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Mulholland Drive – David Lynch – 2001

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   10.0   Une route sinueuse, belle et dangereuse, qui surplombe la cite des anges, c’est Mulholland drive. Souvent utilisée au cinéma, mais jamais autant que chez David Lynch qui, le temps d’une scène violente et drôle, s’en servait déjà dans Lost Highway. Lieu qui accroît l’étrangeté, qui attise les impulsivités, où les masques tombent, les visages se forment et se déforment, à l’image de la soirée festive à la fin de Mulholland drive, le film. Lieu mystérieux au-dessus des lumières, d’une profondeur sans fin, s’apparentant à « des milliers d’algues phosphorescentes dans un océan géant » disait Neil McCauley (Robert de Niro) dans Heat de Michael Mann. Lieu qui prend une dimension incandescente et paraît ressembler à un berceau de l’amour, l’amour accomplie comme déchu. Une des plus belles séquences de Mulholland drive voit Camilla (Laura Elena Harring, l’ange de la réussite) guider Diane (Naomi Watts, l’ange trompé) à travers la nature, dans un raccourci fait d’arbres voûtés, qui accouchent sur une vue donnant sur Los Angeles – cette grande route a disparu - : deux femmes, deux lumières, deux spectres, deux fantômes s’extirpant de cette jungle, de ce berceau, comme un amour couronné juste avant qu’il ne soit violemment et intégralement détruit…

     La longue séquence d’humiliation est probablement la scène centrale du scénario de Lynch, l’événement déclencheur, qui va plonger Diane, arrivée à L.A. avec des rêves plein la tête, dans une spirale cauchemardesque, meurtrière et suicidaire. Séquence très forte et d’une violence inouïe, pour elle comme pour nous. Les convives ne laissent pas Diane se remettre de chacune de ses émotions, et Lynch rend cette scène étouffante, cadrant sur chacun des visages de façon très rythmée, ce qui accentue l’idée d’agressivité, ce qu’il réitèrera à la toute fin du film avec le couple de vieux poursuivant Diane. Ce procédé, bien qu’ici il ne soit pas directement violent, puisque c’est le dialogue qui rythme cette violence, rappelle certaines réussites cinématographiques qui évoquaient déjà la folie, par exemple celle de Roman Polanski himself dans Le locataire. Car Lynch a bien ici la volonté de perdre tout le monde. On vient seulement de subir un changement important dans le film, puisque tout semble être déréglé, et cette scène pivot permet à Lynch d’enfoncer le clou. Car si Diane semble avoir hésité avant de venir (« the car’s waiting ») on peut considérer que c’est l’amour qui l’a sans doute décidé, elle qui pensait récupérer sa Camilla. C’est donc un assaut de moquerie qui s’abat ensuite sur la jeune femme dont on se demande comment réussit-elle à tenir jusqu’à cet instant, où elle renverse la table, et que nous sommes propulsés – pour mieux nous perturber, alors qu’en réalité les choses sont simples : Cause/conséquence, violence reçue/vengeance orchestrée – un peu plus tard, lors de la mise en place du contrat fatidique.

     C’est donc une scène importante à plusieurs niveaux, car c’est le moment aussi où le spectateur rencontre une seconde fois de nombreux personnages de la « première partie » du film, mais dans des situations et des noms différents. Des personnages dorénavant réels qui jusqu’ici étaient modifiés par projection mentale.

     Adam Kescher est toujours cinéaste, mais il tient une belle ascension hollywoodienne et il est sur le point de se marier avec Rita, ou plutôt Camilla, à défaut d’être à la fois cinéaste mis sur la touche et mari cocu. Coco, la voisine, est restée Coco, mais c’est devenu la mère d’Adam, femme tout aussi indiscrète que Diane avait rêvé – c’est le rôle ingrat de la belle-mère en fin de compte – en propriétaire délurée qui n’aime pas les animaux, surtout le kangourou boxeur de son ancien locataire. La Camilla de l’inconscient devient une femme dont on ne sait guère le nom, qui est apparue brièvement dans la vie de Diane, ce même soir, en déposant un baiser sur les lèvres de sa vraie Camilla. Il y a aussi cet homme au chapeau, le cow-boy. Personnage qui attire l’attention de Diane plus que les autres, simplement parce qu’il dénote dans le paysage, et qui joue alors un rôle à part entière dans le rêve, même s’il n’y a pas grande explication quant à sa personnalité in dream. On peut juste se dire qu’il était le personnage phare interchangeable entre les deux mondes, qu’il faisait aussi faux dans le vrai, que vrai dans le faux. Il n’est pas un point de bascule, mais simplement comme indice, un personnage tout à fait Lynchéen d’ailleurs, que l’on pourrait aisément retrouver dans Twin Peaks ou Blue Velvet. L’inconscient, qu’il soit déformé, amplifié, improbable, sensuel ou terrifiant travaille énormément dans le cinéma de Lynch, dans chaque plan, chaque personnage et c’est ainsi que ces films oscillent vite entre les genres. Mulholland Drive pouvant se voir comme un film puzzle flippant et excitant avant de dévoiler les enjeux mélodramatiques d’une histoire d’amour incroyable. Il n’y a que chez David Lynch qu’on voit ça.

     Car bien entendu, Mulholland Drive est une des plus belles histoires d’amour du cinéma. Une histoire de passion incroyable. Cette séquence où les deux femmes découvrent leurs corps, appartenant à la fois au rêve et peut-être aussi aux souvenirs de Diane, est un moment troublant et bouleversant. C’est un amour qui n’est pas vécu de la même manière, c’est presque un amour non réciproque. Il y a cette séquence du café (encore une figure récurrente) qui fait la transition entre le présent et le souvenir, où la blonde abandonnée, laide et pétrifiée laisse place à la blonde ivre d’amour, qui prend les choses en main, transpire le sexe, puis braque son regard tel un chien se sentant menacé lorsque la brune déclare, presque désintéressée ‘il vaut mieux qu’on arrête’ prémices humiliant à cette scène insoutenable du repas festif. Cette scène sur le canapé donne la nette impression de sentiments complètement différents entre les deux femmes, plus vraiment sur la même planète. Une passion aveugle et dévorante qui se heurte à une raison froide et incompréhensive.

L’objet – en tant qu’image forte, symbole - récurrent est une donnée centrale du cinéma de Lynch et il prend toute sa dimension dramaturgique dans Mulholland drive plus que dans n’importe quel autre de ses films.

