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The American – Anton Corbijn – 2010

The American - Anton Corbijn - 2010 dans Anton Corbijn slideshow_1001652552_2010_the_american_0201Mister Butterfly.

     7.5   Ce n’est pas un polar sur un tueur à gages à la mode Jason Bourne (trilogie que j’aime bien cependant) on est plus dans le registre de l’homme solitaire et seul, pris dans un espace façon Melville. On pense assez au Samouraï, peu au niveau du récit – avant tout centré ici sur la préretraite d’un tueur – davantage au niveau formel, quand la lenteur épouse le quotidien du personnage. Quand on voyait Delon chercher la bonne clé dans un trousseau qui en comptait des dizaines, et cela, Melville prenait le temps de le filmer, presque en temps réel, ici il est récurrent de voir Clooney s’occuper d’un fusil, effectuer des réglages, l’assembler scrupuleusement pièce par pièce, afin que l’objet soit prêt pour un exécuteur. Avant cela, lorsque sa couverture est grillée, dans le fin fond de la Suède, où il est obligé de se séparer en plus de ses assaillants, de la femme avec qui il prenait congé, parce qu’elle découvrait son identité (ou parce qu’il la pensait inquisitrice de tout ça, possibilité peu probable mais non négligeable) l’Américain, car c’est principalement comme ça qu’il sera appelé ou parfois Jack, parfois Edward aussi, prendra le train pour l’Italie, la région des Abruzzes, pour se faire tout petit et attendre son prochain contrat. Et Anton Corbijn (le génial réalisateur de Control, son premier long métrage, qui succédait à de nombreux clips), avec minutie, filme le quotidien de cet homme. Dans la plus banale illustration : musculation matinale, divers repas, virées chez les prostituées, échanges avec le prêtre du quartier, quelques cafés pris ci et là, que Corbijn accompagne du plus profond silence. C’est un film silencieux, dont certains passages rappellent le cinéma de Léone, cité clairement le temps d’une scène où l’on passe Il était une fois dans l’Ouest dans un bar. Mais aussi dans sa représentation Melvilienne : Rapidement appelé pour un nouveau coup dont il n’en sera pas le finisseur, l’Américain se doit donc de préparer une arme pour une collègue. Tout est précis, minutieux, millimétré, incompréhensible aussi lorsque les deux tueurs échangent un jargon du métier qui nous arrive comme charabia, et surtout ancré dans une unité temporelle de façon à ce que l’on éprouve comme l’Américain. En ce sens The American ressemblerait plus à Policier adjectif, autre film vu cette année, sur le quotidien répétitif, solitaire et en temps réel, qu’à n’importe quel film (américain) sur le même sujet. Ou alors à The limits of control, sorti l’an dernier, plus classique cependant que le Jarmusch qui était solaire, ambiant drôle et très radical. Il y a deux scènes que j’aurai enlevées : une scène de bar, lorsque l’Américain observe l’homme qui le poursuit,  je n’aurai rien enlevé de la scène à proprement parler, je l’aurai simplement épuré en enlevant la chanson Tu vuo’ fa’ l’Americano, d’une part je n’en vois pas l’intérêt, si ce n’est comme clin d’œil second degré qui dénote avec le reste du film. J’aurai supprimé aussi les échanges entre le patron et la tueuse, en gros tout ce qui se passe dans le dos de Clooney, dans les toutes dernières scènes du film. Je préfère nettement quand je n’ai aucune avance sur lui. Finalement, la fin montrera qu’il en savait plus qu’on l’imaginait, mais c’est cette sensation que je trouvais remarquable, puisque de toute façon il ne s’agit que d’un film sur les inquiétudes, l’incapacité à se détacher de son passé. Car The American c’est avant tout un film sur l’homme vieillisant – George Clooney toujours beau (peut-être même encore plus que d’habitude) laisse apparaître un visage souvent fatigué, poil grisonnant, renforcé par les interventions de son patron qui lui dit constamment qu’il se ramollit – et sur le désir impossible de tirer un trait sur des choses du passé. C’est aussi ce que cherche Clara, la prostituée avec laquelle il passé le plus clair de son temps (hors travail) et dont il tombe amoureux. Un homme qui reste et restera éternellement seul, c’est ce qu’il serait condamné à être s’il faisait un autre job. Là, il est condamné à la solitude mais surtout à une inquiétude permanente, incapable de faire entièrement confiance en qui que ce soit, incapable de dormir à poings fermés (Et cette tension est bien rendue, elle est présente tout au long du film). Ce qu’il fait le mieux c’est appréhender le monde, calculer son entourage, et dégainer le plus vite possible dans toutes les situations. En retraite, l’Américain n’est alors plus de ce monde, d’une part car il est inutile, aussi parce qu’il représente un danger. Il ne lui reste plus qu’à éviter de disparaître. Il devient papillon le temps d’un envol (des moments de grâce avec Clara) mais ne pourra résister longtemps à cette transformation éphémère.

