le relais d’une attaque assez spectaculaire qui prendra toute la dernière moitié du film. En fait, pas si spectaculaire que ça. Disons, moins petit malin en tout cas que le film de Soderbergh. A l’image du casse lui-même, puisque sa préparation bien que réfléchie, calculée, méthodique ne se déroulera à aucun moment comme prévu, Toretto alias Vin Diesel préférant, parce qu’il est désormais un peu tard, d’oublier la finesse – je le cite. Le petit plus de ce cinquième volet c’est ce à quoi nous avons le droit en face. Il y a toujours eu des grands méchants dans cette saga et c’est probablement dans celui-ci qu’il aurait dû être plus impressionnant que les autres, proportionnellement à ce qu’il détient. Mais en fait, bien qu’il ne soit pas très aimable tout de même, ce n’est jamais de Reyes que nous avons peur, à l’image de la fin où il se fait tuer froidement de deux balles en pleine tête comme si nous n’en avions plus rien à secouer. Non, le vrai type flippant de ce volet est un flic. Dwayne Johnson, alias The Rock, campe un policier d’intervention sans scrupules, le plus réputé de tous, qui ne laisse jamais ses proies s’en sortir. Quelques séquences verbales délicieuses, interventions musclées et combat improbable avec l’autre dinosaure du film Vin Diesel viennent parfaire l’aura Goliathesque du personnage. Mais le plus important de Fast Five : Comment le film s’en sort-il en tant que divertissement pop-corn ? Ma foi plutôt bien, plutôt même très bien. Les 2h10 – courageuses pour ce type de film – passent comme une lettre à la poste. L’invraisemblance des scènes d’action (plus c’est improbable mieux c’est) n’a d’égal que la cool attitude façon vannes sur vannes qui se dégage de l’ensemble. Avec en prime une petite surprise pour les fans en guise de twist final déjà pas délaissé puisque la bande au complet faisait déjà son effet – La drôlerie systématique de « Roman » et Ludacris en tête. On regrettera que le film ne prenne pas davantage de risques – probablement qu’il est réalisé en pensant à l’opus suivant – faisant mourir un personnage clé de Fast and Furious mais devenu obsolète pour ne pas dire inutile, dommage aussi qu’il se complaise à de trop nombreux instants dans un sentimentalo-romantisme laborieux (« Moi j’ai pas de souvenir de mon papa », « faites attention à ma sister enceinte », « moi j’suis flic parce que mon mari était flic et s’est fait liquider devant sa porte ») comme psychologie de comptoir justement parce qu’elle est surlignée, jamais suggérée alors que ça aurait largement suffit. C’est certain que cinématographiquement c’est un peu le point mort, et si l’on éprouve aucune sympathie pour le premier volet c’est cuit, mais le film se révèle doué – plus que les épisodes précédents – en tant que spectacle musclé, décomplexé, jouissif et hypnotique. Et ce n’est déjà pas si mal.

Le gamin au vélo – Jean-Pierre & Luc Dardenne – 2011

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     7.0   Film à la fois dans la continuité de ce que proposent les frères Dardenne depuis leurs débuts, depuis La Promesse, auquel on pense beaucoup ici, autant qu’il suggère une certaine cassure par l’utilisation musicale que par l’idée même de prendre Cécile de France au casting. Jusqu’ici, les acteurs aujourd’hui connus qui ont joués chez les Dardenne (Jérémie Rénier, Emilie Dequenne, Olivier Gourmet, Deborah François) l’ont été grâce aux Dardenne. Ce sont des « stars » nés via le cinéma Dardennien. C’est donc la première fois que les frangins filment une actrice déjà star. Inquiétude à son paroxysme lorsque l’on apprend qu’il s’agit de Cécile de France donc, actrice moyenne, généralement trop dans l’emphase enfantine pour convaincre. Cet air qu’elle se donne habituellement (mention spéciale chez Klapisch, une horreur) n’a pas complètement disparu dans Le gamin au vélo, mais il se fait plus discret, il se fond dans le comportement de son personnage. Pour une fois ça sonne vrai, et sans doute que ça la rapproche miraculeusement à nos yeux de ce petit bonhomme, campé par un Thomas Doret fabuleux. C’est toute la frénésie du cinéma Dardennien qui s’empare de son corps, le fait courir, se battre, monter aux arbres, pédaler, crier, mordre, sauter par-dessus les murs. Il est sur le qui-vive sans cesse. Un père absent qu’il recherche, une déception, un déplacement paternel vers un adolescent du quartier. C’est au détour d’une séquence anodine qu’un rapprochement improbable avec une jeune femme va permettent la construction d’une relation maternelle, protectrice, au-delà de toute explication banale. On ne saura rien du passé de la jeune femme, comme nous ne saurons pas non plus clairement pourquoi cet homme doit abandonner son fils. Il n’y aucun éclairage apporté au passé chez Les Dardenne, tout est là, brut de pomme, au présent, accentuant cette idée géniale de course, aussi intense que mystérieuse. C’est sans doute bien la première fois que la caméra des cinéastes bouge si peu, ce qu’ils avaient déjà amorcés avec Le silence de Lorna. C’est comme si l’on ressentait une certaine maturité finalement à les voir faire ce cinéma habituel, que l’on reconnaît entre mille, et pourtant se renouvèle sans cesse. Ces bouleversements auraient pu témoigner d’un penchant dommageable vers le film social mainstream, où l’on se serait mit à regretter les miracles incandescents, bouleversants et simples qu’étaient Le fils et L’enfant. Et bien non, Le gamin au vélo reste dans cette veine là, moins radical dans ses intentions cinématographiques c’est vrai, mais toujours aussi puissant sur ce qu’il raconte de l’absence, de la filiation, de la quête d’un modèle, de cet optimisme permanent qui naît de ces personnalités au premier abord indiscernables et invulnérables. Les trois moments musicaux utilisés, durant chacun à peine quelques secondes, construisent une symphonie en trois actes, qui se déplace imperceptiblement du père vers l’ado vers la jeune femme comme autant d’étape d’une construction personnelle bien trop rapide et fulgurante pour qu’elle ne se réalise sans encombre. Le gamin pourrait très bien ne plus être à la toute fin du film, les frères Dardenne préférant lui offrir le mystère d’une résurrection s’en allant au travers des feuillages, devenus berceau fantastique et mystique, puis quittant le cadre au guidon de son vélo.