Il y a cette fameuse clé bleue. Soit elle occupe le fond d’un sac contenant une liasse de billet et est destinée à ouvrir une mystérieuse boite bleue, soit elle sert de repère criminel. Lorsque Diane la reçoit cela signifie que le contrat est rempli. La clé fait peur puisqu’elle est le symbole/objet qui sert de rupture. Dans les deux cas elle semble être la fin de quelque chose, d’un rêve ou d’un amour. Et c’est parce qu’elle s’apparente à la fin d’un amour qu’elle correspond inévitablement à la fin du rêve. C’est le terminus du schéma ultime du crime de la passion, ce que Diane fait de plus moche, ce qui l’empêche de s’en séparer par le rêve, ce qui constamment la rattrape, comme cette course finale hallucinée en est l’idée prolongée. Autre point intéressant concernant la clé : elle s’apparente à la fois à une clé tout ce qu’il y a de plus banal dans ce que l’on appellera la réalité. Elle a une forme divine, éclatante, une couleur bleue brillante dans la partie rêve. Lynch ne s’est pas amusé à nous perdre davantage là-dessus, au contraire il offre des pistes. Deux clés, deux univers. L’un réel, quotidien, trivial, l’autre factice, symbolisé par cet objet tout droit sorti d’un film de science-fiction.

Autre élément récurrent chez David Lynch : le téléphone. Dans la série Twin Peaks c’était par l’intermédiaire du téléphone que Leeland Palmer apprenait que l’on avait retrouvé le corps de sa fille. Dans Blue Velvet la première apparition de Franck est faite par le téléphone. Dans Lost Highway il est provisoirement remplacé par un interphone, le fameux « Dick Laurent is dead ». Avant de revenir en force dans Mulholland Drive, de couleur rouge, apparaissant fréquemment, renforçant l’angoisse, symbolisant lui aussi, comme la clé, la fin du contrat ou un moment délicat. « The car is waiting », dit Camilla, avant de l’embarquer dans cette soirée cauchemardesque. Et puis très souvent on l’entend sonné ce téléphone d’ailleurs, sans le voir, il est toujours menaçant, avec ce son aigu, agressif, redondant.

Evoquons aussi la place des rideaux. Donnée ô combien Lynchéenne. Présents inévitablement dans Blue Velvet (la chambre de Dorothy) où ils semblent même remplacer les murs, déjà dans Eraserhead, ils sont bien sûr le point d’orgue de Twin Peaks, la red room, pièce magique, porte ce nom parce qu’elle est enfermée par des rideaux rouges. Ils sont plus sombres dans Mulholland Drive, moins évidents, mais toujours menaçants. On les rencontre dans cette pièce étrange où se trouve un nain mafieux qui semble tenir les rennes du monde. Le rideau apparaît dans l’inconscient, systématiquement, il reflète une dimension onirique, comme quelque chose qui en cache une autre, quelque chose qui brouillerait des pistes.

Quant à l’argent, il semble avoir un double sens. Celui d’argent comme la contrepartie d’un talent, ou comme contrepartie d’un contrat. Deux entités, ici complètement antagonistes, que Diane va côtoyer. L’argent peut tout aussi bien symboliser l’image que l’on se fait d’Hollywood, cette idée festive, plein de champagne, dans d’immenses villas piscines comme c’est le cas chez Adam Kescher, le vrai. C’est l’argent montré comme un rêve. Pas le rêve de Diane, mais celui de toute actrice montante à Hollywood. Mais il a une toute autre fonction, qui devient dominante. Il s’agit en effet de la rémunération de ce tueur effectuant le contrat. Il apparaît donc dans le rêve comme une donnée dangereuse, il accompagne la clé au fond d’un sac à main. Ce sont des portes de sortie du rêve, celles qui nous rapprochent de la réalité cruelle.

Et il y a la photo. Une photographie toute simple, un portrait, comme à la petite école, le même style que celui de Laura Palmer dans Twin Peaks, mais cette fois-ci en noir et blanc. Celui de la blonde Camilla Rhodes, puis celui de la brune Rita/Camilla Rhodes. Cette photo et cette phrase « This is the girl’ »qui l’accompagnera durant tout le film correspondent au commencement de la spirale infernale dans laquelle Diane s’est lancée. Par vengeance, et probablement surtout parce qu’elle devient folle, ne maîtrise plus rien, Diane engage un tueur en lui montrant la photo de sa petite amie qui l’a trahit. Ce tueur, froid, sans scrupules on l’imagine, réalise le contrat. Dans la première partie du film, ce tueur apparaît sous un autre jour, maladroit, une séquence très drôle. Toujours dans la première partie du film, on voit successivement des types mafieux qui semblent avoir la mainmise sur les castings cinématographiques. ‘This is the girl’ répètera à maintes reprises cet homme dégluteur de café expresso (comme si le personnage et ses actes faisaient vomir Diane) alors que nous le verrons plus loin, donc dans la réalité, dans la terrible soirée chez Adam Kescher, comme quelqu’un d’indépendant, mais dans une posture similaire, assis à une table, immobile, le regard sombre et déterminé. Probablement une des projections de Diane, qui tente à tout prix à se déculpabiliser de ses actes. On ne peut guère tout expliquer ici, laissons aussi place au mystère, mais une chose est certaine, cette projection Casting/Gangsters est fascinante, elle déréalise complètement la trivialité de ce crime passionnel, nourrit le rêve et notre attention quant à une histoire qui en fin de compte n’existe pas, ou seulement dans l’imagination de la jeune femme déchue, dont l’inconscient déforme pour tenter de s’affranchir de cette culpabilité chaque jour de plus en plus inavouable.

     Le club Silencio, lieu de toutes les vérités, les révélations, où les masques tombent, où rêve et réalité se rejoignent, où Diane ne doit pas mettre les pieds si elle veut conserver sa réalité fantasmée. C’est là que Betty et Rita se rendent en pleine nuit, sorte de grand théâtre, après que la brune se soit réveillée, répétant Silencio à maintes reprises, petit phare lumineux de la porte de sortie du monde onirique. La scène prise au premier degré est complètement incohérente dans son ensemble évidemment – ouverture du club la nuit, perdu dans une ruelle, les deux femmes connaissent les lieux, de nombreux spectateurs taciturnes y sont recueillis – car elle n’est autre que l’explication de tout, du rêve et de sa porte de sortie – la boite et la clé bleue. « Silencio, silencio ! No hay banda, no hay orchestra ! ». Tout ceci est faux nous dit l’homme-orchestre (on entend une trompette, un homme joue de la trompette sur scène, il s’arrête, s’en va, l’instrument continue…) et pourtant vous l’avez vécu. Tout ceci est une mascarade et pourtant vous avez éprouvé quelque chose, les émotions ont été sollicitées. Une femme chante alors en espagnol, une voix incroyable, ce visage prend tout l’écran, passionné, les yeux se plissent, les cris, tout semble vrai, tout est devant nos yeux, soudain la femme s’écroule, le chant se poursuit. Lynch s’adresse au spectateur dans cette séquence. C’est même l’unique instant où il s’adresse à nous. Serions-nous d’ailleurs pas ceux qui investissent l’estrade de cette salle, comme si cette scène représentait aussi un chevauchement entre deux mondes, devant et derrière l’écran ? Nous avons vu ce qu’il ne s’est pas passé (la projection idéalisée qu’en a imaginée Diane) mais la vérité se trouve derrière, la vérité vous allez la vivre maintenant. La scène conduit directement vers le réveil, disons plutôt vers un enchaînement de séquences/lieux déstabilisant, une boite bleue, une clé bleue, une disparition puis un « salut ma belle, il est temps de se réveiller » prononcé par ce cow-boy, seul personnage clairement inutile en vrai, mais qui poursuit ses apparitions justement surréalistes.