Massacre à la tronçonneuse (The Texas Chain Saw Massacre) – Tobe Hooper – 1974

texas_chainsaw_massacre_1_lc_03Une nuit en enfer

     9.5   Comme souvent aujourd’hui ça commence en road-movie, une bande d’amis sillonne les routes avec leur minibus, discutent de signes du zodiaque, de cimetières profanés, de vieux abattoirs, de tout et de rien, et tentent de rejoindre la maison de famille abandonnée de deux d’entre eux, un garçon en chaise roulante et sa sœur, accompagnée. On est dans les grands espaces désertiques texans, à l’ambiance singulière que la chaleur vient alourdir. Ils prendront alors un type en stop. Mauvaise pioche ! Le type est un cinglé, fasciné par les couteaux, il n’hésite pas à se taillader la main devant eux, puis à leur demander s’ils peuvent le déposer chez lui. Voyant le groupe refuser sa demande, il décide de faire une entaille au bras du garçon handicapé puis de se tirer du minibus en y laissant un peu de son sang sur les portières. Plus tard, le groupe enfin à destination, s’éparpillera en forêt de façon à trouver de l’essence, un point d’eau ou simplement à passer du bon temps. Lorsque l’un d’eux, un peu trop curieux, fait irruption chez un autochtone, dans une maison d’apparence abandonnée, il tombe nez à nez avec un fou masqué, une masse dans une main, une tronçonneuse dans l’autre, qui le massacre sans pitié. C’est le début du carnage.

     Là où Massacre à la tronçonneuse m’a surpris c’est dans ce parti pris de faire un survival avec seulement cinq victimes – le film dit se baser sur une histoire vraie, juste pour en jeter d’entrée. Je m’attendais à quelque chose de beaucoup plus large, avec un tueur en ville, façon Halloween. Il y a donc ces cinq citoyens américains auxquels on ajoute cette espèce d’auto-stoppeur fou qui se révèle être le frère de LeatherFace, l’homme à la tronçonneuse. Puis il y a aussi un autre homme, celui de la station essence (sans essence) au début du film, qui semble aussi être l’un des frères. On fera aussi la connaissance du grand-père, limite zombie. Si quatre personnages sont très vite massacrés – j’étais choqué par la brièveté des exécutions – une fille résiste et c’est avec elle que le film devient survival génial, entre course effrénée dans les bois et scènes de tortures délirantes. Déjà en tant qu’horreur pure on n’avait en effet pas fait mieux. Rappelons que l’on est en 1974. La dernière demi-heure du film est un truc de malade ! Mais surtout, Massacre à la tronçonneuse a un atout des plus dément : c’est son ambiance sonore, souvent abstraite, des sons stridents sortis de nulle part, des crissements, des cris, des grognements. On n’est pas loin d’un trip psychédélique à la fin dans la maison, avec ces couleurs vives, l’œil puis les lèvres de la jeune femme qui n’en finit plus de crier, les hôtes complètement barjes, qui n’en finissent plus de se marrer. C’est hyper malsain. Le film se termine sans épilogue, rien, dans l’action, une fille qui rit, le visage maculé de sang, un homme qui crie, comme un enfant qu’on prive de son jouet, tronçonneuse levée vers le ciel jaunâtre d’une aube salvatrice excepté pour lui.

Rosetta – Luc & Jean-Pierre Dardenne – 1999

Rosetta - Luc & Jean-Pierre Dardenne - 1999 dans Luc & Jean-Pierre Dardenne rosetta_2La vie moderne.    

   7.0   Il y a quelque chose d’accablant, à première vue, dans ce film des frères Dardenne, on croirait la pauvre Rosetta tout droit sortie d’un film de Lars VonTrier. En fait le miracle naît de cette rencontre avec ce garçon, vendeur de gaufres.