La solitude des nombres premiers (La solitudine dei numeri primi) – Saverio Costanzo – 2011

10_-la-solitude-des-nombres-premiers-la-solitudine-dei-numeri-primi-saverio-costanzo-2011 Trauma.  

   8.5   La réussite tient dans le mélange des genres. La première séquence oppressante voit un spectacle d’enfants, maquillés, déguisés, en musique. La manière de filmer, ici la variation entre gros plans, panoramiques, plans miroirs, l’ambiance sonore utilisée et les gros intertitres colorés du générique rappellent d’emblée le cinéma d’horreur, plus exactement le cinéma italien, plus exactement Dario Argento. Après cette longue introduction impressionnante dont on se demande où elle veut bien nous mener – il s’agit d’enfants tout de même – un cri vient interrompre la représentation. Le cri c’est aussi le prolongement de toute ambiance funèbre dans chaque film d’horreur, le résultat d’une souffrance muette avant qu’elle ne devienne stridente. Ce cri là c’est celui d’un enfant, faisant partie de la troupe, tétanisé, que l’on accompagne en coulisse presque sans inquiétudes indiquant la nature habituelle de cette crise. Le film a glissé. On ne s’en rend pas encore bien compte, mais il est passé du film d’épouvante au mélo. Et il va bientôt brillamment montrer, de façon aussi originale qu’excitante, que l’on peut lier les deux genres. Pour tout fan de giallo, c’est un doux rêve qui se réalise.

     1984, 1991, 1998, 2007. Autant d’années durant lesquelles nous allons suivre Alice et Mattia. Les cartons vont se succéder en début de film, s’éloignant des schémas habituels où l’on consacre une année à une partie. Le film ne cessera d’aller et venir entre les différentes périodes, créant un climat étrange de perte de repère. Le fait de prendre des interprètes chaque fois différents et ne se ressemblant pas vraiment entre les parties est une riche idée qui accentue l’aspect du corps qui ne peut s’intégrer, obligé chaque fois d’être autre pour surmonter les étapes. Nous verrons trois visages différents pour chaque personnage suivant l’année dans laquelle il se situe. Et par un savant montage d’imbrication c’est comme s’il n’existait plus ni flash-back, ni présent. Le but étant de se familiariser avec les personnages à l’aveugle, suivant les étapes qu’il va franchir, et non directement en le liant à un événement traumatisant de son enfance. Il y a un traumatisme mais il apparaîtra bien plus tard. Du coup il y a une empathie démesurée c’est évident mais moins liée au traumatisme qu’à leur solitude. Cet état qui naît dès l’enfance avec des parents soient exécrables soient incompréhensifs, et se prolonge dans l’adolescence, âge ingrat sous toutes ses formes jusqu’à l’âge adulte où il est finalement déjà trop tard.