     Sunset boulevard plane sur Mulholland drive, presque autant que Vertigo. Et malgré toutes les autres influences c’est bien le film de Billy Wilder qui vient d’emblée à l’esprit, dont on sait par ailleurs que David Lynch est fan, allant jusqu’à le citer dans des interviews comme son film préféré. Diane est le versant vingt-et-unième siècle de l’actrice de Sunset boulevard. Ce n’est plus la femme qui chute après la réussite, mais celle qui perçoit L.A. comme une rampe de lancement et se retrouve enrôlée dans la machine infernale du broken dream alors qu’elle ne connaît et ne connaîtra jamais la postérité. Ce sont deux films sur la destruction du rêve américain, et la grande différence c’est le niveau auquel ils se situent. Destructeur d’une carrière lancée, installée, vécue, mais destructeur aussi de carrières non entamées ou embryonnaires. Dans la première partie de Mulholland drive, il y a une scène incroyable : Diane, ou plutôt encore Betty, débarque dans une unité temporelle irréelle, les yeux pleins de rêves, le sourire en permanence. Il s’agit d’un casting. La scène est longue, Lynch l’étire au maximum, mais surtout elle a pour issue une pluie de congratulations où l’on félicite Betty de ses talents de comédienne. C’est une vision fantasmée d’Hollywood. Ce que l’on voudrait y voir, y vivre. Dans la réalité, encore loin à cet instant là, Diane n’a pas eu le rôle qu’elle convoitait. Sunset boulevard. Mulholland drive. Deux endroits mythiques. Mais aussi deux endroits minuscules dans une métropole comme Los Angeles. Deux femmes face à une notoriété inégalée, l’une dans un passé lointain, l’autre simplement dans ses rêves, deux âmes déchues, deux volontés avides de reconnaissance dynamitées par le cruel Hollywood qui détruit autant qu’il crée et fait rêver.

Melancholia – Lars Von Trier – 2011

4914887.jpg-r_640_360-f_jpg-q_x-xxyxxEnter the void.     

   9.0   Lars Von Trier tire sa mélancolie de l’inquiétude face à l’inéluctable et elle se traduit par l’espoir d’un désastre. Il prend la forme d’une fin du monde où une planète entrerait en collision avec la Terre. Mais ce n’est jamais montré comme une catastrophe, plutôt comme une aubaine, il suffit de voir avec quelle attention cette planète destructrice est filmée et cette admiration béate devant cette beauté non pas empoisonnée, mais fatale.

     Pas un jour ne passe, depuis que j’ai découvert Melancholia, sans que je ne me demande si ce n’est pas, haut la main, le meilleur film du réalisateur danois à ce jour. C’est sans doute son film le plus direct, au sens où sa provocation habituelle est délaissée, son appétit de l’ampleur mélodramatique aussi et cette impression de trop plein remplacée par cette sensation de vide, de film vidé, aussi détruit et destructeur que ce qu’il raconte.

     La première partie du film montre l’effondrement d’un mariage, par la simple volonté de la mariée, la seconde montre l’éminence de la destruction du monde par la simple approche d’une planète. Le lieu du film, un château, celui de Tjolöholm en Suède, est probablement le théâtre des deux évènements. Mais Von Trier filme tellement différemment chaque partie qu’on finit par en douter. Loin des utopies sexuelles des Larrieu, l’imminence de la mort est ici remise à la mélancolie. Tout s’effondre imperceptiblement, ce n’est pas vraiment une affaire de signes, c’est un ensemble. Le visage de Justine se crispe et l’inquiétude au départ incompréhensible s’installe durablement. Justine n’est plus folle à nos yeux, ce n’est pas non plus un simple caprice, Justine comprend, elle sait.

     L’enjeu du film n’est pas à la surprise de l’effondrement. Lars Von Trier en a finit de jouer avec ses spectateurs et avec lui-même. Il est très sérieux. Tout est vécu comme si nous attendions tranquillement cette fin, comme si nous étions Justine plus que Claire. Un prologue s’est déjà chargé de nous raconter l’issue (grands tableaux mouvants, légèrement ralentis, de l’apocalypse, sous Tristan & Isolde de Wagner) mais même sans cela, une sérénité naît de cette approche cosmique. Le spectateur est conditionné à connaître la fin du film, il est associé à Justine, il est aussi le mélancolique en fin de compte.

     C’est la manière qu’a le cinéaste et du même coup ses personnages de traiter avec Melancholia, la planète, cette fascination, cette inquiétude. La démesure chez Von Trier n’est plus dans le récit, elle se situe dans le ciel. Un petit garçon fabrique un instrument de mesure lui permettant d’évaluer le rapprochement ou l’éloignement de Melancholia avec la Terre. Son père n’a de cesse de l’observer par le télescope. Justine s’abandonne dans les marais et les muguets en Ophélie et semble entrer en symbiose avec son attraction, lui parler, se mouvoir en elle. Claire en est obsédée parce qu’elle n’y voit que le déclencheur de l’effondrement de ce monde qu’elle maîtrise.

     Savoir se détacher de l’influence qu’on a ou croit avoir sur le monde. C’est aussi de cela que parle Melancholia. Cet abandon Justine semble l’avoir admit et sa consécration aboutit dans un final incroyable. Claire est la seule durant cette partie à montrer qu’elle est inquiète, tandis que son mari s’occupe de lui rappeler que le spectacle sera grandiose car il n’y aura pas de collision, que la belle planète bleu turquoise poursuivra sa trajectoire frôlant celle de la Terre. Il refuse qu’elle se documente via Internet et critique ses choix lorsqu’elle désire quitter le château ou lorsqu’elle se procure des médicaments. Mais cette volonté de maîtrise masque une inquiétude que l’on ne verra à aucun moment, que l’on découvrira à un instant incroyable du film, où les chevaux ne hennissent plus. La destruction chez Von Trier est devenue muette. Le petit garçon ne semble pas non plus inquiet – influence des ondes positives laissées par le père. Pourtant il s’effondre lui aussi en larmes à la fin. Il ne maîtrise plus mais il prend conscience.

     Tout le film me paraît axé là-dessus, sur cet antagonisme fondamental, sans qu’il ne devienne dichotomique. La maîtrise de Claire se heurte dans la première partie du film à la conscience de Justine. La conscience de l’absurde. La film est sombre, sans nul doute le plus sombre de Lars Von Trier. Et cette maîtrise englobe tout ce qui nous apparaît comme le péché humain. Apparitions successives de personnages faux ou avides, par exemple via le rôle du père, dépressif évident qui masque sa tristesse en lui offrant une apparence joviale, clownesque, ou par le rôle du patron de Justine qui lui offre le poste de directrice artistique en espérant lui soutirer un slogan durant la soirée.