     Rosetta rêve d’avoir un travail normal et à chaque fois qu’elle en tient un, il lui échappe, pas parce qu’elle fait mal son travail mais parce qu’on n’a plus besoin d’elle. Ainsi le film démarre sur les chapeaux de roues, Rosetta marchant pas décidé dans les couloirs d’une usine avant une altercation avec son supérieur qui lui dira simplement que sa période d’essai est terminée. Plus tard c’est dans la boulangerie de cet homme que le problème se réitèrera. Rosetta lorgne alors sur ce garçon, sensiblement du même âge qu’elle. Elle aimerait tellement être à sa place. Pourtant le garçon semble être amoureux. Le temps d’un repas il se passera un truc très fort qui permet au film de prendre un autre chemin, de toucher à une grâce inespérée. Une simple danse voire un simple silence. Rosetta qui ne savait pas aimer est perturbée, elle ne connaît pas ce sentiment. Plus tard elle dénoncera le garçon qui s’était confié à elle, lui montrant qu’il emportait et vendait quelques gaufres à son compte. Rosetta enfile alors le tablier à sa place. Sincèrement, s’il n’y avait pas eu cette scène à deux, complètement détachée du reste, parce que lumineuse, presque improbable, la suite m’aurait probablement révulsé. Ça aurait sans doute été de trop. Probablement ce que j’ai ressenti dans leur dernier, Le silence de Lorna, qui je trouve, ne touche à rien de fabuleux, de divin comme dans leurs autres films.

     Les frères Dardenne ne lâchent jamais leur personnage féminin, pas une seule seconde. Par immersion totale, on suit les périples de la jeune fille confrontée à la dureté de la vie active. Et Rosetta a beau être jeune et forte, pleine de ressources et d’abnégation, en fin de film elle tombera – la trop lourde bouteille de gaz a raison d’elle. C’est ce garçon, pourtant trahi, mais finalement amoureux par-dessus tout qui la relèvera. Fin magnifique, comme très souvent chez les cinéastes belges.

Cindy, the doll is mine – Bertrand Bonello – 2005

Cindy, the doll is mine - Bertrand Bonello - 2005 dans Bertrand Bonello 18438304

Rear screen projections. 

   7.5   Réflexion sur la création artistique et son pouvoir émotionnel, sur le créateur et son modèle. Film d’une quinzaine de minutes intégralement en champ/contre-champ. Asia Argento est une photographe brune, cheveux courts, qui paraît rechercher une émotion imprécise. Asia Argento est aussi son modèle, longue chevelure blonde, au style emprunté aux années 50. D’un côté une fille qui donne des directives, cherche des postures, un cadre, un regard, d’un autre une fille qui obéit à ses directives. C’est la matière même du photographiant face au photographié. Puis il faudra que le modèle pleure, de façon à maculer ses joues de mascaras. Les larmes ne couleront pas, il faudra l’aide d’une ambiance musicale. A travers le modèle désormais en larmes, le créateur se met lui aussi à pleurer. Comme s’il avait projeté ses propres émotions dans ce corps miroir. N’est-ce pas une sorte de fondement de la direction d’acteur ? Sauf qu’ici nous le voyons faire, à travers deux visages qui semblent bientôt n’en faire qu’un seul. Cindy ce pourrait être le nom de cette fille, si le film ne s’inspirait pas ouvertement du travail de Cindy Sherman, la photographe. The doll is mine c’est le nom de la chanson, interprétée par Blonde Redhead, qui fera naître les larmes. Il y a quelque chose de somptueux dans cette représentation théorique : C’est que justement elle vit, nous procure des sensations, et simplement en montrant deux visages, ou du moins le visage d’une femme photographe et la projection de son idée. Le fait de prendre la même actrice pour incarner ce double rôle est quelque chose de miraculeux. C’est l’avènement du créateur et de ses modèles (et non ses acteurs) au sens où l’entendait Bresson.