     Alice boite depuis qu’elle est toute petite. Au collège, on l’appelle la boiteuse. Elle se renferme totalement sur elle, même si l’espoir naît de cette jeune bimbo, Viola, qui s’intéresse soudainement à elle, tente de la faire exister. Mattia ne parle presque pas, il s’auto mutile, il est en somme le cinglé de l’école. Même un garçon de son âge, timide et lui aussi renfermé de parviendra pas à faire de Mattia un ami, en tentant de venir à bout de cette carapace. C’est un miroir aussi intéressant que surprenant. Il semble que si l’une essaie de combattre ce traumatisme qui ne lui a apporté des autres que pitié et indifférence, l’autre semble se complaire dans l’auto flagellation, refusant de parvenir à une certaine forme de respect de soi. Les traumatismes révèleront évidemment les réponses à ces questionnements, dans une séquence au montage presque épileptique et cinétique, point d’orgue de ce qu’il était jusqu’à maintenant. Et le jeu du film, morbide, voire mortifère se poursuit même dans ce genre de scènes qui font aussi flippé que froid dans le dos. L’émotion n’arrive pas vraiment de cette double révélation, c’est tellement sombre qu’on est dans un premier temps mal à l’aise. Une sale tempête de neige contre une nuit pluvieuse. L’éminence d’un accident contre celle d’une malveillance enfantine. Le giallo apparaît encore plus dément lorsque l’horrible voyage d’Alice – onirique ou pas – l’embarque vers l’enfance de son ami, où elle passe dans un appartement devenu forêt – La forêt au cinéma est toujours transitoire, on l’a vu récemment dans Tomboy – le tout dans une ambiance cauchemardesque rappelant inévitablement Suspiria, Carrie, peut-être même Répulsion. C’est aussi flippant que bouleversant. Saverio Costanzo a presque créé un genre. Sa réalisation est en adéquation avec ses personnages. Elle traduit parfaitement cet état d’oppression, cette gêne perpétuelle face à l’autre, cette manière de passer d’un état à un autre. De vivre cela de l’intérieur, puisque nous sommes systématiquement aux côtés de l’un ou de l’autre, accentue le cloisonnement et le regard apeuré qu’ils portent tous deux sur le monde. La gêne et la honte aux confins de la folie. Cet effet giallo correspond assez bien à l’idée baroque que l’on peut se faire d’une telle solitude traumatique. Le film pourrait tomber dans l’excès mais curieusement il reste au stade de l’imagination. Quand Alice brandit un bout de miroir cassé elle finit par se raviser. Quand elle embarque Mattia vers le mariage de Viola on se prépare inutilement à un possible carnage. Chaque fois qu’une scène de l’enfance est jouée, on craint systématiquement le drame. Le film est plein de fausses pistes

     Mais plus qu’un miroir le film se veut un croisement entre deux âmes traumatisées. C’est donc aussi une magnifique histoire d’amour. Ou plutôt de sentiments, refoulés, que l’on s’interdit, que l’on bataille pour laisser surgir. Un symbiose difficile à éclore. Une fusion qui prendra des années. Entre acceptation de l’autre puis surtout de soi. Adolescents ils auront dansé ensemble. Ils n’étaient pas loin de s’embrasser parce qu’Alice en avait envie – poussée par le phénomène Viola – mais c’était contre l’envie du garçon. Tu ne diras rien à personne, lui demandait Alice. Phrase si douloureuse, si représentative de tout ce mal-être qui les animait. Ils seront toujours en contact quelques années plus tard mais leurs occupations – la photo pour elle, les mathématiques pour lui – auront pris trop de place. Il faudra un ultime carton « Sept ans plus tard » pour que le récit ne se disperse plus. C’est l’heure. C’est un simple message qui va provoquer l’union. Et c’est sous Bette Davis eyes de Kim Carnes que la plus belle scène du film se met en marche. Lui qui patiente derrière la porte. Elle qui s’habille au plus vite et du mieux qu’elle peut. Les visages ont l’air de ne jamais avoir autant souffert. Fausse fin, puisque la vraie se terminera sur un banc. Ce banc maudit, ineffaçable. Un dernier voyage comme expiation du passé. Cette main qui passe dans ces cheveux, ces visages qui se rapprochent et en hors-champ, comme un symbole, le baiser de la fin, qui annonce un début. Magnifique.

Everyone else (Alle anderen) – Maren Ade – 2010

Everyone else (Alle anderen) - Maren Ade - 2010 dans * 100 everyone-else-300x200How can I tell you.  

   10.0   Comme son confrère Jan Bonny, réalisateur de l’excellent Gegenüber, Maren Ade, autre pionnière de cette surprenante nouvelle vague allemande, s’attaque à la figure du couple et construit autour de cela quelque chose de nouveau et de moderne, qui permet à cette jeunesse artistique de s’ériger aux côtés des nouveaux maîtres roumains comme garants du cinéma européen contemporain que l’on attend au tournant.

     L’atmosphère d’Alle anderen est un peu tout le contraire de celle de Gegenüber, dont on se sentait étouffé par la mise en scène, dont on sentait presque le poids de l’apesanteur, d’où naissait une violence malsaine et malaisante, ou de celle du plus récent Der raüber, magnifique et éprouvant film de Benjamin Heinsenberg, pesant et inquiétant dans son utilisation du rythme, des couleurs, des différents modes de filmage. Ici, on a affaire à un film très solaire. On a quitté l’Allemagne natale, on est en Sardaigne. Ce sont les vacances d’un jeune couple, la trentaine, un peu plus. Leurs choix, leurs interrogations, leur déconstruction. Mais ce qui frappe, plus que dans n’importe quel autre film sur le destin conjugal, c’est le combat dans lequel sont engagés de façon perpétuelle ces deux amants. Un combat abstrait entre liberté individuelle et existence sociale. Le couple existe bel et bien, et au-delà de leurs interrogations, un dialogue qui se crée assez facilement dans un premier temps, leurs petits délires de l’intimité, pourtant c’est au contact de l’extérieur, en l’occurrence un autre couple, sensiblement dans les mêmes âges, que leur entente va se déliter.