     Les personnages ne sont pas vraiment désagréables (ce n’est pas le Festen de Vinterberg) mais ils dénotent avec la prise de conscience de Justine, simplement. C’est comme si jusqu’ici – enfin c’est l’impression qu’elle donne – elle n’avait pas ouvert les yeux sur son monde et qu’elle s’effondrait pendant la liesse, parce que la liesse justement. Qu’il lui fallait ça pour matérialiser ce revirement. Le futur mari a beau être un beau et gentil garçon, aussi attentionné que Claire a pu l’être dans l’abnégation qu’elle offre à la création de cet instant de bonheur, son désir ultime, rien que pour sa petite sœur, Justine semble soudain, mais il n’y a pas de séquence en particulier, détachée de ce monde, en rapport intime avec les dieux. Justine est un oncle Boonmee. Je n’avais en tout cas pas reçu cette plénitude de l’approche de la mort aussi magnifiquement depuis le film de Weerasethakul.

     Melancholia devient alors une symphonie de l’attente. En deux actes. L’attente que cela se termine. La soirée, le monde. Plus rien n’a d’importance. A la dure réalité du mariage qui s’éternise – la première partie se déroule intégralement de nuit – vient succéder l’attente répétitive et elliptique d’un événement imminent. Les jours se suivent, se ressemblent, la planète approche, se lève puis disparaît. Puis réapparaît le lendemain. Esthétiquement les vues du château et de la planète sont les plus beaux plans vus cette année. C’est toute l’ambiance sonore qui accentue cela évidemment, qu’elle soit extrêmement silencieuse et fantastique au clair de lune, hypnotisante et tonitruante à l’approche imminente du désastre ou simplement comme la confirmation d’une apparition : les flocons de neige inattendus, le claquement des grêlons ou mieux, le chant des oiseaux à la lueur d’un matin, où la couleur rose orangé d’une aube ensoleillé aurait laissé place à une fine lueur bleutée, aussi impressionnante qu’apaisante. Melancholia se lève sur la Terre.

     La fin du monde en désastre ultime, une fin brutale avec la beauté immense et cosmique comme dernière impression de l’œil cela devient très apaisant dans l’idée qu’en a Lars Von Trier. On y construit une cabane magique pour préserver la croyance, s’abandonner pleinement, oublier la peur et on se laisse aller au plus beau spectacle que la mort peut offrir. Clairement, j’étais/avais envie d’être dans ce dernier plan.

Violence des échanges en milieu tempéré – Jean-Marc Moutout – 2004

Violence des échanges en milieu tempéré - Jean-Marc Moutout - 2004 dans Jean-Marc Moutout cinema_violence_des_echanges_p9Le couperet.   

   7.5   Ce qui rapproche le cinéma de Moutout avec celui de Cantet (Ressources humaines) c’est le rapport entretenu avec le monde de l’entreprise, les hiérarchies, l’utilisation du pouvoir quel qu’il soit et la prise de conscience que l’on bascule ou non du mauvais côté. Ce qui le différencie c’est son âpreté, son enrobage. Beaucoup plus intense chez Cantet et pourtant plus utopique. Dans les deux films c’est un petit nouveau – un junior comme on les appelle dans Violence des échanges en milieu tempéré – qui devient le sous-fifre du patronat, apparaissant dans un premier temps comme arriviste, inconséquent avant de comprendre les procédés mis en cause et puis de douter. Il y a le schéma utilisé chez Cantet, plus brut, avec ces joutes verbales entre patrons et syndicats, et celui chez Moutout, plus intime, où l’on apparaît désespéré et éternellement seul. Ressources humaines m’apparaît plus audacieux et son optimisme – le garçon piégé se rebelle – me fascine. C’est une claque de ce genre que l’on ne se remet pas aussitôt, de celles qui donnent envie de lever le poing, de sortir les banderoles. Violence des échanges en milieu tempéré passe aussi par l’étape de la prise de conscience, mais beaucoup plus violemment car sans échappatoire. En un sens il est plus réaliste, plus sombre. Le jeune homme se rend compte qu’il devient le coupeur de tête – il travaille dans un groupe de consulting chargé en l’occurrence du rachat d’une boite de métallurgie qui peine à tirer son épingle du jeu, laquelle il faut donc restructurer c’est à dire faire des évaluations de personnels en vue d’en licencier un certain pourcentage – et ne cassera jamais cette procédure, même s’il trouve ce qu’il fait immonde (une scène où on le voit plein de honte et de fierté mélangées fait froid dans le dos) parce qu’il s’est engagé dans une vie confortable qui a ses yeux ne vaut pas ce que lui demande sa petite amie, à savoir de laisser tomber. Si ce n’est pas moi c’est un autre qui le fera, semble t-il dire. Franchement j’en suis sorti démuni. Je trouve ce film terrifiant.

Tout doit disparaître – Jean-Marc Moutout – 1996

tout_doit_disparaitreL’appartement.    

   8.0   C’est un court-métrage qui dure 14 minutes. Jamais je n’avais reçu pareil intensité, pareille violence en une si petite durée. Une demi-journée sous la neige, un Paris transformé, engouffré. Moutout saisit quelque chose par l’image d’assez terrifiant dans un premier temps. On dirait presque un film roumain, de ceux que l’on fait aujourd’hui (Policier, adjectif). Un garçon débarque dans une boite d’intérim pour faire du déménagement. On le fait attendre, il n’est pas le seul. Un moment donné on demande à une bonne partie d’entre eux de prendre le camion et de filer à tel endroit. Ils ne savent rien de cette mission, sinon que c’est le déménagement d’un trois pièces. Sur place, une voiture de police. Des gendarmes et un huissier. Avis d’expulsion d’une famille maghrébine et l’on demande aussitôt aux hommes de déblayer l’appartement jusqu’au dernier objet. Pendant le chargement dans le camion, la famille s’en va, quelques sacs en main et s’éloigne dans la neige. Les intérimaires ont chacun gagné cent cinquante francs et on leur demande de rentrer chez eux – parce qu’après 13h il faudrait leur payer une demi-journée supplémentaire. Une discussion dans le train, entre eux. Médusés. Ils ne savaient pas qu’on les enverrait pour une expulsion. Trop tard, ils auront participé à l’atrocité. Ils auront contribué à mettre une famille à la rue. Ils ont été les acteurs d’une société qui faisait d’eux les victimes. Moutout s’intéresse beaucoup à cet état de glissement entre le côté et l’autre. A cet état que l’on ne voit pas venir, invisible. C’est effroyable et c’est porté par un sens du rythme et du montage tellement intense que j’en suis resté scotché.

Scènes de crime – Frédéric Schoendoerffer – 2000

4473115_6_1bdd_interpretation-andre-dussollier-gomez_990914ee127f1da0229f96c750ccc6b2Les rivières blondes.   