      Mais ce n’est pas un film qui s’explique, je ne pense pas. Il faut simplement se laisser guider par ses émotions, il n’y a que ça de vrai. Par le silence. Par la musique. Par des mots. Des larmes. Des choses. Par choses j’entends tout ce qui accompagne cette image épurée. Il ne faut pas oublier que l’on est en décor unique durant tout le film, un appartement pour une séance photo, d’une grande complexité dans sa simplicité, un peu comme celui du photographe dans Blow up. Et il y a ces objets qui accompagnent cette séance photo, les poupées dans un premier temps, qui apparaissent dans le premier plan, des poupées plutôt laides, imbriquées les unes dans les autres, comme mortes, c’est déjà quelque chose de terrifiant. La poupée reviendra plus tard dans les bras de la blonde, faisant mine de l’allaiter. L’image est plus douce, plus lumineuse, pourtant c’est à cet instant que la brune demande à son modèle de pleurer, comme si une forme de douleur la rattrapait au galop, à l’image de l’utilisation musicale qui s’ensuit. C’est la violence de la création artistique qui est montrée. Une souffrance muette. Quand la blonde aura réussi à pleurer, elle réussira par la même occasion à faire pleurer la brune. Le faux ou la copie fera pleurer le vrai ou l’original. Ou l’inverse. C’est assez magnifique. Mais le plus beau c’est que l’on peut se raconter sa propre histoire. Libre à nous d’interpréter ce besoin des larmes, ce modèle à la vertical puis très vite mis à l’horizontal, la présence du téléphone, ce curieux bandage autour de son poignet, la tenue vestimentaire, le choix de la couleur des cheveux. Tout est à la fois dans le film et hors du film. Voilà, ça dure à peine quinze minutes et c’est un truc hyper fort, qui semble un peu dialoguer avec The brown bunny. Si Vincent Gallo n’est pas là je ne suis pourtant pas près d’oublier ce regard si rempli de tristesse, si affecté de la belle et double Asia.

Biutiful – Alejandro Gonzalez Iñarritu – 2010

Biutiful - Alejandro Gonzalez Iñarritu - 2010 dans Alejandro Gonzalez Inarritu Biutiful2

Ugly.    

   1.5   Je me suis rendu compte de quelque chose durant la projection : Le cinéma d’Inarritu, lorsqu’il n’a plus Arriaga à ses côtés ni son monteur fou, n’a plus grand intérêt. J’ai beaucoup aimé 21 grammes, et je pense que je l’aimerai toujours aujourd’hui. Dans ce montage déstructuré tout me plaisait, les émotions se décuplaient et même si je le voyais davantage comme un exercice de style cette histoire d’accident et ses répercussions sur trois personnages me prenait vraiment aux tripes. Amores perros, précédemment, était un film brillant mais antipathique. Babel était déjà sur la corde raide. Biutiful est un film absolument insupportable. Déjà par son titre. Puis par sa croyance suffisante en son cinéma, comme si le cinéaste se sentait maintenant intouchable, qu’il pouvait se saisir de n’importe quel mélo, le transformer à tout va, lui insuffler des éléments nouveaux (un petit côté fantastique, mais qui finalement ne l’est pas, avec Inarritu il faut que tout paraisse vrai) et même y injecter des acteurs. 21 grammes était déjà un film d’acteurs, le cinéaste croyait en leurs interactions, il avait raison. Conscient de son talent, Inarritu s’est dit qu’il n’avait plus besoin de tout ça, que Javier Bardem, l’acteur du moment, allait suffire. Acteur américain, mais espagnol. Et hop, Inarritu, comme pour se détacher de tous ces gros benêts amerloques tourne désormais en Espagne, après avoir tourné aux quatre coins du monde avec Babel. Son film n’est que boursouflures. Comme le dernier Vinterberg. Sauf que ce dernier touchait un peu, il y avait comme une sobriété Loachienne dedans. Et pour en arriver à parler de sobriété Loachienne c’est dire à quel point ce Biutiful est hautement insupportable. Je voulais sortir plusieurs fois, mais j’étais curieux, aussi parce que je n’ai jamais rien eu contre le cinéaste mexicain. Mais là, cette prétention, cette suffisance m’ont sauté aux yeux, et dès le début du film. A l’époque de Babel je me souviens encore d’une salle très peu remplie, un cinéma qui n’avait pas encore trouvé son public. Je suis rentré cette fois-ci dans une salle archi comble, pour voir un mélo insignifiant de presque 2h30. Inarritu a donc touché son public, mission accomplie, il en fera encore dix des films comme celui-ci. Reste une certaine maîtrise de mise en scène, notamment lors d’une scène en boite de nuit ou encore quelques envolées vers le ciel de Barcelone mais globalement ce cinéma là n’est plus pour moi. Ce cinéma envahit par des notes de musiques (toujours la même depuis Amores perros) qui sonnent comme des coups de boutoirs. Ce cinéma qui ne laisse aucune lumière y transparaître. Ce cinéma qui se plaît à voir souffrir et pleurer ses personnages. Nombreux sont ceux qui parlent dans la presse de l’abandon du cinéma puzzle pour Inarritu. Mais finalement il fuit encore la linéarité et comme pour s’auto parodier, son début et sa fin sont les mêmes, prises sous un angle différent. Inarritu n’aura donc jamais la décence de faire simple.