     La fascination offerte par le film de Maren Ade apparaît essentiellement dans sa construction. De cette espèce de (faux) enchaînement entre chaque séquence d’où on a l’impression de ne pas comprendre, d’avoir affaire à un comportement puis plus tard à un autre. Alle anderen n’explique rien. Tout est histoire de pulsions. Et pourtant chaque personnage est incroyablement travaillé, très écrit. On sait qu’il est un architecte en plein doute, sur ses envies, ses besoins. On sait qu’elle travaille dans la publicité (enfin je crois, pas très sûr de moi en fait) boulot dans lequel elle semble très engagée. Mais ils se posent tous deux cette question du choix, de la liberté de ce choix.

     De cette manière très naturaliste de filmer le couple, la réalisatrice y débusque quelque chose d’un peu fou, dans leur manière de se comporter, de jouer (je reviendrai sur l’aspect jeu), d’avancer, de se faire la gueule ou de s’aimer. On ne sait jamais vraiment comment les prendre. Le film est en perpétuelle réécriture, les rôles sont indéfinis, il nous échappe parfois, nous perd souvent. Une randonnée peut très bien se passer, dans une humeur incroyablement lumineuse, insouciante avant qu’une futile histoire de sac vienne enrayer cela puis un léger différend dans la coordination des mouvements, comme deux corps qui ne marcheraient plus ensemble. Lorsqu’elle s’est assise sur un rocher, il s’en va, grimpe à toute vitesse, comme s’il ne voulait pas qu’elle le rattrape, comme s’il voulait la perdre. C’est elle qui ira lui demander pourquoi il essaie de la semer. Maren Ade joue l’ambiguïté sur chaque séquence, généralement très étirée. Et la mésentente naît d’un simple désaccord qui vrille le fonctionnement quasi parfait. Lors de la préparation du dîner, avant qu’ils ne reçoivent leurs invités, ils décident tous deux de construire une ambiance mode festivités on the beach un peu cynique, comme ça de façon tellement improvisée que c’est absolument formidable. Et au moment de l’arrivée du couple, encore à l’extérieur, au grand désarroi de Gitti Chris décide de tout enlever parce que, pense t-il, ce n’est pas drôle, les invités ne comprendraient pas leur humour. Les déséquilibres se font de plus en plus nombreux, les limites accordées ne sont plus les mêmes. Quand l’une dissimule ses obsessions (la proximité à tout prix) à travers un jeu de séduction enfantin tel le moment où elle s’accroche à ses jambes pour ne pas le laisser partir, lui tente de faire parler une certaine virilité qui ne lui va pas en copiant cet ami, envoyant Gitti dans la piscine sans ménagement. Scène accablante dans tous les sens du terme, aussi triste que pathétique, tant on se demande comment ce garçon a pu en arriver là, tomber si bas. Le regard qu’elle lui jette après en dit long sur le malaise ambiant qui continue de régner, entre mépris et désolation. Pendant tout le film – soit toutes les vacances (même si l’on ne saura jamais quel jour nous sommes, nous n’aurons absolument aucun repère temporel) – il éprouvera sans cesse cette sensation désagréable de vouloir coller au mode de vie dit normal. Cela se traduit aussi par ses errances existentielles quant à son travail, pendant que cet ami moqueur critique sa stagnation, en lui démontrant ses réussites en parallèle. Déséquilibre continu puisque ce n’est pas ce qu’elle cherche en lui. Elle le trouve sexy, pas besoin qu’il en fasse des tonnes. Elle ne voudra jamais être comme cette femme, à ses yeux inexistante et atrocement suffisante.

     Everyone else est un film joueur, non un film ludique, mais un film où les personnages comme la mise en scène jouent. C’est cette dernière qui est la première à le faire, en nous faisant croire dans les premières images, que Chris et Gitti sont parents, elle en travaux de cuisine avec une petite fille, lui avec un bébé. Leurre sublime quand on découvre quelques instants plus tard qu’ils étaient simplement en train de garder les enfants de la sœur de Chris. Le film jouera beaucoup sur ces ambiguïtés, restera dans ce même principe de non-explication, abandonnant la suite logique, soit par l’intermédiaire d’ellipse dont nous ne connaissons pas la durée (rappelons qu’il n’y a aucun repère temporel) soit par les changements brutaux de comportements qui meublent une grande partie du récit. Avec le recul le glissement du jeu est énorme entre le début et la fin du film. Comme si la mise en scène ne maîtrisait plus ses personnages, apogée atteint lorsque Gitti feint d’être morte. Et entre-temps le jeu aura été complice, anodin, bon-enfant, un peu fou. Un objet est crée à base de gingembre, on l’appelle le schnappi, il devient une sorte de mascotte du couple, qui le fait parler, travaille son apparence, le fait bouger, remplacer le sexe en sortant d’un pantalon. L’objet aurait pu être une expression, un geste, un mot, une chanson, une grimace, n’importe quoi d’autre qui caractérise une fantaisie conjugale. On a tous un gimmick, un truc que l’on ne peut partager à personne d’autre. Ici c’est un objet. Et de nombreux jeux annexes viennent parfaire l’unité du couple : un cache-cache dans un supermarché pour ne pas croiser un vieil ami, l’anti-pédagogie de la première scène où l’on voit que Chris est le seul à rire au délire de Gitti, la danse (incroyable) dans la chambre bibelotée de la mère de Chris. Ce n’est qu’après, dans la deuxième moitié du film (après la première rencontre avec l’autre couple, après la randonnée, après cette soirée qu’ils n’ont pas passée ensemble) que le jeu prend une autre tournure. Chacun ne comprend plus ce que fait l’autre « T’es obligé de courir » lui demandera t-elle pendant la rando, alors qu’il semble décidé à la semer. « Là je ne comprends pas le message » lui dit-il à la fin, quand elle se fera passer pour morte gisant dans le salon. Car le jeu a ses limites. Il ne s’intègre pas dans une idée de confort, en tout cas pas à long terme, c’est ce que semble percevoir Gitti. Au contact extérieur le jeu n’a plus le même sens. Soit il est incompris des autres (le dîner) ou il est incompris de soi-même (la randonnée, la morte) auxquels cas le couple ne se pose plus comme un modèle mais comme un marginal, et il manquera indéniablement la séduction, le plus important. Cette séduction naîtra des conventions. Parce qu’elles sont confortables.