   5.5   Le problème du film c’est qu’il s’inscrit dans la veine du polar aux cahiers des charges par oppositions bien définies. Deux flics mènent une enquête sur un serial killer qui décapite les jeunes femmes blondes. L’un est jeune et fougueux, il ne laisse rien passer et semble habité par ce quotidien de la recherche dans lequel il s’investit corps et âmes, même pas au détriment de sa relation amoureuse, quasi intouchable alors qu’un enfant est en route. L’autre est bien entendu moins jeune, sans doute proche de la retraite, moins efficace, plus en dilettante, c’est surtout un homme meurtri – entièrement seul depuis que sa femme l’a quitté – qui noie chacune de ses soirées dans l’alcool, inexorablement. Tout est bien dessiné. La nomenclature du duo attendu. Et c’est dommage car ce qu’il y a de réussi dans Scènes de crime ce sont justement ces scènes de crimes, enfin ce qui en découle, la recherche, la précision quasi documentaire offerte par la mise en scène. Très peu d’effets de style et un climat automnal inquiétant. Quelques scènes fortes : La marche dans un sous-bois ou sur un chantier pour aller découvrir des corps enterrés ou noyés ; Une autopsie longue et crue qui provoque un certain malaise ; Une scène au luminol, procédé qui permet de voir les traces de sang dans le noir complet. J’aime la démarche, le temps que prend le cinéaste pour filmer ces séquences qui n’apportent finalement pas grand chose à son histoire, sinon de saisir à la fois les sensations de ses deux personnages centraux et la puissance éprouvante des découvertes. Reste à savoir vers quoi le cinéaste basculera. Naturalisme documenté et poésie de la solitude ou grandiloquence binaire à l’Américaine ? En gros, plutôt Beauvois, tendance Le petit lieutenant ou Marchal, tendance Mr73 ? Je n’ai pas vu ses deux derniers films (Truands et Switch) mais au vu d’Agents secrets, la merde avec Cassel et Bellucci, je crains qu’il ait malheureusement penché du mauvais côté… Par ailleurs, Scènes de crime ne fonctionne pas bien dès qu’il perd son personnage, celui joué par André Dussolier. C’est une très belle scène au passage et ça l’inscrit tout à fait dans le schéma proposé par le film, assez radical. Problème est qu’ensuite il n’y a plus grand chose. On ne piétine plus, chaque séquence succède à une autre et se doit d’être utile. La résolution de l’enquête n’est pas loin du ridicule (la scène plus tôt avec le voyant ne marche pas, on s’attend à voir cette fameuse plaque 17 sur un mur jaune) et l’on sent que Schoendoerffer veut finir son film à tout prix. Néanmoins je retiens quelques scènes et une ambiance qui me plaisent beaucoup dans ce premier film.

La ballade de l’impossible (Noruwei no mori) – Tran Anh Hung – 2011

noruwei-no-mori-2011-21814-246438936   5.5   On connaissait Tran Anh Hung grâce à l’odeur de la papaye verte, presque vingt ans au compteur ce film qui remportait la caméra d’or à Cannes en 1993. C’est un prix que l’on décerne à une première œuvre, mais le terme caméra d’or renvoie inévitablement à la technique voire à l’esthétique d’un film. Et cette papaye, bien que jolie comme tout, était creuse et bien trop lisse. Cinéma publicitaire où les visages étaient filmés comme les feuilles des arbres et cinéma qui ne s’incarne pas, qui préfère filmer des choses, des regards, des postures (mais le fait mal) plutôt que de filmer une histoire. Le nouveau film de Tran Anh Hung est bien meilleur. Pourtant, le début du film ne rassure pas. Tout est traité trop rapidement, expédié (la révolution estudiantine jamais filmée correctement) et en musique avec ça. On ne croit absolument à rien. On mélange tout, les époques, les personnages. On est touché par rien – ne serait-ce que la mort de Kizuki, aucun intérêt, c’est un fait de base, rien n’arrive à prendre avant. Et puis le film s’embourbe dans ces jolis cadres, ces jolis visages qu’il se plait à filmer généralement en longue focale. Je ne vais pas voir un film pour son sujet mais quand une mise en scène est faible j’aime être emporté (ou être rattrapé) par un sujet qui vient me saisir, m’embarquer, me faire oublier cette impression de film impersonnel supplémentaire. Sans compter que l’histoire est celle d’un livre (que je ne connais pas) très connu des années 60, donc à mon sens il faut créer une dimension nouvelle, s’affranchir du livre ou le renforcer par l’image. Je ne pourrais pas faire de comparatif évidemment mais lorsque j’entends partout que dans le livre de Murakami la mélancolie et l’errance se disputent à une certaine crudité, entre sensualité de la chair et intensité sexuelle des mots, je ne peux qu’être déçu car je ne retrouve ici que la mélancolie. Et une mélancolie du rien. Une mélancolie que je ne comprends pas. Puis le film prend un détour soudain, par le biais d’une séquence incroyable, un travelling latéral (bien qu’un peu maladroit à la réflexion) sur l’aveu de Naoko où elle confie son incapacité à ressentir le plaisir physique. C’est une scène terrible, qui rappelle la force d’une scène similaire dans Persona. Cette crudité tant attendue naît alors d’une manière surprenante, puis elle est relayée par un deuxième personnage, Midori, cette fille qui semble tirer Watanabe vers un monde plus contrôlé, plus réel, loin de cette rêverie, entre évasion aérienne et folie dégénérescente, qu’il entretient aux côtés de Naoko, qui ne se remettra jamais de la perte de Kizuki. Le film devient alors exclusivement sexuel, tout y es rapporté, alors que dans la première partie du film tout était froid, sans vie. J’ai un peu de mal à y croire, même si le souffle épique du film (c’est extrêmement violent cette histoire je trouve) a fini par m’emporter tout de même un peu, à partir de cette séquence d’aveu assez bouleversante.

Un amour de jeunesse – Mia Hansen-Løve – 2011

arton4936-980x0Baisers volés.   

   9.5   J’aime beaucoup la manière qu’a le film de me raconter des choses, son caractère introspectif mais sans se barricader, n’hésitant pas à élargir le récit et les émotions qu’il suscite vers d’autres personnages, d’autres situations, adopter même par instant une autre respiration, se décentrer de son schéma initial, faire grandir le personnage féminin et surtout utiliser la force du temps, faire apparaître les fêlures sans pour autant les expliquer systématiquement. Ce n’est pas vraiment un film sur la mémoire ni sur le vieillissement. C’est plutôt un film sur l’emprise qu’on a sur les choses un moment donné et l’emprise qu’elles ont sur nous, avant de laisser place à une autre emprise, ou à la souffrance, de les faire disparaître puis de les retrouver. Comme dans Le père de mes enfants, le précédent film de Mia Hansen-Love, il y a des cassures temporelles, le film fonctionnant par ellipses. Et c’est à la manière d’un Rohmer que la cinéaste, grâce à ces ellipses, décentre provisoirement son récit, s’intéresse partiellement à autre chose mais comme si c’était devenu le plus important, c’est rare de voir ça au cinéma.