Beau travail – Claire Denis – 2000

Beau travail - Claire Denis - 2000 dans * 100 beau-travail

Le petit soldat.    

   10.0   Chez lui, à Marseille, un homme se souvient du temps passé en tant qu’adjudant dans la légion étrangère à Djibouti, de ce quotidien si bien huilé, ordonné avant qu’un élément vienne perturber la machine.

     C’est un peloton de la légion perdu en plein désert africain, comme abandonné. Une vingtaine de jeunes recrues partage leur temps entre l’entraînement sportif, les simulations de combat, la lessive, le repassage, la cuisine, la garde et quelques sorties dans les bars de la ville. La routine, dira l’adjudant. Mais nous voyons tout cela comme porté par un envoûtement permanent, le film commence sur une très belle séquence dansante, puis se poursuit par les ballets de corps de légionnaires dans le climat aride et ce sable qui voltige en permanence rendant l’expérience limite cosmique. C’est comme un doux voyage, alors que ce pourrait être extrêmement violent.

     La preuve durant certaines scènes d’entraînement où la cinéaste filment les corps dans les obstacles, qui sautent, rampent, s’agrippent, mais nous ne voyons rien de ces parcours, les plans sont fixes, chaque légionnaire passe alors sous nos yeux, on dirait vraiment un ballet de gymnastes. Les dialogues sont déjà très rares, dans ce genre de séquence aérienne ils n’existent plus, tout passe par l’expression corporelle. Dans une scène similaire on découvre le camp encerclé par le sable à perte de vue, depuis un bateau qui traverserait le fleuve, pendant que chaque homme s’adonne à l’une de leurs responsabilités quotidiennes.

     Il y a aussi la voix de l’adjudant Galoup dans Beau travail, parcimonieuse, si discrète, sous forme de voix-off. Elle accompagne certaines images, parfois elle ne concerne pas ce que l’on voit. Cette voix ce sont comme des pensées, réfléchies, une recherche dans la mémoire, avec beaucoup de recul sur ce passé. L’ex-adjudant semble dire qu’il vivait durant cette période de sa vie, qu’il a perdu ce goût là aujourd’hui. La légion c’était sa vie, ce qui faisait son personnage. C’était un jeu aussi. Un perpétuel concours d’admiration réciproque avec son commandant, un respect mutuel éternel avec sa légion. C’est l’histoire d’un homme perdu, qui a donné toute sa vie à une situation qui lui a échappé, à un schéma de vie qu’il vivait comme s’il rêvait. Sur la forme, étant donné que l’on est véhiculé par les souvenirs d’un homme, il y a parfois des discontinuités, des déstructurations, comme des éléments racontés comme ils viennent, à la volée. Du coup, dès la première séquence de danse, on peut sentir un premier affrontement du regard entre l’adjudant et son légionnaire.

     Car c’est aussi une affaire de jalousie. C’est une nouvelle recrue, Gilles Sentain, qui devient la cause de sa perte. Cette admiration générale centrée sur ce garçon, légionnaire parfait, héroïque à ses heures, toujours disponible. Galoup souffrira beaucoup de cette nouvelle grande présence qui lui fait de l’ombre, principalement auprès du commandant, dont il ne voit là qu’infidélité. Il y a quelque chose d’Apocalypse now là-dedans. Rappelons que le film de Coppola n’est qu’illusion et désillusion sur la fascination d’un homme pour un autre, d’un homme pour une figure emblématique. Le rôle du colonel Kurtz pourrait alors avoir échoué au commandant dans Beau travail, jusque dans leur aspect physique, tellement proche. Et puis il y a un travail similaire sur l’apprivoisement des corps dans un lieu singulier (le long d’un fleuve pour l’un, le désert pour l’autre) et source de folies, de sentiments à leur paroxysme renforcés par l’étrangeté des lieux.