     Les certitudes du couple, à savoir une idée de vie conjugale basée sur la liberté, la spontanéité, la singularité se voit de plus en plus menacée par l’influence des modèles. C’est d’abord l’isolement qui semble être un catalyseur de ces interrogations de plus en plus marquées, associées au lieu de vacances, lieu d’évasion, loin des habitudes, la Sardaigne, berceau estival qui devient le point de cristallisation des maux du couple et révèle la fragilité de la certitude. Puis le regard apporté sur la modélisation de l’entourage, seul point d’ancrage humain autre que le couple lui-même. L’idée sera apportée dès les premières secondes du film avec cette sœur qui dit à son frère, alors qu’il porte son bébé dans ses bras, donc son neveu, que ça lui irait bien. Rien de plus mais c’est suffisant pour appeler une interrogation, envisager un angle nouveau. Ce sera évidemment plus marqué un peu plus tard avec ce couple d’amis conformistes, qui correspond à une certaine standardisation de l’amour. Ils sont dans un premier temps loin d’être enviés de Chris et Gitti, hypocrites et méprisants à leur égard (en secret), avant que ces derniers ne réenvisagent cette manière de vivre. Il y a un monologue très beau de Gitti qui dit un moment donné, entre autres, qu’il y a des personnes ravies de rentrer chez eux après leur travail pour retrouver leur vie de famille et leurs enfants, afin d’expliquer à Chris les motivations des autres. C’est dès cet instant que naît une forme d’attirance de la norme pour Chris, du confort au regard de cet homme, aux petits soins de sa femme enceinte, couple qu’il perçoit comme suffisant, arrogant mais aussi comme heureux.

     On n’est plus dans la chronique sentimentale habituelle mais dans un quotidien fusionnel et autodestructeur. La référence qui vient à l’esprit sont les Scènes de la vie conjugale de Bergman, avec qui Maren Ade partage moins la mise en scène que l’utilisation de la parole. A l’inverse des films allemands entrant dans l’esprit de cette nouvelle vague que j’évoquais précédemment, où les personnages sont souvent mutiques, le dialogue prend une place importante dans Everyone else. Il est aussi affaire de corps (beaucoup même) mais on y parle abondamment. Dialogues et réflexion, par l’interrogation permanente, sont rois. Maren Ade multiplie les symboles concernant les interrogations identitaires et sexuelles. Mais son récit ne s’en trouve jamais surchargé, il continue de vivre. Elle ira pourtant jusqu’à travestir l’homme par le maquillage. A inverser périodiquement les rôles cadenassés homme/femme. Mais la mise en scène n’appuie pas, elle ne fait qu’accompagner. Le film restera solaire, le cadre bien défini. Ce sont les rapports eux seuls qui évolueront, dans un dispositif assez fermé. Everyone else. C’est déjà un titre qui les enferme.

     Tout part d’un rien. Imperceptiblement, un regard, une réflexion, une attitude et tout est bousculé. Un « Qu’est ce qui te fait croire que tu me connais si bien ? » lancé par Chris à Gitti suffit. On ne le sent pas venir par étape, grande réussite du film, pourtant c’est bien progressivement que ces contradictions vont apparaître. A la question de Chris en début de film « Tu me trouves viril ? » Gitti répond qu’elle se fiche de la virilité, qu’elle le trouve beau et sexy. A sa question en fin de film « Pourquoi tu ne m’aimes pas ? » elle lui répond « Parce que t’es une mauviette ! ». Tout se chamboule de cette façon là. Comme si l’on avait permis à un aveugle de voir pour la première fois. C’est tellement fort que même les rôles s’en trouvent bouleversés. Le rapport de domination glisse du masculin au féminin, même si une fois encore Maren Ade ne se laisse aller à aucun stéréotype. L’assurance qu’il avait se transforme en méfiance. La gentillesse qui la portait devient intolérance. Tellement poussé parfois qu’ils en deviennent des caricatures d’eux-mêmes (la piscine, le couteau) parce que ça ne leur correspond pas. Le doute succède à la confiance, l’indifférence à la tendresse, le mensonge à la puissance de la confession, le mépris à la fascination. Il faut voir le dialogue et l’illumination qu’il y a dans leurs yeux dans un premier temps avant que ça ne disparaisse. Jusque dans un final quasi muet, où l’on ne regarde plus (elle fait la morte), où l’on ne se comprend plus.