    Il y a trois séquences très belles qui illustrent très bien cette riche idée. Une première assez banale qui concernent les parents de la jeune fille. Nous n’avions que peu d’éléments dans la première partie (aux côtés de Sullivan) à leur propos, mais ils étaient présents, peut-être un peu sévères mais on sentait une belle attention, qui se multiplie après la tentative de suicide de Camille. Une ellipse plus tard (trois ans à peine) et le père n’est plus là, les parents sont séparés – l’idée de n’avoir montré aucun signe précédemment est très bien d’ailleurs. Et Valérie Bonneton (puisque le père est passé hors-champ) devient touchante, un peu agaçante aussi, dans son obsession de vouloir montrer à sa fille qu’elle se sent mieux dorénavant, qu’elle peut manger devant la télé le soir, qu’elle peut rien faire de ses journées. Mais cette carapace nous apparaît fragile, à aucun moment nous ne verrons suite à ça, mais la cinéaste le laisse en suspens pour qu’on se l’imagine. Il y a beaucoup de choses en suspens dans ce film, Sullivan par exemple, dont nous voyons absolument rien hors Paris et l’escapade ardéchoise. Il y a dans ce film un élargissement du champ des possibles, justement parce qu’il nous surprend mais aussi parce qu’il ne raconte pas tout. Dans cette ambivalence, forcément aidé par ce choix de découpage qui fait intervenir plusieurs époques, sans pour autant les catégoriser, je suis par moment circonspect devant la vitesse de l’enchaînement quant au contraire parfois le plan se pose un peu, la séquence est travaillée de l’intérieur dans la durée – la scène au Danemark, magnifique. C’était déjà le cas avec son précédent film, j’aurai sans doute préféré qu’elle ne se laisse pas tenter trop régulièrement par la répétition, la redite, alors que le film a largement les moyens de ne pas le faire, d’être plus radical, mystérieux et puissant.

    Il y a un moment dans le film où ce que j’évoquais (l’idée de décentrer) se reproduit, mais de manière beaucoup plus radicale, cette fois. C’est lors de l’apparition à l’écran de l’architecte allemand (acteur magnifique, déjà entrevu dans Le père de mes enfants, une vraie gueule de cinéma, sorte de fusion entre Klaus Kinski et Sharunas Bartas) qui n’apparaît plus comme un personnage secondaire qui viendrait étayer le récit centré sur Camille, mais comme personnage central. Toute la partie « architecture » est je crois ma préférée du film. Et Mia Hansen-Love choisit de raconter cette rencontre de cette façon là : en prenant connaissance de Lorenz, même pas par l’intermédiaire de Camille, mais comme si nous étions quelqu’un d’autre, que l’on faisait partie intégrante du groupe. Et ce n’est pas qu’une simple scène, ça prend vraiment de la place dans le film. J’y repense en écrivant, il y a d’ailleurs une scène incroyable dans la continuité de cette rencontre, elle intervient après une ellipse, une fois encore, où l’on n’a encore vu ni approche ni flirt entre les deux personnages alors qu’ils nous apparaissent ensemble, en couple. Dans leur façon de se parler, de marcher l’un à côté de l’autre, de se regarder. Pour le spectateur, Camille et Lorenz forment maintenant un couple. Mais quelques instants plus tard, dans une séquence très déroutante, nous assistons à leur premier baiser. La cinéaste aime à déstabiliser avec ce genre de parti pris qui prouve que l’on se base énormément sur les apparences, qu’elles soient cinématographiques ou morales. Dans cette partie, centrée essentiellement sur le rapprochement entre Camille, l’élève et Lorenz, le professeur rappelle aussi beaucoup le rapport qu’entretenait le personnage joué par Balsan dans le précédent film, avec ses trois filles. On y parle de lueur dans l’obscurité. Assez pour que Camille écrive dans son journal intime que les jours sombres sont en train de s’éclaircir. Et j’aime aussi beaucoup le choix de l’architecture. Ça me rappelle Everyone else de Maren Ade, avec ce personnage masculin qui lui aussi construisait des maisons et qui aurait aimé les construire comme on construit un amour. Là, cette fille qui devient architecte permet un contrepoint assez fort avec l’idée d’emprise qu’elle veut avoir sur les choses, emprise qu’elle a laissé s’envoler avec cet amour de jeunesse. Je ne sais pas encore trop comment parler de cette analogie mais ça me semble très intéressant et d’une grande richesse.

     Un amour de jeunesse est aussi et surtout un film sur le premier amour. Celui qui ronge à s’en laisser mourir. Celui que l’on a laissé partir. Que l’on a pas vu partir. Celui qui traverse le temps, intact. Le choix d’exploiter la vie adolescente insouciante des deux amoureux pendant une bonne partie du film montre à quel point la cinéaste cherche à apprivoiser nos émotions par la durée et non par le bon sentiment. C’est en faisant exister le jeune couple que sa chute apparaît violente et douloureuse, comme elle peut l’être pour Camille. Sullivan est parti en Amérique du sud, presque un an, autant dire une éternité. Ça pourra tenir, par un rapport épistolaire régulier, une impression de voyager à ses côtés en se prostrant devant la carte du continent et en y pointant le trajet quotidien effectué qui chaque jour finit malgré tout par les rapprocher. Ça pourrait repartir, « ça passera vite », lui dit sa maman, puis les lettres s’estompent avant de s’interrompre. Le récit saute alors deux ans. Puis encore trois. Et Lola Créton continue de jouer Camille, à 15 ans comme à 20 puis à 23. Mais ce n’est jamais gênant, d’une part car on a l’impression de la voir grandir sur son visage, l’impression de détecter ce qu’elle a pu vivre et souffrir. C’est ce qu’il y a à l’intérieur qui est important. D’autant plus fort je pense quand il y a les retrouvailles huit ans plus tard – par l’intermédiaire de la mère de Sullivan, par hasard dans le bus, ça rappelle un peu Conte d’hiver. Que les deux acteurs n’aient pas changé rend compte de l’application offerte par la cinéaste à son histoire plutôt qu’à ses apparences. Et c’est beau de se dire que Camille et Sullivan n’ont pas changé, qu’ils on l’impression de revivre ce qu’ils ont vécu fut un temps, mais qu’uniquement ce qu’ils ont construit depuis les empêche de s’aimer comme avant.

     En guise de parenthèse, j’aimerai dire deux mots sur ce que je pense de l’interprétation de l’acteur qui joue Sullivan. Quelque chose ne marche pas bien, en tout cas pas dans la première partie du film (ça ne me dérange plus durant les retrouvailles bizarrement). Mais je ne sais pas si c’est un décalage avec le cinéma de Mia Hansen-Love (faut-il rappeler que les enfants dans son précédent film sont tous remarquables ?) ou simplement avec la palette d’émotion que peut nous offrir Lola Créton, impériale. Après, ça rentre dans le schéma du film. C’est vrai qu’il semble à côté de la plaque, oui c’est vrai, il est déjà en Amérique du sud quelque part, du coup cette sensation d’une interprétation théâtrale ou désincarnée est à mon sens entièrement légitime.