     Dans cette façon de travailler les corps, de les rendre si magnétiques (à l’image de cette séquence musicale où les recrues doivent effectuer une accolade intense musculairement) il y a comme une poussée maximale de l’admiration de l’autre qui amènerait ici à des pulsions homosexuelles refoulées, et symboliserait ce triangle Commandant/Adjudant/Légionnaire comme un amour impossible. Je crois qu’il n’est pas exclu d’y avoir songé, tant les sentiments sont justement décuplés par l’isolation du lieu et par l’entière proximité jour et nuit entre chacun de ces hommes, abandonné dans une immensité dans leur état primitif. Claire Denis filme l’éclosion d’un amour et tout ce que cela engendre, dans la plus pudique de sa représentation.

Trouble every day – Claire Denis – 2001

trouble-every-day_vincent-galloLes prédateurs.

   8.5   Comment parler de la pulsion cannibale par le plaisir sexuel sans jamais en évoquer le nom, sans même jamais vraiment parler de maladie ? Les deux personnages que sont Coré (Béatrice Dalle) et Shane (Vincent Gallo) éprouvent ce même désir pour des relations plus que violentes, puisqu’elles se terminent systématiquement par la mort de leur vis-à-vis. Enfin, cela est vrai pour Coré, que l’on voit littéralement enragée pendant tout le film, uniquement protégée par son mari (Alex Descas) médecin, j’y reviens. Tandis que Shane intériorise tout, il est en voyage de noces avec sa petite amie mais il est en bataille permanente avec ses pulsions qu’il sait dévastatrices. On vit le mal être de cet homme au quotidien et s’il semble plutôt inoffensif avec sa femme dans un premier temps, on verra plus tard des marques de morsure dentaire sur son corps, et même nous verrons un acte sexuel incroyablement triste, avec une femme impuissante devant les sensations quasi incontrôlables qu’est en train de vivre son mari, condamné à jouir dans les toilettes pour éviter le massacre. Il y a d’un côté l’histoire d’une fille sans scrupules, qui déguste au sens propre des proies humaines, aidée par son homme qui passe derrière, cache les corps et la nettoie, qui ne trouve aucun remède, dans une société qui se ferme littéralement à ses angoisses, à ses appels au secours. Il y a d’un autre côté l’histoire d’un homme qui tente de lutter contre ça, qui s’acharne à trouver des solutions pour palier à ses désirs inavouables. Il ira jusqu’à tuer cette sorte de mère spirituelle dans une scène déchirante. Plus tard, peut-être se croyant guéri de ses maux, il s’apprête à séduire une jolie femme de chambre, avec qui les regards se faisaient chaque fois plus intense depuis son arrivée sur Paris, mais lui fait l’amour à sa manière, la tue en lui dévorant le sexe. Scène quasi insoutenable.

     Je raconte l’histoire comme si elle était si simple, si lisible, mais c’est oublier de dire combien la mise en scène de Claire Denis, toujours très aérienne et charnelle, contourne toutes les facilités et nous raconte des tourments intérieurs plus que des violences sexuelles. C’est bien simple, Claire Denis déréalise tellement les attributs dramatiques autour de ses personnages victimes éphémères qu’elle se concentre sur le mal-être de ses bourreaux. Même les deux personnages qui côtoient nos deux malades n’ont pas réellement d’épaisseur, ça peut gêner. Il y a donc Dalle et Gallo. Ils sont magnifiques. Et la cinéaste arrive à trouver des trucs sensationnels en filmant leurs corps, leurs regards. On est constamment sous pression, dans une attente inconnue. Quand on pense que la jeune femme va surmonter ses pulsions carnassières en séduisant un petit jeune (Nicolas Duvauchelle) de manière très belle, très érotique, très calme, c’est finalement un carnage absolu, à en peindre les murs avec des boyaux. Quand on croit au retour du désir habituel, au sens non cannibale de l’homme, la machine se vrille et casse nos espoirs. Cette maladie si étrange est alors vécue comme une maladie incurable, uniquement battue par le mort elle-même. C’est d’une infinie tristesse.