     Car il y a une volonté d’attirer l’autre en permanence, sans doute par peur de le perdre, de se retrouver seul. Le plaisir d’être aimé. Un moment donné il lui dira que parfois, alors qu’elle semble insensible à ses mots, à sa présence, il serait prêt à se jeter par la fenêtre pour qu’elle le regarde, qu’il ne passe plus inaperçu. Plus tard dans le film, c’est elle qui se jettera par la fenêtre du premier étage (quelle idée magnifique !) atterrira sur la pelouse, et se fera rejoindre plus tard par Chris, qui ne l’aura pas vu sauter. Ils feront l’amour intensément entre les buissons. Plus tard encore, alors que le film touche à sa fin, Maren Ade nous offrira une séquence absolument incroyable. Séquence qui occupera toutes les dernières minutes du film, une sorte de jeu de la mort improbable d’une intensité rare. Ainsi, Gitti fait semblant d’être morte, recroquevillée sur le sol, comme si elle venait de faire un malaise. Chris la rejoint et lui demande d’arrêter son cinéma. Puis entre ses plaintes insistantes naît une certaine inquiétude. Bientôt les larmes. Moi aussi je la croyais morte. Mais en fait ce ne sont plus des larmes de l’inquiétude, on sait qu’il ne la croit pas morte, c’est plus fort et triste que cela. Ce sont les larmes de l’incompréhension, comme si quelque chose s’était irrémédiablement cassé, qu’il le sentait, que ces folies appartenaient au passé. Quand il la posera sur la table à manger (encore quelque chose de fou) il la regardera, lui soufflera sur le ventre, elle rira, puis ils se regarderont à nouveau une dernière fois. Il n’y a pas vraiment de fin, il n’y en a pas besoin. Il y a indéniablement quelque chose de beau, autant qu’il y a quelque chose de cassé. Mais on ne peut pas vraiment savoir ce qui va l’emporter. On a seulement envie d’y croire, parce que malgré tout on a vu un couple qui allait bien ensemble pendant près de deux heures. Le film ne pouvait pas mieux se terminer.

Animal Kingdom – David Michôd – 2011

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Goodfellas.    

     5.0   Eloigné de cette référence évidente qu’est The Yards, et d’une manière générale du cinéma de James Gray, Animal Kingdom du réalisateur Australien David Michôd est un film tout à fait correct. Toute une dramaturgie est déployée autour de cette famille qui se décime, fils et mère tous criminels, en ne choisissant pas le plus simple des traitements de personnages puisque tous ou presque sont antipathiques. Qu’il s’agisse de cette mère poison, aux yeux de chien battu qui semble tirer les ficelles avec aisance, trouver les mots, les remèdes qui pourrait très bien être l’un des plus grands méchants de l’année – un méchant distancé, protecteur, pacifiste d’apparence – s’il n’y avait cet autre fils, Andrew surnommé Pope, probablement le visage et le regard le plus flippant rencontrés depuis très longtemps. Ce sont ces deux personnages qui organisent tout, les autres suivent. Mais le film choisit de vivre cela majoritairement du point de vue du neveu, orphelin (encore mineur) qui a rejoint la famille récemment parce que sa mère est décédée d’une overdose (très belle première séquence). Investir le chemin du vice, l’observer, y participer c’est ce dans quoi le jeune homme est convié malgré lui. C’est vrai que ce cinéma rappelle sans demi-mesure celui de Gray (le poids familial, les cruels choix, l’amour et sa perte, la vengeance, la peur en permanence, l’hécatombe progressive – comme si la famille se trouvait dans une époque charnière, en l’occurrence la venue de Josh (même prénom que dans Little Odessa) – et le retournement contre ses certitudes, ses croyances) pourtant il y a dans ce suspense un sentiment qui rappelle la trilogie de Coppola ou les fresques monumentales de Scorsese. Ce n’est plus vraiment de l’ordre de l’émotion (c’est aussi sa limite) mais de l’ordre du rythme sans fin, de la dynamique de l’autodestruction. Comme chez les grands maîtres américains ils est régulièrement question de savoir lequel est le prochain sur la liste, mais cet enfer semble inéluctable (« Il y a les forts et les faibles, explique un flic un moment donné en s’adressant à Josh pour l’aider à trouver sa place, ta famille était forte donc pouvait te protéger mais elle ne l’est plus… » mécanisme qui rappelle évidemment les aléas criminels victimes autant que bourreaux de la famille Corleone). Animal Kingdom est donc un film impressionnant, quoique assez prévisible dans ses rebondissements, probablement dû au fait que le genre semble éculé. C’est un portrait de famille âpre, sec, sans compromis sentimental, c’est sa force. Maintenant comme je le disais, c’est comme si ça avait déjà été fait. Pas à Melbourne mais ailleurs. J’ai l’impression de l’avoir déjà vu ce film, alors oui c’est pas mal mais franchement c’est pas James Gray, David Michôd croyant beaucoup moins à ce qu’il raconte, forçant le trait formellement par moments (ralentis, musiques) alors que le film n’en a pas besoin. Quand Gray l’utilise ainsi ce n’est pas gênant, ça se fond dans un ensemble, comme une grande tragédie Shakespearienne. Là c’est tellement rude que la mise en scène ne se met jamais au service de cette dureté. Il y a comme un décalage qui rend le film beaucoup moins fort qu’il aurait pu l’être.