     C’est un film qui m’a fait terriblement mal autant qu’il m’a fait un bien fou. Il m’a ému aux larmes à plusieurs reprises et j’en suis sorti en titubant. C’est tellement agréable de voir une cinéaste filmer si bien de nombreux personnages, de les faire exister comme des entités à part entière sans pour autant les nommer – la mère de Camille par exemple. On nous parle d’un couple mais aussi des autres – celui de Lorenz (qui hormis un baiser volé reste complètement hors-champ) est aussi évoqué. Il y a un regard intelligent et sensible posé sur ces choix qui font changer, ça parle de deuil mais ce n’est jamais plombé, toujours très vivant dans la manière de montrer la reconstruction, dans la manière de filmer quasi systématiquement en extérieur. Et même lorsque le film se laisse aller à une certaine démonstration du temps qui défile, avec après chaque grande ellipse son obsession à vouloir saisir une date, dans un calendrier, un agenda, une lettre pour ne pas trop nous perdre, ou plutôt pour que l’on sache parfaitement le temps écoulé, que l’on sache où en est temporellement la jeune femme, je ne vois finalement plus ça comme un bémol, simplement comme une emprunte qui accentue la douleur. Et j’aime aussi ce que dit le film sur les réminiscences des lieux, l’importance d’un instant parce qu’il en convoque un autre du passé. C’est un mélo sublime sur le premier amour et ce qu’il engendre comme souffrance.

Chloe – Atom Egoyan – 2010

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We were never young.    

   7.0   Etant donné que je n’avais pas trop accroché à Adoration, le précédent film d’Atom Egoyan, je n’attendais rien de celui-là. Alors qu’il a tout de même fait précédemment deux films que j’aime beaucoup que sont De beaux lendemains et Une vérité nue. Chloe, avec Liam Neeson, tellement étiqueté productions Besson dorénavant, et film doté d’un pitch convenu, à savoir l’histoire d’une femme qui engage une prostituée pour piéger son mari qu’elle soupçonne d’adultère. Rien de bien excitant à première vue.

     Mais Egoyan a le chic pour transcender du convenu. Dans un premier temps j’ai eu l’impression de me replonger dans un de ces thriller américains qui se faisaient en nombre dans les années 90, comme La main sur le berceau, Fenêtre sur pacifique, pour ne citer que ceux que j’apprécie. Ces films qui s’appuient sur l’intrusion d’un élément étranger dangereux dans le cercle familial à moitié en crise, ou absolument sans histoire. Avec une sorte de mystère inquiétant façon JF partagerait appartement ou Fautes de preuve, déjà avec Neeson le dernier. Et du même coup je vois tout venir. Je savais au bout de vingt minutes quelle allait être la fin du film. Car je n’ai jamais cru un seul instant à la véracité des entrevues entre Chloe et cet homme, dont elle raconte le déroulement à cette femme, de plus en plus meurtrie, anéantie par la découverte quotidienne de la deuxième vie de son homme qu’elle n’avait jamais imaginée.

     En fait, je me suis rendu compte que je me fichais assez de ce qu’il advenait et adviendrait par l’intermédiaire de cette jeune fille qui disparaîtra d’ailleurs comme elle est apparue, comme si elle n’avait jamais existé ou uniquement pour matérialiser le doute au sein du couple, les inquiétudes face au passé sans douleur qui s’éloigne puis face à cet après qui fait peur. Je trouve que c’est un film d’une grande tristesse. Pas misanthrope, au contraire, le couple étant montré comme vulnérables simplement par les doutes quant à de possibles actes, car ceux-ci restent imaginaires. D’ailleurs c’est l’homme qui est systématiquement accusé ici, alors que c’est la femme qui tombera sous le charme de la demoiselle, dans un profond désespoir lié à cette sensation oubliée d’être regardé et d’exciter comme avant. C’est un film à deux niveaux. C’est donc un film sur les rides, celles qui apparaissent lorsque l’on se confronte quotidiennement au miroir et celles qui inéluctablement agrémentent la vie conjugale, comme destructrices de la fantaisie juvénile et cela même si l’on s’aime toujours énormément. C’est là toute l’intelligence du réalisateur de montrer un couple qui, hormis les doutes encrés dans la tête de cette femme et les quelques accès de drague de son compagnon qu’il utilise uniquement pour jouer, semble irréprochable dans l’échange et ce qu’ils s’offrent l’un et l’autre. Ça devient une prise de conscience. Celle d’une femme qui craint de ne plus attirer son homme sexuellement, crainte alimentée qui plus est par le soupçon que son homme, lui, s’entiche de jeunes femmes.

     Et le deuxième niveau que je trouve tout aussi intéressant il concerne le rôle offert à Amanda Seyfried, dit Chloe. Femme fatale ou vengeresse ? Avec notre bagage cinéphilique on peut imaginer aussi bien l’un que l’autre. Cela pourrait tout aussi bien correspondre à une douleur passée liée par exemple au métier de gynécologue exercé par  la femme, comme il était déclencheur du mystère qui s’apparentait à la venue de Rebecca de Mornay au sein du couple dans le film de Curtis Hanson, cité plus haut. Cela pourrait tout aussi bien être l’histoire d’une jeune femme prête à tout pour détruire le couple afin de prendre la place de la femme dans le foyer. L’idée que Chloe ne poursuive ses mensonges n’a d’aboutissement que l’espoir d’être aimer de cette femme, dont elle est tombée follement amoureuse. Alors oui, elle est prête à tout plutôt qu’à la perdre. La séquence où elle lui fait l’amour par procuration, en faisant l’amour au jeune fils, parce que dit-elle, il y a un peu d’elle en lui, est d’une tristesse démesurée je trouve. Et le film a cette faculté de porter, comme symboliquement, toute son idée, ses plans, ses dialogues sur le sexe ou plutôt la sensualité. Ça parle de la mort, la palpable à la fin, mais surtout celle qui vient, qui approche, que l’on ne peut repousser, et c’est paradoxalement un film hyper sensuel. Et ce paradoxe culmine dans une scène où Julianne Moore écoute les propos de Chloe, qu’elle ne supporte plus d’entendre en même temps qu’ils la font jouir. Autant je m’attendais à tous les ressorts scénaristiques basiques du récits dans sa construction, autant je ne m’attendais pas à ce qu’il soit aussi terrible, puissant et osé dans sa représentation du couple et du rapport à la jouissance.

The silent house (La casa muda) – Gustavo Hernandez – 2011

vmJP9QFVXmtel816RPUqNxoMlh4Concept clinquant.     