     L’anthropophagie sexuelle me rappelle les figures habituelles du mythe vampirique. Coré et Shane apparaissent ainsi ou du moins à quelque chose qui ressemblerait à la figure du vampire. Dans leur façon de se déplacer, c’est la caméra de Claire Denis qui guide leur mouvement, on ne sait plus s’ils gravitent dans Paris de façon humaine ou non. Dans la séquence au tout début ou Coré dévore une de ses proies, elle nous apparaît sûr d’elle, invulnérable, complètement animale. Et la séquence se déroule de nuit. L’obscurité sera un motif récurrent puisque à chaque acte sexuel montré où l’un finit par être dévoré, cela se déroule de nuit si l’on est en milieu naturel, ou dans la pénombre si nous sommes en lieu clôt. On peut terminer cette analogie avec la figure du vampire en évoquant la mort de Coré : Shane l’étouffe et la laisse périr dans les flammes dans lesquelles son corps s’embrasera. La scène est déchirante.

     Récemment, un film est sorti sur la comtesse Bathory, un film de Julie Delpy. On y découvrait le désir d’une femme de dévorer le sang de ses servantes qui pensait-elle, devait lui rendre sa fertilité, sa jeunesse. C’est un très beau film sur la peur de la mort. Le sang est une dominante dans les films de genre, on en voit à outrance chez Roméro par exemple, et ces zombies qui se nourrissent du sang des humains. Rarement dans un film nous n’avions cette sensation nouvelle qui traverse le film de Claire Denis, que l’être humain aime la chair, aime le sang, mais que c’est la société et ses mœurs qui l’empêchent d’accomplir certaines envies. Lors d’un rapport sexuel, si l’on se plait à mordiller, fouiner, palper, caresser, embrasser, lécher c’est aussi par pur plaisir charnel au sens moral, parce que l’on s’est toujours arrêté avant la blessure. Coré n’a plus cette limite morale. Durant la séquence la plus éprouvante du film, elle est séduite par un jeune venue la délivrer de sa chambre transformée provisoirement en prison par son mari pour qu’elle ne réitère pas ces pulsions, puis pendant qu’ils font l’amour, elle le dévore dans le cou, puis le visage, elle ne mordille plus mais plante ses crocs. Puis elle jouit de ce plaisir là : lécher les plaies (On pense à Cronenberg), y enfoncer ses doigts, se frotter de tout son corps contre son jouet ou sa proie, tel un vrai prédateur animal.

Captifs – Yann Gozlan – 2010

captifs2     6.0   Au-delà du simple survival de séquestration il y a tout de même tout un truc intéressant sur les sens. Le cinéaste doit avoir une obsession pour les yeux, comment s’en sortir sans ? Comment s’en sortir qu’avec ? Cette image d’enfance qui traverse la mémoire de la jeune femme est principalement accompagnée par des aboiements de chien. Lorsque l’un des ravisseurs prend le pou du blessé, on entend seulement ce qu’il entend, donc son cœur. A la toute fin du film, le même schéma se reproduit avec la jeune femme en évasion qui évitant une mine se retrouve quasi-sourde pendant quelques minutes durant lesquelles le spectateur comme elle n’entend rien non plus. Il y a donc quelque chose qui chercherait à saisir ce genre d’état extrême, quelque chose d’organique aussi, il y a à de nombreuses reprises une obsession pour les organes du corps. Rien n’est dit par rapport à un quelconque trafic d’organes, mais tout passe sous nos yeux, à l’image de ce corps vidés que l’on accompagne de deux glacières. Comme souvent dans ce genre de films il y a un traumatisme d’enfance qui refait surface. Gozlan choisit de commencer Captifs par ce traumatisme, à savoir une partie de cache-cache tragique. Une jeune fille compte d’un côté, l’autre court se cacher. La première la cherche mais la découvre inerte gisant dans une marre de sang après avoir été mortellement mordu par un chien. Les aboiements de la bête mélangés au silence de son amie d’enfance c’est cela qui hante aujourd’hui – vingt ans plus tard – la mémoire de Zoé Félix, désormais infirmière dans l’humanitaire. Elle se raccroche à une image de liesse, le visage de son amie capté par les rayons du soleil. C’est aussi comme cela que le film se terminera, bien ou non on n’en sait trop rien. Pour le reste rien de bien nouveau, mais justement tous les ingrédients sont là. On est copieusement servi. Je dirais même que l’on est bizarrement servi. Habituellement ce genre de film retombe dès l’instant qu’il change de cap (transfiguration du personnage) alors qu’ici c’est tout le contraire : il devient meilleur. Et il suffirait de simplement parler de mise en scène. Plus sobre, plus épurée. J’y allais en espérant rien du tout, et ça m’a bien tenu tout du long.

La proposition (The proposal) – Anne Fletcher – 2009

19126747.jpg-r_640_600-b_1_D6D6D6-f_jpg-q_x-xxyxxNe pas partir.  