Tomboy – Céline Sciamma – 2011

tomboy-tomboy-20-04-2011-20-04-2011-4-gRentrée des classes.

     8.0   Tomboy pourrait se résumer à sa première très belle séquence. On dirait l’été. Les rayons du soleil transpercent le dessin offert par les branches d’arbres, une sensation de vitesse synonyme de liberté comme d’appréhension de l’impact. Une main tente d’attraper on le croit quelque chose. En fait c’est un enfant qui fait mine de voler, on y voit sa nuque dégagée par des cheveux courts que la vitesse et le vent viennent chambouler. C’est déjà un voyage comme mouvement transitionnel. Premier jeu de dupe opéré puisque nous n’assistons pas à un départ en vacances mais à celui d’un déménagement, ou à celui qui suit le déménagement, qui clôt la transition, qui passe définitivement à l’étape suivante. Il n’est plus question de rupture du quotidien mais de son déplacement. Le déplacement peut aussi être un jeu, pourquoi ne serait-ce réservé à la rupture comme départ en vacances. Ainsi dès le premier instant où l’on voit le père et l’enfant dans le même plan, l’un est sur les genoux de l’autre, fait comme s’il conduisait et tous deux rient beaucoup. L’aspect ludique a dépassé le stade théorique, il s’est immiscé dans le récit.

     Puis c’est au détour d’une rencontre que ce jeu se poursuit. L’enfant suit un groupe d’enfants de son âge et fait la connaissance de Lisa qui choisit d’elle-même l’identité – le sexe – de son voisin : « T’es nouveau ? Comment tu t’appelles ? ». Nous n’avions jusqu’ici, spectateurs, aucun moyen de répondre à cette question. Un petit garçon, une petite fille, qu’importe. Nous venions d’assister à une intimité familiale qui dépassait la simple pensée de ce questionnement puisque Céline Sciamma s’était bien gardée de mettre complètement en avant ce personnage, préférant filmer le foyer comme entité avant tout et non dans ses individualités. Et peut-être par simple convention du regard nous étions nous fait à l’idée que cet enfant était un garçon, difficile d’en être certain une fois le pot aux roses dévoilé. Lorsque l’enfant prétend s’appeler Michaël nous ne décelons rien, c’est uniquement quelques séquences plus tard, lors du bain que nous découvrons sa nudité et que l’on entend son prénom via l’appel de sa mère que Michaël est en fait Laure, une fille. Le jeu de dupes se poursuit donc et le film a le mérite de nous mettre face à nos préjugés.

     Ce jeu dans lequel Laure s’est engagée, un peu malgré elle, ou plutôt par un hasard opportuniste, provoque un grand mensonge et une série de petits subterfuges pour ne pas se faire prendre, qui devient, parallèlement à la tension qu’impose cette réalité inéluctable d’un imminent retour à l’ordre, quelque chose d’hyper ludique, aérien et sensuel. Ce mensonge bouscule l’apprivoisement de la jeune fille par le groupe, majoritairement composé de garçons (accès plus aisé dans le jeu comme le football qui laisse définitivement et malgré elle Lisa sur la touche) et fait état d’une relation qui n’aurait jamais eu lieu sans la tenue de ce secret, à savoir la petite étincelle amoureuse naissante entre Laure et Lisa. Ce que Céline Sciamma réussit donc le mieux dans Tomboy ce sont ces instants pris à la volée comme autant de morceaux magiques qu’offre cet âge des possibles. Moments délicieux passés en compagnie de ses nouveaux amis (action/vérité, partie de football, jeu du béret, baignade…) ou auprès de ses parents (la conduite d’une voiture, un jeu de sept familles, un simple repas…) voire de sa petite sœur (la séance de coiffure, le qui-est-ce improvisé, l’autoportrait, le cache-cache…).

     Naissances des pieuvres, le précédent film de la cinéaste, parlaient d’émois adolescents mais de façon beaucoup plus cruel comme si Céline Sciamma avait voulu régler ses comptes avec l’adolescence, expier cet âge douloureux – elle le confirmera dans l’entretien qu’elle a donné post Tomboy au cinéma Les Toiles de St Gratien. C’était un film terrible, aussi terrible que le regard caméra final. Tomboy en est l’extrême contrepoint. Car il offre au-delà de cette évasion mensongère une atmosphère plus agréable, plus solaire. C’est un film d’espoir à l’image de sa fin, au pied de cet arbre, où vérité mise à nue, deux regards se croisent, deux sourires sont échangés, parce que cela vaut bien davantage que les mots.

Essential killing – Jerzy Skolimowski – 2011

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Instinct de survie.     