   3.5   Film de genre uruguayen qui me faisait de l’œil. Je ne voulais surtout pas rater ce qui laissait présager un Blair Witch project en temps réel. C’est même plus que ça puisqu’il ne s’agit que d’un seul plan! Clairement trafiqué mais là-dessus rien à redire (même si ça fait beaucoup trop tour de force à l’arrivée) ça fonctionne assez bien. Un peu comme La Corde d’Hitchcock, le cut se fait dans le dos ou les portes, on y voit que du feu. A défaut de nous prendre à la gorge et de nous faire s’agripper aux accoudoirs, le film fait flipper un bon moment même si on le sent petit à petit tourner à vide, ou plutôt tourner au déjà-vu. Outre l’ambition formelle, il n’y a rien de nouveau là-dedans. Le sursaut est attendu, le moindre mouvement est anticipé. La lumière est belle en revanche, captant assez bien l’atmosphère de la maison, et puis l’idée du plan-séquence une belle idée puisque l’on ne quittera jamais la jeune fille, donc beaucoup de choses restent hors-champ, dans l’ombre, tout est suggéré par le son. Quant à la fin du film qui se perd dans un déluge explicatif pédophilie/inceste/schizophrénie (que l’on voit bien venir en plus) est assez désolante. Dommage qu’il tente de raconter quelque chose finalement car en tant qu’épreuve uniquement physique il m’aurait suffit : Un Blair Witch en un plan ça faisait rêver. Mais c’est un peu raté.

Hors jeu (Offside) – Jafar Panahi – 2006

Hors jeu (Offside) - Jafar Panahi - 2006 dans * 2006 : Top 10 0749p1

Les réprouvés.   

   9.0   Une fille est dans un bus de supporters qui file tout droit vers le stade Azadi pour la rencontre fatidique Iran-Bahreïn, qui qualifie l’équipe iranienne en cas de victoire ou de match nul, pour la coupe du monde 2006 qui se déroulera en Allemagne. Cette jeune femme se cache, se faisant du mieux qu’elle peut pour se faire passer pour un garçon. Elle n’est pas la seule, on dit que d’autres jeunes font la même chose dans les cars d’à côté, mais se fondent davantage dans la foule, font finalement moins clandestines. Hors-jeu a deux immenses qualités qui le hissent vers des rivages insoupçonnés et bouleversants. D’une part il y a cette sensation de relais très singulière où il ne s’agit pas de simplement suivre cette fille, telle une introspection Dardennienne. Le début du film est pourtant exactement ça, à savoir le voyage dans le bus (où l’on décèle déjà pourtant l’envie du cinéaste à filmer pas tant le trajet angoissant de cette fille mais autour de lui avec une dynamique impressionnante, caméra en perpétuel mouvement) puis la marche vers le stade, l’achat de la place, le passage à la sécurité puis à la fouille. Tout est vécu du point de vue de cette femme, visage baissé, légèrement maquillée par de petits drapeaux sur les joues ou une écharpe de l’équipe. Interdiction de parler sous peine d’être automatiquement repéré.

     Si l’on espère un petit peu de sympathie de ces gardes, présentés comme des sous-fifres du pouvoir mais jamais comme des monstres, ni même avec méchanceté, il n’y aura pourtant, dans cette première partie de film, à savoir jusqu’à la mi-temps, aucune tolérance de leur part. La jeune femme est placée en quarantaine « en attendant le chef de la brigade des mœurs » derrière les gradins du stade, lieu minuscule, aéré, encadré par des barrières de sécurité et quelques gardiens. La majeure partie du film se déroulera ici, dans ce lieu frustrant, reculé, cerné par les murs des gradins d’un côté et une vue sur plongeante sur Téhéran de l’autre. Le bruit de la foule contre celui des voitures. Deux sensations de libertés qui s’opposent à cet enclos improvisé.

     L’idée vient sans qu’on s’y attende : la jeune demoiselle passe au second plan, elle s’efface derrière d’autres, elles-aussi venues clandestinement, elles-aussi punies de stade. Le film glisse alors à plusieurs reprises, montrant davantage des deux femmes avec des caractères beaucoup plus trempées – l’une ayant même tenté de voir le match en présidentielle habillée en militaire – puis en suivant plus tard cette fille que l’on emmène aux toilettes. C’est d’ailleurs lors de cette escapade où la jeune femme passera au travers de l’autorité, aidé par des supporters solidaires, puis se perdra dans la foule, qu’un plan à priori impossible apparaît. Si jusqu’ici nous n’avions aucune image du match en train de se jouer, uniquement des chants, des cris, entièrement hors-champ, le son y étant pour beaucoup ici afin de nous faire croire à ce match d’éliminatoire, il y a dans la course du gardien pour rattraper la jeune femme un plan où on le voit courir sur un gradin, se stopper et nous découvrons le match se jouer derrière lui et les quatre vingt dix milles personnes qui occupent le stade. J’aime l’idée de ce plan qui existe, mais jamais pour en mettre plein à la vue, pour faire performance, il est là mais on ne se pose pas la question, il est là dans le rythme du film, dans la situation, il n’est pas là pour impressionner malgré tout il l’est. Mais la vraie bonne idée du film tient dans sa façon de rapprocher la durée du match avec celle du film, de voir la luminosité baisser au fur et à mesure, avec les lumières de la ville qui font leur apparition au fond, le stade qui s’embrase hors champ d’abord dans une ambiance aride et inquiétante pour finir dans une nuit frémissante pleines de bruits et de lumières. En cela le film n’est pas qu’une simple satire mais surtout un incroyable film de mise en scène.

     Les plus beaux moments du film concernent la seconde mi-temps. L’ouverture du score de l’Iran d’une part, vécue à égalité, femmes comme gardiens. Puisqu’en fin de compte, l’un comme l’autre ne peuvent avoir accès au match. Dans une séquence superbe l’un d’eux commentent ce qu’il voit du match à travers les barreaux d’une sortie qui n’en est pas une. Puis c’est l’instant attendu, tant redouté, l’arrivée du chef de la brigade des mœurs. Le film pourrait changer de ton, basculer dans un état de violence ou dans une psychologie gnangnan, mais pas du tout, il garde cette légèreté et cette dynamique, dans un bus comme au départ, et continue son glissement, cette fois vers un jeune garçon, embarqué pour son comportement et récidiviste. La fin du match est alors vécue en temps réel à l’écoute d’une radio capricieuse, tandis qu’un des gardes s’occupe de l’antenne. En fait, Hors jeu est un film très drôle aussi par le nombre de petites choses supplémentaires et inutiles au message politique du film qui nourrissent le récit. L’antenne en fait partie, comme plus tôt il s’agissait du poster d’un joueur, ou encore un téléphone portable et depuis le tout début avec cet homme qui recherche vainement sa fille. Et le film se termine dans un espèce d’état total, dans un rythme effréné, hyper cocasse, un climat de liesse extrême et une mélancolie qui se lie au message politique très fort. Ainsi, l’Iran remporte sa qualification en temps réel, les gardes eux-mêmes n’ont plus la tête à leur job autoritaire, le jeune garçon du car sort des pétards, on chante, on danse et on apprend au milieu de cela le véritable motif de la présence de cette jeune femme du début – seule d’entre elles qui semble plus détachée de l’ambiance euphorisante – qui rendait hommage à son petit ami, en honorant sa mort lors des émeutes du match Iran-Japon. Mais le cœur est à la fête. Je n’avais jamais vu au cinéma une telle sensation de joie collective aussi bien mise en scène. C’est bouleversant.

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