   5.5   Une femme sans âme, éditrice en chef d’une grande société, improvise une idée de mariage avec son assistant qui la déteste, elle et sa méchanceté et son indifférence incessantes, afin de se sauver d’une situation qui lui ferait et perdre sa place et se voir raccompagner au Canada, son pays d’origine.

     On navigue entre situations cocasses hilarantes (Margaret prétextant un mariage imminent avec son assistant – à côté d’elle les yeux ahuris – afin qu’elle évite l’expulsion ou encore un chassé/croisé entièrement nus plutôt jouissif), dialogues à deux savoureux (les attaques à répétition dont on gardera principalement en mémoire l’explication de leur rencontre) et moments beaucoup plus tendres (quand ils doivent apprendre à se connaître l’un et l’autre pour surmonter le questionnaire qui, s’il coïncide bien entendu, empêcherait la jeune femme de plier bagages). C’est avec un grand plaisir que l’on peut assister aux jeux réussis de Sandra Bullock, entre boss démoniaque sans émotion, femme de la ville coincée qui trimballe des sacs Vuitton sur les ports de l’Alaska, puis en femme meurtrie, au passé qui laisse des traces, pour qui c’est tout nouveau de réapprendre à vivre en famille. A celui aussi de Ryan Reynolds, en assistant bonne poire, regard paumé, un peu à côté de la plaque, un peu arriviste, qui se révèle très drôle dans l’intimité, très joueur et finalement assez beau en amoureux surpris.

     C’est fait avec une simplicité, une finesse, une pudeur qui rappelle ces comédies américaines des années 50/60. On y parle d’immigration, d’expulsion, l’Amérique en prend pour son grade, mais on reste tout de même dans un cadre principalement comique. Il y a un rythme incroyable, le film ne fléchit absolument jamais. Après certains diront que c’est un film prévisible, bien sûr qu’il l’est, puisqu’il a cinquante ans de retard. Car franchement on croirait une comédie avec Doris Day et Rock Hudson. Et j’en n’espérais pas tant.

Un homme qui crie – Mahamat-Saleh Haroun – 2010

Un homme qui crie - Mahamat-Saleh Haroun - 2010 dans Mahamat-Saleh Haroun 484596_un-homme-qui-crie-de-mahamat-saleh-haroun

     1.5   C’est tout de même l’histoire d’un homme qui trahit son fils, par simple peur d’être relégué au rang de vieux, simple peur de perdre, en l’envoyant au front en réponse à la demande d’effort de guerre. C’est quelque chose d’indicible, qui le tiraille et lui commande de faire ce geste courageux, que l’on voit comme une lâcheté, parce qu’il est réalisé après que le fiston ait pris la place de son père, en tant que maître-nageur pendant que ce dernier sera dorénavant garde-barrière. Sur le fond le film pourrait dire des choses très fortes sur l’esprit compétitif (rappelons que le personnage en question est un ancien champion de natation) et la recherche de rédemption. Mais il utilise tout cela de façon si lourde, si insupportable que le film est un véritable calvaire. A commencer par l’utilisation symbolique : la première séquence par exemple voit le père et son fils se défier en apnée. Le fils gagne, ça semble être la première fois, il exulte. Avec le recul du film, c’est d’une lourdeur. Et puis que dire de ce nombre incroyable de plans visages uniquement à dessein de voir des yeux embués, des larmes en couler. C’est affreux. Et puis le cinéaste ne filme absolument rien de son pays. Tout est fade, jusque dans l’utilisation des couleurs. Et quand il a la bonne idée d’étirer les plans, rien, on ne voit rien, les personnages n’existent plus, ils surjouent, à l’image de ce plan fixe et hyper cadré d’une famille en plein repas à l’ambiance pas très joviale. Juste mauvais. C’est un film qui recherche une certaine pitié, qui voudrait que l’on s’apitoie sur le sort de cet homme. En guise d’exemple : la scène où l’on voit la première fois Adam satisfaire les clients qui klaxonnent en leur ouvrant la barrière, chacun leur tour, pour entrer, pour sortir. Il y a comme un va-et-vient incessant qui a vocation comique, quelque chose de Tati dans ce plan fixe répétitif. Mais c’est froid, sans saveur, ça ne demande qu’à être plaint. Et c’est ça tout le temps, jusque dans la scène de fin.

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silencio


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