   8.0   Le film s’ouvre sur des tons ocres, chemins sableux, minuscules falaises comme autant d’enclaves piégeuses dans la terre. C’est dans ce lieu désertique que trois soldats américains (on peut entendre certaines de leurs phrases) recherchent quelque chose, armes et détecteur de métaux en main. Ils s’arrêtent un instant devant une grotte sombre, couverte d’une énorme masse rocheuse, dans laquelle se trouve un homme – mais ils ne le savent pas encore – qui semble assaillis ou fuyard au vu de son inquiétude et de cette fuite éperdue. Nous ne voyons que très peu de cet homme dans un premier temps, quand il s’agit de le filmer, observant les soldats, cherchant une cachette ou récupérant l’arme d’un taliban mort, tout est montré de son point de vue, en caméra subjective. Essential killing sera ainsi durant tout le film, une variation de point de vue. Lorsqu’il abat les soldats à l’aide de la roquette qu’il a récupéré sur un cadavre, l’homme se met alors à courir à travers les roches simplement guidé par l’idée de survivre. L’hélicoptère aperçu au tout début du film le pourchasse et Skolimowski varie les angles. Un coup nous sommes cet homme et nous courrons à travers les sables advienne que pourra. Un coup nous sommes dans cet hélico aux côtés de GI attendant les directives, armes en main. Une roquette est tirée. Où se trouvait l’homme qui courait il ne reste plus qu’un brouillard de sable. Pourtant il semble vivant. La caméra repasse à nouveau de son point de vue et nous le découvrons KO et à moitié sourd, cette fois capturé par les soldats qui l’embarquent. Cette première séquence, bien qu’assez détachée du reste du film, ne serait-ce que géographiquement, pose les bases de ce que deviendra par la suite le film de Jerzy Skolimowski. Une chasse à l’homme épuré, éprouvante, violente et silencieuse.

     Pourtant, l’aspect survival disparaît un temps, évidemment. Durant la captation. Elle ne dure pas bien longtemps car elle n’intéresse pas le cinéaste. On voit un interrogatoire inutile, une séquence de torture, un protocole à respecter pour les différents prisonniers, bientôt affublés de la tunique orange puis de façon elliptique (car on se doute que ce ne fut pas si rapide) on retrouve notre homme, encagoulé, dans un fourgon qui semble traverser les frontières et rester secret, sillonnant les routes minuscules et montagneuses. C’est lorsqu’un accident se produit et la chute de l’un des fourgons dans un ravin, que les prisonniers sont plus ou moins libérés, toujours attachés par leurs chaînes, mais pieds dans la neige. Certains ne bronchent pas, d’autres s’enfuient, le personnage joué par Vincent Gallo fait partie de ceux-là.

     La beauté chez Skolimowski, c’est le silence. Et le mystère qui accompagne ce silence. On se souvient de son précédent film Quatre nuits avec Anna, où l’on accompagnait ce garçon qui se faufilait dans la maison d’une femme pour la regarder dormir. Ce personnage n’était pas simple d’empathie, sans doute était-ce la limite de l’expérience, quelque chose entre l’initiation au désir et le film d’épouvante, on ne savait pas vraiment où se placer, c’était beau, riche autant que c’était déroutant. Le procédé est sensiblement le même ici, à savoir que ce personnage en fuite n’est ni excusable, ni héroïque ou quoi que ce soit, il est uniquement mue par le désir de la survie. Il lui arrivera donc, et à plusieurs reprises, de tuer pour ne pas qu’on lui barre la route. De voler le poisson d’un vieux pêcheur ou de téter le sein d’une femme accompagnée de son bébé, pour ne pas mourir de faim. De déposer une de ses chaussettes ensanglantées sur le collier d’un chien qui a subi, comme lui, la loi d’un piège à loup, pour semer ses poursuivants, toute une armada de flics armés, vêtus de blanc, aidés par leurs chiens.

     C’est étrange car autant j’aime énormément la multiplication de points de vue offerte par le cinéaste, mais il faut qu’elle concerne l’action du personnage, il faut qu’elle reste avec lui, autour de lui, en subjectif, en plan d’ensemble ou du point de vue inverse. Dès qu’elle le quitte, momentanément bien entendu, le film perd de sa puissance et il devient presque explicatif, comme s’il avait peur de nous perdre. L’exemple idéal c’est la chasse à l’homme qui mènent la police à une vieille cabane abritant un homme parce que le chien à la chaussette les a amené jusqu’ici. Je me fiche de savoir ce qu’ils sont devenus, ça je pouvais me l’imaginer. Le procédé se répercute dans les premiers flash-back du film (les suivants, entre flash-back et flash-forward prendront une dimension plus métaphysique et onirique) que le cinéaste semble vouloir nous donner pour nous garder sur sa voie (il le confirmera dans une interview donnée aux Cahiers du Cinéma) refusant à l’imagination du spectateur de se laisser happer, voulant à tout prix donner un statut à son personnage en fuite. En somme, il n’a pas assez confiance en son cinéma. C’est le plus grand défaut du film, qui avec le temps me paraît vraiment imposant, heureusement encore que le film n’existe pas autour de ces minuscules saynètes, même pas jolies, mais bien en tant que film de survie à l’état pur.

     Essential killing est un film éprouvant et rarement complaisant. Il y a à mon sens les mêmes maladresses que pour son précédent film mais il appartient davantage au cinéma que j’aime, à l’idée que je m’en fais. Ça dure 1h20 et c’est dans sa brièveté qu’il devient impressionnant aussi, comme si le film lui aussi, à l’image de son personnage central, essayait de ne jamais mourir (il débute et se termine sur la fuite, premier plan/dernier plan) mais y échouait…

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